Il est intéressant d’observer que le constat de l’impasse du modèle économique actuel est partagé par la plupart des acteurs de notre société. Tant les ONG que les institutions européennes ont conscience de la dangereuse trajectoire sur laquelle notre humanité se trouve. Mais c’est au niveau des solutions à apporter que les trajectoires divergent : chacun de ces acteurs semble avoir une interprétation différente de la « transition écologique ».
Des contradictions flagrantes apparaissent entre les engagements des responsables politiques et les projections de consommation de ressources naturelles. Dans sa feuille de route pour « une Europe efficace dans l’utilisation des ressources » (2011), l’UE fait déjà état de la nécessité de changement : « Si nous continuons à utiliser les ressources au rythme actuel, il nous faudra, au total, l’équivalent de plus de deux planètes pour subvenir à nos besoins d’ici à 2050, et nombreux sont ceux qui ne réaliseront pas leurs aspirations à une meilleure qualité de vie ». Elle insiste sur la nécessité de multiplier « la productivité des ressources d’ici à 2050 [1]La productivité des ressources permet de décrire l’efficacité avec laquelle une économie transforme les ressources naturelles en produits utiles ou en richesses et les impacts environnementaux … Continue reading » et prend une série d’engagements pour 2020. Parmi ceux-ci, l’UE souhaite permettre aux consommateurs de choisir des produits économes en ressources pour inciter les entreprises à s’engager dans cette voie, transformer les déchets en ressources, supprimer les subventions dommageables à l’environnement, etc. En 2015, dans son plan d’action pour l’économie circulaire, la Commission européenne annonce des mesures liées à la réparabilité, la durabilité et la recyclabilité des objets. Pareil en 2020 dans son nouveau plan d’action pour l’économie circulaire, pilier du Green Deal.
Mais 10 ans après la publication de cette feuille de route, avons-nous vraiment avancé ? Quel bilan pouvons-nous faire ? Pouvons-nous observer, ne serait-ce que comme citoyen/consommateur les résultats concrets de ces engagements ? L’UE peut-elle démontrer des réductions conséquentes d’utilisation de matières premières ? Malheureusement, non. Si des changements ont eu lieu, ils ne sont pas à la mesure des enjeux. Les incohérences persistent.
Cela s’explique en partie par notre modèle technologique, incompatible avec une logique d’économie circulaire. Celui-ci a suivi le chemin de la complexification et de la miniaturisation. Nos technologies consomment plus de ressources naturelles différentes (métaux) dans des dimensions plus petites et donc pratiquement irrécupérables. Et elles se répandent de plus en plus avec un rythme de renouvellement croissant (objets connectés, etc.) en raison de l’obsolescence prématurée [2]La notion d’obsolescence programmée dénonce un stratagème par lequel un bien verrait sa durée normative sciemment réduite dès sa conception, limitant ainsi sa durée d’usage pour des … Continue reading .
Prenons pour exemple le smartphone, symbole de l’ère 2.0 : il est composé d’environ 45 minerais différents (or, argent, cobalt, tantale, lithium, etc.) et un belge en change tous les 18 mois en moyenne. Les déchets d’équipements électriques et électroniques sont ceux qui connaissent la plus grande croissance. Et l’électronique prend toujours plus de place, partout, toujours plus connecté. Tant que les technologies resteront comme telles, des objectifs d’économie circulaire resteront hors de portée. Alors, à quand une réelle politique cohérente ? Il nous semble essentiel que l’objectif de réduction de la production et de la consommation guide les futures décisions. Le maître mot doit être celui de la sobriété.
Étant donné les chiffres évoqués plus haut et les contradictions qu’ils renferment, nous pensons que le paradigme qui devrait guider les choix politiques est celui de la sobriété. Nous ne prétendons pas inventer quoi que ce soit en utilisant ce terme. Par sobriété, nous entendons la réduction de nos besoins, autrement dit, vivre mieux avec moins. Cela sous-entend une révision de nos modes de production et de l’énergie qui les alimente ainsi que de nos modes de consommation, dans le but de diminuer la pression sur les ressources primaires. « Pour Serge Latouche, la sobriété réévalue les usages et les besoins, les imaginaires, les modes de vie, la culture, les formes d’organisation collectives et individuelles ; elle invoque un niveau « méta », systémique, sur le plan des besoins, consistant à se demander si nous avons réellement besoin de ce que nous pensions avoir besoin » [3]FLIPO F., L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie », France, 2020, p. 35..
Nous associons l’objectif de sobriété à la démarche des « Low Tech ». Cette démarche peut s’illustrer sous forme d’un questionnement en trois étapes : Pourquoi produit-on ? Que produit-on ? Comment le produit-on ? Ce cadre pourrait permettre à nos décideur.euses politiques d’arbitrer des décisions en vue d’une société soutenable aux niveaux social et environnemental.
Pourquoi produit-on ?
Il s’agit de se questionner sur nos vrais besoins. La plupart des biens que nous consommons ne répondent pas à des besoins réels. Bien souvent, ces achats sont liés à l’image sociale qu’ils renvoient, sous l’effet de la publicité. Un changement des mentalités nous apparaît donc indispensable pour sortir de la société de surconsommation dans laquelle nous nous trouvons. Olivier de Schutter explique que “Plus égalitaire est une société, moins chacun de ses individus se sent contraint à participer à la quête infinie du statut par la consommation [4]DESCHUTTER O., Contraction et double convergence. Vers des stratégies pluriannuelles de développement durable, pp. 19 et 20, in Autour de Tim Jackson, inventer la prospérité sans croissance. … Continue reading”. Le discours doit donc changer à tous les niveaux et s’articuler avec une meilleure redistribution des revenus [5]Voir plus loin dans l’étude de Justice et Paix « Une planète à bout de souffle. Réduire, imaginer, agir. », 2017, p. 37..
Par quelles mesures concrètes cela pourrait-il passer ?
- Réfléchir à l’impact de la publicité en refusant les publicités incitant à la sur-consommation et coupables de greenwashing. Mettre en place des campagnes sensibilisant à l’impact des produits, à la réparation, etc.
- Réduire les dépenses énergétiques non essentielles en supprimant par exemple les écrans publicitaires, vitrines allumées, etc. dans le même esprit que la suppression des plastiques à usage unique. Réfléchir aux « absurdités écologiques ».
- Mettre en place un système de veille citoyenne sur la question des nouvelles technologies (exemple : 5G et autres), en instaurant un système de consultation citoyenne.
- Exiger des producteurs des informations quant à l’impact social et environnemental de leurs produits.
- Améliorer la transparence des responsables politiques vis-à-vis des enjeux écologiques actuels via une meilleure communication.
- Intégrer aux marchés publics et aux aides aux entreprises des critères socio-environnementaux.
- Utiliser le modèle de l’économie du doonut pour arbitrer les décisions politiques afin d’y intégrer des critères sociaux et environnementaux.
Que produit-on ?
Il s’agit d’augmenter la durée de vie de nos produits. Et pour cela, réviser le cahier des charges est essentiel. Aux critères de miniaturisation, performance et esthétique, on opposera ceux de la simplicité, de la robustesse, de la modularité, de la réparabilité, de la recyclabilité, en bref, de la durabilité. Les objets de demain doivent répondre à ces critères, en utilisant le moins d’énergie possible, le moins de ressources non renouvelables et le moins d’électronique.
Par quelles mesures concrètes cela pourrait-il passer ?
- Durabilité : mettre en place un indice de durabilité sur les objets comprenant des informations sur la présence de métaux critiques, la provenance des matériaux, l’ampleur de la chaîne de production, le taux de matières premières recyclées, la réparabilité, la durée de vie, etc. Etendre la durée de la garantie des objets.
- Éco-conception : aller vers plus de standardisation et de simplicité permettant un recyclage plus aisé, réduire le nombre de composants, penser recyclage dès la conception, intégrer un taux de matières recyclées minimal, etc.
- Droit de réparation : Promouvoir la réparation et augmenter son accessibilité, adapter la fiscalité de la réparation, rendre les pièces de rechange disponibles pendant plus longtemps, etc.
- Meilleure gestion des déchets électroniques : assurer une meilleure traçabilité des déchets, favoriser des filières de reconditionnement locales, etc.
- Sobriété numérique : faire de la sobriété numérique un cadre contraignant. Le numérique gaspille une énergie gigantesque. Il est possible et essentiel de réduire son empreinte.
Comment le produit-on ?
Une fois décidé ce que l’on produit, il s’agit de déterminer comment on le produit. Cela touche à nos modes de production. La crise du Covid nous a montré la vulnérabilité de nos chaînes de production mondialisées. Ne devrait-on pas s’interroger sur nos échelles de production ? Faut-il continuer à produire toujours plus dans des giga-usines ou relocaliser dans des ateliers à taille humaine ? Ne faut-il pas questionner la place donnée au travail humain face à la robotisation et l’intelligence artificielle ?
“ Il ne s’agit évidemment pas de tout « démécaniser » jusqu’au rouet de Ghandi et à la traction animale ! Mais en réimplantant des ateliers et des entreprises à taille humaine, en fabriquant des biens durables, en s’équipant de quelques machines simples et robustes et en préservant un certain nombre d’acquis – comme la commande numérique – on devrait pouvoir conserver une bonne part de la productivité actuelle tout en baissant le contenu énergétique. Ces unités de fabrication, moins productives mais plus riches en travail et plus proches des bassins de consommation, seraient articulées avec des réseaux de récupération, réparation, revente et partage des objets du quotidien » [6]La Fabrique écologique, Vers des technologies sobres et résilientes – Pourquoi et comment développer l’innovation Low Tech ?, 2018..
Nous sommes convaincus que des solutions existent et sont à la portée de nos décideur.euse.s politiques. Mais ceux/celles-ci doivent se montrer alertes face aux « fausses » solutions, celles qui ne tiennent pas compte de la disponibilité limitée des ressources et des impacts socio-environnementaux de leur extraction. Une analyse posée et réfléchie doit avoir lieu par rapport à ces choix de transition qui impacteront durablement notre avenir. Nous sommes à un moment clé de notre histoire où plusieurs chemins s’offrent à nous. Tâchons d’emprunter la bonne voie.
Remarque : la réflexion développée dans cette analyse peut être poursuivie dans l’analyse intitulée « les contradictions de la transition écologique : zoom sur les minerais ".
Geraldine Duquenne.
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Notes[+]
↑1 | La productivité des ressources permet de décrire l’efficacité avec laquelle une économie transforme les ressources naturelles en produits utiles ou en richesses et les impacts environnementaux associés. |
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↑2 | La notion d’obsolescence programmée dénonce un stratagème par lequel un bien verrait sa durée normative sciemment réduite dès sa conception, limitant ainsi sa durée d’usage pour des raisons de modèle économique selon l’ADEME. Elle peut être fonctionnelle (technique, réglementaire, économique) ou d’évolution (effets de mode). |
↑3 | FLIPO F., L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie », France, 2020, p. 35. |
↑4 | DESCHUTTER O., Contraction et double convergence. Vers des stratégies pluriannuelles de développement durable, pp. 19 et 20, in Autour de Tim Jackson, inventer la prospérité sans croissance. Deuxième partie, semestrie, Étopia, semestriel n°9, 2011. |
↑5 | Voir plus loin dans l’étude de Justice et Paix « Une planète à bout de souffle. Réduire, imaginer, agir. », 2017, p. 37. |
↑6 | La Fabrique écologique, Vers des technologies sobres et résilientes – Pourquoi et comment développer l’innovation Low Tech ?, 2018. |