Qu’apprendre des justices paysannes et indigènes dans les Andes ?

Emmanuelle Piccoli, chargée de recherche au Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS) vient de publier un ouvrage intitulé « Les Rondes paysannes. Vigilance, politique et justice dans les Andes péruviennes » [[Vous pouvez vous procurer cet ouvrage aux Éditions Academia, 2011, Collection Anthropologie prospective. ISBN : 978-2-8061-0018-4. Prix librairie : 18,50 euros. Vous pouvez commander cet ouvrage directement à Justice et Paix à un prix préférentiel (02/738 08 01 – info@justicepaix.be]. Pour cette chercheuse engagée qui vient de réaliser sa thèse de doctorat sur la gestion du vivre ensemble local dans les communautés paysannes de la région de Cajamarca (Pérou), il importe avant tout de partager ce savoir. Ainsi, tout au long de son parcours académique, elle s’est ingéniée à collaborer avec trois associations : le Centre Avec, Entraide et Fraternité et la Commission Justice et Paix Belgique francophone.

L’organisation d’une rencontre-débat ouverte au grand public s’est vite imposée afin de discuter et échanger les points de vue sur ce thème des justices paysannes et indigènes dans les Andes. C’est donc à l’initiative de ces trois associations que cet évènement s’est tenu le 20 janvier 2012 à Bruxelles, en présence de 35 participants Afin d’informer le public sur cette thématique, Emmanuelle Piccoli était accompagnée de Salvador Wilson, chercheur à l’Université Mayor de San Simon de Cochabamba, en Bolivie, qui a pu partager l’expérience de justices paysannes et indigènes forgées dans le contexte bolivien. Cette université participe à un programme d’échanges avec l’Université Catholique de Louvain et plus particulièrement le laboratoire d’anthropologie pour lequel Emmanuelle Piccoli conduit cette réflexion. Mais que représente réellement ce concept de « Justice paysanne et indigène en Amérique latine», fort méconnu en Occident ? Il rend compte de situations différentes. Dans ces termes sont regroupées les pratiques de résolution de problèmes (conflits et délits) des populations amazoniennes, andines, côtières… d’Amérique latine. Des pratiques qui se sont maintenues depuis l’époque précoloniale ou ont été reconstruites plus récemment. Dans la majorité des Etats latino-américains, ces pratiques sont reconnues légalement et encadrées par une législation spécifique. Lors de cette rencontre-débat, le cas spécifique des Rondes paysannes de Cajamarca (Pérou) a été particulièrement débattu. Les Rondes paysannes apparaissent en 1976 dans la région de Cajamarca, dans le nord du pays. Elles sont une initiative locale pour assurer la vigilance nocturne dans des communautés andines de plus en plus touchées par les vols de bétail. Les hommes des communautés s’organisent en mettant en place des tours de ronde où, chacun à leur tour, ils vont braver la nuit, en groupe, afin de protéger leurs biens. Au fur et à mesure des années, ces rondes se développent, devenant à la fois un système de vigilance mais aussi une institution collective d’administration de la justice et un mode de gestion des décisions collectives. La manière dont la justice est rendue en assemblée – à laquelle toute la communauté participe – est très intéressante à décrypter, car largement différente de la justice ordinaire, calquée sur le modèle occidental. Dans les communautés andines, le collectif prime en effet sur l’individu. Les discussions peuvent durer des heures avant d’arriver à une décision, celle-ci étant prise au consensus. Les juges sont des personnes élues par l’assemblée. Les peines sont également débattues longuement car de nombreux éléments sont pris en compte dans la décision comme la situation familiale de l’accusé, son passé dans la communauté, etc. Les châtiments corporels limités ainsi que des travaux forcés au bénéfice de la communauté sont les peines qui sont privilégiées. L’enfermement carcéral n’est pas envisagé. En outre il est important de réintégrer au plus vite l’accusé au sein du collectif. Ainsi, ce dernier pourra se rendre compte du bénéfice que la communauté peut avoir sur l’individu. Les cas sont légion d’anciens brigands qui ont intégré les Rondes et qui en sont ensuite devenu des leaders charismatiques et respectés. Il convient également de souligner l’originalité de ces Rondes paysannes en tant que mode de gouvernance local autonome. Alors que la réforme agraire, lancée à la fin des années 60, met un terme au système des haciendas qui se traduit par des pratiques proches du servage; dans les zones rurales, faiblement prises en compte par l’État, les paysans sont en effet contraints d’inventer un mode de régulation original qui rétablisse la sécurité mais également une gestion politique au sein des communautés rurales. Un véritable vivre-ensemble s’installe donc entre les personnes qui voient toutes les questions touchant à leur vie quotidienne traitées au sein de ces assemblées. Se pose donc la question de la reconnaissance de la pluralité juridique et politique au sein de l’État. Face à ces pratiques alternatives de justice et de gouvernance, l’Etat a choisi de les accepter, reconnaissant ainsi leur apport pour le tissu social andin. Une décentralisation juridique est donc acceptée de fait. Mais plus que tout, les rondes paysannes sont également des lieux où s’exprime l’identité locale. Elles montrent l’importance identitaire et symbolique de la vigilance en tant qu’affirmation du pouvoir paysan sur le territoire. Ces lieux servent également de vecteurs de transmission de la culture andine. Lors de rondes, les hommes boivent de l’alcool, fument, mâchent la coca et se racontent des légendes sur les êtres magiques qui hantent les nuits andines… Mais que peut-on apprendre de cette expérience pour notre société belge ? Jean Detienne, expert sur les peines alternatives, était présent à la rencontre et a réagi aux exposés préliminaires. Pour lui, si les peines alternatives à l’emprisonnement existent en Belgique, elles sont malheureusement sous-utilisées. Les travaux d’intérêt général et le port du bracelet en sont deux exemples largement reconnus mais qui suscitent néanmoins la méfiance. Dans nos sociétés, l’enfermement carcéral est privilégié, en témoignent les atermoiements largement relayés dans la presse à la suite de l’annonce de la possible libération de Michèle Martin, épouse de Marc Dutroux, alors qu’elle rentrait légalement dans les conditions pour une libération anticipée sous conditions. Il regrette que l’opinion publique ne soit pas encore prête à supporter l’idée de généraliser ces alternatives, craignant ainsi un laxisme envers les délinquants. Pourtant, selon lui, il est clairement prouvé que la prison ne rend pas les hommes meilleurs, que du contraire. L’exemple des rondes paysannes est à ce titre enthousiasmant, car il prouve qu’il est possible de réintégrer les délinquants sans pour autant déstabiliser la société. Mais une quelconque transposition à notre système belge est-elle possible ? Selon certains participants à la rencontre, les essais de vigilance nocturne existent déjà, comme l’organisation de rondes dans certains quartiers. Dans notre contexte, totalement différent de celui des sociétés andines, ces initiatives sont mal perçues, car les dérives sont légion, faute d’encadrement par une assemblée réellement représentative du voisinage. La gestion locale de la chose publique est quant à elle davantage valorisée en Belgique, où les assemblées citoyennes participatives et les contrats de quartier se multiplient comme des lieux de réflexion indépendants et pluralistes. C’est dans ce sens que les citoyens belges pourraient s’inspirer des rondes paysannes : s’emparer des problématiques locales et prendre ensemble des décisions qui vont dans le sens de l’intérêt général. Un effort doit être également fourni de la part des pouvoirs publics communaux afin d’octroyer plus d’autonomie à ces assemblées citoyennes en leur confiant la gestion de davantage d’aspects de la vie communale. C’est à cette condition que ces nouveaux lieux permettront la transmission de traditions locales, bien réelles aussi dans notre société… Santiago Fischer

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