Dans un contexte où les citoyen·nes se sentent de plus en plus impuissant·es face aux grands enjeux de société, la mobilisation peut sembler vaine. Les décisions politiques paraissent sourdes aux appels de la population, même lorsqu’elle s’exprime massivement. Pourtant, renoncer serait une erreur. L’histoire des luttes sociales montre que des victoires sont possibles, surtout lorsque certains facteurs sont réunis. Et même quand le changement tarde, chaque mobilisation sème des graines : celles du débat, de la conscience collective et des transformations à venir.

Les citoyen·nes se sentent-ils et elles écouté·es ?
En 2018, l’IWEPS[1] avait mesuré à près de 80%[2] le sentiment d’impuissance de la population wallonne face aux grands enjeux de la société En 2021, un sondage mené par la RTBF a constaté que 77% des Belges estiment « ne pas avoir leur mot à dire sur ce que fait le monde politique »[3].
Le 17 juin 2025, Amnesty International publiait un rapport sur le droit de protester en Belgique. Il en résulte que si trois belges sur quatre ont déjà participé à une forme de protestation, seulement 26% des personnes qui ont protesté disent avoir constaté un changement concret positif après leur action[4].Force est de constater que les citoyen·nes ne se sentent plus entendu·es par leurs représentant·es.
Un sentiment d’impuissance légitime
Ce sentiment d’impuissance semble légitime, tant les revendications des citoyen·nes paraissent ignorées par la classe politique, et ce malgré les nombreuses mobilisations.
En Belgique, 10% des citoyen·nes les plus riches détiennent à eux seul·es plus de la moitié du patrimoine net des ménages[5]. 8 Belges sur 10 se déclarent favorables à l’instauration d’un impôt sur les grandes fortunes[6]. Pour faire entendre leurs voix, des citoyen·nes multiplient les initiatives : pétitions en ligne – comme celle portée par OXFAM[7] – et actions spontanées. Cependant, les représentant·es politiques font la sourde oreille.
Face aux massacres commis dans la bande de Gaza, qui ont conduit la Cour internationale de Justice à reconnaître qu’il existe un risque plausible de génocide de la population palestinienne, 110. 000 personnes ont manifesté dans les rues de Bruxelles en juin 2025 pour exiger des sanctions contre le gouvernement israélien. Pourtant, hormis quelques voix issues de l’opposition, les autorités politiques belges se sont murées dans un silence glaçant.
L’inaction politique face à la mobilisation citoyenne pour le climat illustre une fois de plus la déconnexion entre les revendications de la population et les priorités des élu·es. Depuis 2018, des marches pour le climat rassemblant des dizaines de milliers de personnes sont organisées chaque année en Belgique, comme dans le reste de l’Union européenne. Ce mouvement traduit une attente claire : plus de 60% des Belges attendent de leurs élu·es qu’ils et elles coopèrent davantage en matière de politique climatique[8]. Pourtant, une fois encore, les citoyen·nes se heurtent à l’immobilisme de leurs représentant·es.
Des mobilisations citoyennes victorieuses
Face à cette absence de réaction, les citoyen·nes pourraient être tenté·es de baisser les bras. Pourtant, l’histoire regorge d’exemples de victoires arrachées par la persévérance des mouvements sociaux. L’on retrouve de parfaits exemples de mobilisations victorieuses dans le combat féministe.
Au début du 20ème siècle, un véritable front féministe s’organise en Belgique pour obtenir le droit de vote féminin et met une pression continue sur les élu·es malgré leur indifférence[9]. Suspendues pendant la Première Guerre mondiale, leurs revendications reprennent ensuite de plus belle, a fortiori dans le contexte politique du lendemain de la guerre, alors que les femmes ont pris une place importante dans la gestion du pays. À coups de manifestations, de pétitions, de conférences, d’articles publiés dans des revues féministes, les militantes renversent l’opinion en leur faveur et amènent le débat au Parlement. C’est grâce à cette mobilisation citoyenne que le 15 avril 1920 la proposition de loi Colaert instaure le suffrage féminin aux élections communales[10]. Si cette loi est imparfaite et exclut certaines femmes, il n’en reste pas moins qu’elle a le mérite de poser la première pierre de l’édifice. Les femmes obtiendront, en Belgique, le droit de vote à tous les niveaux le 27 mars 1948.
Chez nos voisin·es français·es, la lutte pour le droit à l’avortement offre un autre exemple emblématique de mobilisation citoyenne victorieuse. Cette mobilisation est jalonnée de moments marquants. Le 5 avril 1971, 343 femmes signent un manifeste publié en une du Nouvel Obs, elles y déclarent avoir avorté. Peu après, une marche internationale des femmes intervient pour solliciter la dépénalisation de l’IVG. En 1972 enfin, se déroule le procès de Bobigny, cinq femmes sont jugées pour avoir aidé une jeune fille à avorter. L’avocate Gisèle Hallimi arrive à transformer ce procès en débat de société et à faire évoluer l’opinion publique. Suite à cela, le sujet arrive à l’Assemblée nationale, porté par Simone Veil, qui fait voter une loi autorisant l’IVG pour cinq ans[11]. La mobilisation citoyenne ne semble donc pas si vaine.
Facteurs de réussite pour « faire bouger la montagne »
Si l’on ne sait jamais pour quelle raison un mouvement social prend de l’ampleur et pas un autre, il semble qu’il y ait des caractéristiques communes aux mobilisations victorieuses.
D’abord, les mobilisations ayant abouti semblent résulter d’une bonne organisation et d’une synchronisation des différents mouvements engagés. Le droit de vote des femmes a été porté en 1920 par des mouvements féministes organisés qui ont su dialoguer avec le personnel politique[12].
Cela étant, pour qu’un mouvement ait une chance d’aboutir, il est essentiel qu’il repose sur une revendication précise comme ce fut le cas du droit à l’avortement ou du droit de vote des femmes. Sarah Durieux, autrice et activiste, insiste sur le fait que tout mouvement social doit avoir un objet spécifique[13]. Pour illustrer son propos, elle utilise la métaphore de la montagne et explique qu’il serait vain de tenter de déplacer une montagne d’un coup mais possible de la faire bouger pierre après pierre.
En outre, encore faut-il que la revendication du mouvement soit largement portée par la population. Selon la politologue Erica Chenoweth, il faudrait que 3,5% de la population s’engage activement pour qu’un mouvement ait des chances d’aboutir de manière pacifique[14].
Enfin, les facteurs externes jouent un rôle crucial. À ce sujet Peter Eisinger a théorisé la notion de « structure des opportunités politiques » [15] pour expliquer les conséquences du contexte politique sur le succès ou la répression des mouvements sociaux. Danielle Tartakowsky[16], historienne, estime également qu’un contexte politique favorable est indéniablement déterminant.
Et si le contexte politique n’est pas favorable ?
À l’heure actuelle, il est légitime de se demander si ce n’est pas le contexte politique qui rend nos représentant·es sourd·es aux revendications portées par la population, mais le contexte politique ne dépend-il pas également des citoyen·nes ?
Nos élu·es ne seraient-elles et ils pas plus favorables à appliquer des sanctions à l’état israélien ou à lutter contre le réchauffement climatique de manière efficace s’ils avaient le sentiment que ces considérations pouvaient avoir un impact sur leurs résultats électoraux ?
Ainsi, il nous semble qu’un mouvement social peut être qualifié de victorieux même s’il n’aboutit pas immédiatement à la revendication portée, dès lors qu’il a aidé à faire avancer l’opinion publique. Prenons le mouvement Me Too, celui-ci n’a pas permis de mettre fin aux violences de genre mais a sans conteste pesé sur la société et mis la lumière sur ces violences, de telle sorte que quelques années plus tard, des lois plus protectrices des victimes soient adoptées[17].
Dans ce cadre, il est essentiel de continuer la mobilisation citoyenne et ce, même en l’absence de résultat immédiat, pour continuer de sensibiliser et tenter de gagner le combat des idées. À ce sujet, Sarah Durieux évoque le fait que si certaines mobilisations citoyennes ne donnent pas lieu à effet aujourd’hui, il n’en reste pas moins qu’elles sèment des graines pour le futur. Elle évoque le cas de cet activiste français qui s’est installé dans un arbre pour empêcher la construction de l’A69. Si l’A69 sera probablement construite, elle y voit une victoire puisqu’il a mis dans la tête d’une partie de la population que cette problématique était si importante qu’il y avait lieu de se percher sur un arbre[18].
Alors, face à la montée de l’extrême droite, au déni du droit humanitaire et international, à l’immobilisme politique face au réchauffement climatique, à l’augmentation des inégalités, face à la haine, semons des graines.
Manuel pour avoir la main verte … citoyenne
Étape 1. Préparer le sol : Toute action, aussi petite soit-elle, compte. Ne sous-estimez jamais la puissance d’un geste simple : il peut en nourrir bien d’autres[19].
Étape 2. Semer les premiers mots : Comme le rappelle Salomé Saqué, les discussions entre proches sont les premiers terreaux fertiles. Échangez, écoutez, le dialogue est une graine précieuse[20].
Étape 3. Arroser avec constance : Signez des pétitions : chaque signature est une goutte, et ensemble, elles témoignent du soutien grandissant.
Étape 4. Exposer à la lumière : Manifestez : dans la rue, vos revendications prennent racine et s’élèvent vers le ciel. Elles deviennent visibles, audibles, vivantes.
Étape 5. Planter en groupe : Rejoignez des associations : en unissant vos forces, vous renforcez les liens, structurez l’action, dialoguez avec les institutions.
Étape 6. Tailler avec conscience : Boycottez les produits issus de pratiques toxiques.
Choisissez des alternatives durables, respectueuses du vivant. C’est une manière directe d’agir sur le paysage économique.
Étape 7. Résister aux vents mauvais : Lorsque vos valeurs sont piétinées, pratiquez la désobéissance civile. Avec calme, fermeté et éthique.
Étape 8. Récolter et replanter : Offrez votre voix à des représentant·es qui défendent la justice, la paix, l’égalité. C’est le moment de cueillir les fruits d’un engagement collectif.
Laure Mahieu.
[1] L’institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique ;
[2] https://www.rtbf.be/article/les-belges-souhaitent-ils-vraiment-un-dirigeant-politique-fort-les-citoyens-sont-critiques-parce-qu-ils-sont-attaches-a-la-democratie-11517920 ;
[3] https://www.rtbf.be/article/8-belges-sur-10-trouvent-qu-ils-n-ont-pas-leur-mot-a-dire-sur-ce-que-fait-le-monde-politique-10854576;
[4] https://www.amnesty.be/infos/actualites/droit-de-protester, consulté le 17.07.2025 ;
[5] https://www.virgule.lu/international/l-impot-sur-les-riches-incontournable-dans-la-campagne-electorale-belge/12545367.html;
[6] https://www.levif.be/belgique/sondage-exclusif-8-belges-sur-10-plebiscitent-desormais-un-impot-sur-les-grosses-fortunes/ ;
[7] https://oxfambelgique.be/taxerlesriches;
[8] https://climat.be/en-belgique/communication-et-education/enquetes-sur-le-climat;
[9] https://www.journalbelgianhistory.be/fr/system/files/article_pdf/chtp4_007_Jacques_Marissal.pdf;
[10] https://www.journalbelgianhistory.be/fr/system/files/article_pdf/chtp4_007_Jacques_Marissal.pdf;
[11] https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/le-droit-a-lavortement-en-plusieurs-dates-et-images-symboliques-20210403_PAJRIBFW5VBWHGXGNPUUI7C46Q/
[12] Les syndicats – ou les corps intermédiaires – nous paraissent également en mesure de jouer un tel rôle d’organisation et de relais avec les politiques.
[13] S. DURIEUX, « Changer le Monde – Manuel d’activisme pour reprendre le pouvoir », First éditions, 21.01.2021 ;
[14] Erica Chenoweth & Maria J. Stephan, Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict, Columbia University Press, 2011 ;
[15] Peter K. Eisinger, The Conditions of Protest Behavior in American Cities, American Political Science Review, vol. 67 (1973), pp. 11‑28 ;
[16] Podcast Injustices, « Qui croit encore pouvoir changer le monde ? », Louie Media, écrit par M. de CARPENTIER, réalisé par A. BUY, 05.11.2024, ép. 3 ;
[17] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/10/05/harcelement-consentement-prescription-feminicide-le-droit-bouscule-par-metoo_6144548_4355770.html ;
[18] Podcast Injustices, « Qui croit encore pouvoir changer le monde ? », Louie Media, écrit par M. de CARPENTIER, réalisé par A. BUY, 05.11.2024, ép. 3 ;
[19] Podcast Injustices, « Qui croit encore pouvoir changer le monde ? », Louie Media, écrit par M. de CARPENTIER, réalisé par A. BUY, 05.11.2024, ép. 3 ;
[20] S. SAQUE, « Résister », Ed. Payot, Octobre 2024 ;