La mondialisation est-elle réellement associée à l’émergence d’une société globale ? A première vue, il semble évident de penser comme tel. Cependant, la réalité est plutôt basée sur un paradoxe : à cette idée de mondialisation supprimant les frontières s’oppose un fait encore parfois ignoré, à savoir celui de la multiplication et de la complexification des frontières.
Cela fait plusieurs centaines d’années que les cartographes tentent de tirer des tracés linéaires pour démarquer les États. En 1878, le Congrès de Berlin fit croître l’importance des frontières, en réorganisant une partie importante des Balkans et du Caucase. Les deux guerres mondiales démontrèrent également la grande importance accordée aux frontières. S’ensuivit une volonté de suppression des frontières, matérialisée par le Marché Commun européen en 1957 : l’économie semble alors requérir une « dé-frontiérisation », tout comme les nouvelles technologies aujourd’hui.
Les espoirs amenés par le processus de mondialisation et les espaces de libre circulation tel l’espace Schengen de parvenir à la suppression des frontières se sont-ils réalisés ? Irait-on dès lors vers un monde sans frontière ?
Tout part d’une idée préconçue, celle que la mondialisation et la libre circulation des idées, des personnes et des marchandises ont un impact certain sur l’existence des frontières.
Dès lors, la frontière, en tant que « structure spatiale élémentaire à fonction de marquage et de délimitation tant juridique que symbolique » -selon les termes de Michel Foucher [1]Michel Foucher, ancien diplomate et géopolitologue, est connu pour ses nombreuses études de géopolitique concernant l’existence des frontières. -, semble promise à un déclin certain si l’on en croit les dires de nombreux auteurs, tels Bertrand Badie dans son ouvrage « La fin des territoires » ou « Borderless World » de Ken’ichi Ōmae. Véhiculant un discours « sans-frontiériste », la mondialisation amènerait l’effacement des frontières étatiques.
La réalité est bien différente du rêve d’unification qui a animé plus d’un internationaliste. En effet, l’intérêt donné aux frontières et ce qu’elles définissent (le territoire des États) est loin d’avoir perdu en importance, nous éloignant de l’idée que les frontières seraient bel et bien des réalités lointaines. Dès le début du 21e siècle (mais déjà bien avant), on enregistre un retour des frontières physiques qui matérialisent des séparations ethniques, politiques, économiques, religieuses,…
Loin de l’idée première que l’on a pu avoir des effets de la mondialisation sur l’existence des frontières, quelles que soient leurs formes physiques, celles-ci ne s’effacent pas car elles sont toujours considérées comme protectrices d’une identité culturelle et nationale montante. Les frontières qu’on peut voir actuellement refleurir matérialisent le retour aux nationalismes, au protectionnisme, à un besoin d’espace à protéger « de l’Autre ».
Les frontières physiques, qui semblaient s’être ouvertes et même en voie de disparition, sont dès lors en train de se multiplier : la mondialisation amène en réalité une fragmentation, loin de l’uniformisation territoriale et culturelle rêvée par beaucoup. Pour s’en rendre compte, il suffit de se pencher sur les chiffres mis en lumière par Michel Foucher dans son livre L’obsession des frontières [2]FOUCHER M., « L’obsession des frontières », Paris, Perrin, 2007. .
Selon lui, la mondialisation conduit avant tout à une consolidation territoriale. Depuis 1991, plusieurs milliers de nouveaux kilomètres de frontières ont été érigés. Et cela ne risque pas d’aller en diminuant, comme en témoignent les nombreux discours appuyant une volonté de construction de murs. Ces frontières fermées, matérialisées par des murs, se trouvent souvent là où les inégalités de niveaux de vie sont trop élevées. Dès lors, dans un contexte migratoire complexe, les murs-barrières se multiplient. On peut par exemple citer le Maroc et les « présidios » [3]THE Présidios sont des enclaves espagnoles situées sur la côte méditerranéenne du Maroc. espagnols de Ceuta et Melilla ou la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Les frontières voient également le jour là où les relations politiques sont tendues : entre Israël et les territoires palestiniens ou encore entre la Corée du Nord et la Corée du Sud.
Il semblerait même qu’on fasse, en réalité face à une réapparition de frontières plus complexes. Autrefois, il s’agissait de délimitations nettes entre systèmes parfois antagonistes dans leur fonctionnement et matérialisées par des murs physiques. Aujourd’hui, ces frontières n’ont pas disparu mais se sont complexifiées.
Le changement climatique a amené de nouveaux conflits concernant l’appartenance de territoires dans l’Arctique. La fonte des glaces permet un passage maritime, ce qui nécessite de nouveaux partages par des accords entre, notamment, le Canada et les Etats-Unis. Les conflits impliquent, selon Gabriel Wackermann, des frontières ou barrières.
L’idée de conflit évoque […] celle d’une confrontation à propos du droit d’usage d’un territoire. La notion de frontière a donc fortement muté. Elle n’exclut plus l’universalité des liens, mais continue à peser sur les territoires et leurs sociétés [4]WACKERMANN G., « Quel sens pour la notion de frontière dans la mondialisation ? », Cités, vol. 31, no. 3, 2007, pp. 83-91. » (Gabriel Wackermann).
Ainsi, les frontières n’ont pas forcément disparu, elles furent incluses dans la problématique de la mondialisation. La notion de frontière est donc revisitée.
Nous sommes actuellement face à la formation de nouveaux États indépendants. Il y a de plus en plus d’États, résultat ? Non seulement de l’effondrement de l’URSS, mais aussi de la décolonisation du siècle passé. On assiste à un mouvement de fragmentation politique. En effet, le nombre d’Etats indépendants est passé de 159 en 1945 à 197 en 2019.
Il existe également une volonté de marquer un tracé définitif dans un territoire contesté, et de façon officieuse, de ralentir les flux migratoires.
Actuellement, il n’est pas difficile de mettre en lumière les populations qui aspirent à voir émerger de nouveaux États et qui revendiquent une autonomie et une indépendance, ceci même dans certains peuples et régions du monde. C’est le cas notamment des Palestiniens, des Kurdes, de la Catalogne, de l’Ecosse, de la Flandre, …
Cependant, outre les structures supranationales qui établissent des décisions politiques hors des frontières étatiques (telles que les résolutions de l’ONU pour ne citer qu’elles), l’importance croissante des acteurs non étatiques dans les conflits et celle des multinationales dans l’économie illustrent un déclin de l’importance des États dans le fonctionnement international.
Au premier abord, l’Union Européenne peut être citée comme un exemple inédit de suppression des frontières. Il apparaît cependant, in casu, que les frontières restent au cœur de la construction européenne et que l’Union Européenne n’échappe dès lors pas à cette obsession des frontières. Paradoxalement, tandis que les frontières intérieures ont quasiment disparu, nul n’ignore la politique de renforcement des contrôles aux frontières extérieures et la multiplication de celles-ci. Cette politique a particulièrement été mise en lumière suite à la “crise des politiques migratoires” de ces dernières années mais elle n’en est pas la seule illustration. Que ce soit par sa suppression ou par son renforcement, la frontière garde dans tous les cas une importance politique centrale dans la volonté de construction européenne. Bien qu’il y ait une remise en cause de la conception traditionnelle de l’Etat, le projet d’unification européenne ne semble cependant pas rejeter cette conception car on intègre des caractéristiques majeures (comme la notion de « citoyen européen » et de territoire européen).
De par la contradiction entre la gestion des frontières internes et externes, le projet qualifié de « cosmopolitique » qui anima la construction européenne s’avère en réalité être fortement limité.
Afin d’atteindre ce projet d’unification européenne, l’immobilité des uns semblerait nécessaire pour permettre la mobilité des autres.
Pour certains, tel Jean Gottmann [5]Jean Gottmann, géographe français est l’inventeur du néologisme Megalopolis (espace urbanisé formé de plusieurs agglomérations dont les banlieues et couronnes périurbaines s’étendent … Continue reading, la frontière n’est qu’une ligne qui limite l’espace sur lequel s’étend une souveraineté.
Mais loin de s’arrêter à cette caractéristique, « les frontières », ambivalentes, « partagent les peuples et les cultures en même temps qu’elles les rassemblent et les préservent », et sont donc « sources de guerre, mais constituent des espaces d’échanges, de négociations, de rencontres culturelles, diplomatiques, commerciales [6]BRÉVILLE B., « Faut-il abolir les frontières ? », Manière de voir, n°128, avril-mai 2013. » (Benoit Bréville).
Les frontières peuvent être vues, non pas comme des séparations, mais avant tout comme des interfaces qui permettent des échanges.
Outre les barrières physiques, des barrières mentales tenaces existent, telles que les haines raciales, les stéréotypes et la peur de l’inconnu et de la différence qui ont pu mener à des nettoyages ethniques, des déportations, …
Le paradoxe ne fait plus de doute : l’idéal de « dé-frontiérisation » soutenu par plus d’un n’a pas été appuyé, comme on aurait pu le croire, par la mondialisation. Dans notre monde actuel, les murs et frontières ne disparaissent pas, tout en semblant même se multiplier dans certaines régions du globe.
Fanny Royen.
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Notes[+]
↑1 | Michel Foucher, ancien diplomate et géopolitologue, est connu pour ses nombreuses études de géopolitique concernant l’existence des frontières. |
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↑2 | FOUCHER M., « L’obsession des frontières », Paris, Perrin, 2007. |
↑3 | THE Présidios sont des enclaves espagnoles situées sur la côte méditerranéenne du Maroc. |
↑4 | WACKERMANN G., « Quel sens pour la notion de frontière dans la mondialisation ? », Cités, vol. 31, no. 3, 2007, pp. 83-91. |
↑5 | Jean Gottmann, géographe français est l’inventeur du néologisme Megalopolis (espace urbanisé formé de plusieurs agglomérations dont les banlieues et couronnes périurbaines s’étendent tellement qu’elles finissent par se rejoindre, et cela sur de longues distances). |
↑6 | BRÉVILLE B., « Faut-il abolir les frontières ? », Manière de voir, n°128, avril-mai 2013. |