Dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin, philosophe français, commence par rappeler que « les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie » [2].
A y regarder de plus près, les fondateurs de nos démocraties actuelles n’ont en effet jamais eu l’intention ni la prétention de créer un système démocratique. Ils opposaient au contraire la démocratie telle qu’elle existait notamment en Grèce antique à la république qu’ils souhaitaient mettre en place. L’abbé Sièyes, l’un des acteurs-clés de la révolution française, déclare d’ailleurs expressément en 1789 que « la France (…) ne peut pas être une Démocratie » [3].
Quelques années avant la révolution française, Montesquieu considérait que : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie. » [4].
Alors que le tirage au sort était relativement répandu avant la révolution française, Bernard Manin s’étonne quant à « l’absence complète de débat, aux origines du gouvernement représentatif, sur l’emploi du sort dans la désignation des autorités publiques » [5]. La bourgeoisie ayant soutenu la révolution française de 1789 ne souhaitait pas envisager le recours au tirage au sort, non pas en raison d’obstacles pratiques liés à l’étendue du territoire français, mais plutôt pour des questions de principe. Selon Bernard Manin, l’une des raisons réside dans le fait qu’au XVIIIème siècle, les théoriciens de l’école du droit naturel considéraient que la nation ne pouvait être gouvernée par le biais de représentants que moyennant le consentement des citoyens [6], l’élection étant l’expression de ce consentement.
Le système représentatif électif visait également à sélectionner les « meilleurs » pour régir la nation, plutôt que de s’en remettre au hasard du tirage au sort. Les « meilleurs » n’étaient pas tant ceux ayant des talents ou compétences innées pour représenter le peuple, mais généralement les plus fortunés. Entre 1789 et 1792, il fallait d’ailleurs posséder une propriété foncière et payer un impôt minimum (cens d’éligibilité) pour être éligible en France [7]..
La bourgeoisie privilégiait ainsi un système lui garantissant le pouvoir, s’assurant que les élus restaient socialement supérieurs à leurs électeurs [8].
Selon Yves Sintomer, politologue français, la préférence donnée aux élections plutôt qu’au tirage au sort s’explique également par la progression, au XVIIIème siècle, d’une division du travail entraînant une professionnalisation de la politique. Les citoyens français n’auraient plus, suite à l’abolition de l’esclavage, de temps à consacrer à la politique [9].
Dans son discours du 7 septembre 1789, l’abbé Sièyes estime que dans le cadre d’un gouvernement représentatif, qu’il prône au détriment d’une « vraie démocratie », les citoyens « se nomment des Représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général et d’interpréter à cet égard leur propre volonté ». Il ajoute que « la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; leur avis est donc de se nommer des représentants. » [10]..
Alors que les révolutionnaires proclament haut et fort la souveraineté de la nation, ils n’ont en réalité aucune confiance dans le peuple. Ils entendent au contraire protéger leurs intérêts propres, par le biais d’un système aristocratique.
Nous sommes ainsi bien loin de la démocratie antique qui estime que tout citoyen doit être tour à tour gouvernant et gouverné [11].
Pourtant, lorsque les mouvements ouvriers ont voulu faire entendre la voix du peuple quelques décennies plus tard, ils n’ont pas sollicité le remplacement de ce système par une « vraie démocratie », mais se sont battus pour le suffrage universel.
Malgré le fait que tout le monde (hormis les mineurs et certains étrangers) a aujourd’hui le droit de se présenter aux élections dans nos démocraties, de nombreuses catégories de la population n’ont toujours pas réellement la possibilité de participer au pouvoir.
Ceci est notamment dû aux importants moyens financiers nécessaires pour pouvoir organiser une campagne électorale, excluant ainsi toute personne ne disposant pas de fonds propres ou d’un réseau de soutien. En outre, le monde politique constitue une forme de milieu endogène, avec des codes implicites, rendant l’intégration de personnes extérieures plus difficile.