Apocalypse

Cette année encore, les « travaux » du « Café littéraire » de Justice et Paix ont repris autour d’un groupe d’une dizaine de lecteurs enthousiastes! Les lectures sont cette fois consacrées au thème de l’apocalypse. Bien sûr, après seulement deux rencontres, le groupe n’en est encore qu’au début de la démarche mais cela n’empêche qu’il a déjà engrangé quelques belles réflexions. Avant d’entrer dans l’espace littéraire et l’analyse du traitement du thème dans le premier ouvrage, une réflexion d’ordre théologique précisera en quelques mots le cadre dans lequel, « habituellement », se tient la « chose apocalyptique ».

La fin du monde ? « Apocalypse » : un terme éminemment biblique qui fait florès aujourd’hui, alors qu’un peu partout des Cassandres s’instituent prophètes (de malheur) pour annoncer la fin du monde, à travers toutes sortes d’épreuves terribles, de ruptures, de « bugs », de désolations. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Dans la Bible, l’apocalypse concerne moins des récits de destruction que de lutte ou de (légitime) résistance à des systèmes qui violentent une large portion de l’humanité. Elle fait la part belle à des histoires où il est question de personnes qui, enfin, à force de patience, d’endurance et de confiance en la justice de Dieu, entrevoient une perspective de liberté et sont récompensées pour leurs efforts entêtés en faveur du respect de la dignité de tout être humain, en commençant par les plus petits et les plus démunis. Le voyage d’Anna Blume Le premier roman lu dans la perspective du thème de l’apocalypse est un des tout bons récits de l’écrivain américain Paul Auster qui s’intitule « Le Voyage d’Anna Blume » (dont le titre original était pourtant : « Dans le pays des choses ultimes », ce qui aurait situé d’emblée les lecteurs sur un terrain proche du thème). Anna a quitté son pays pour tenter de retrouver son frère dont elle n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Il était parti en tant que journaliste dans un territoire littéralement cadenassé (on pense à la Corée du Nord, par exemple) afin d’en percer la logique politique et de révéler quelques bribes de son mystère. Mais ses papiers n’arrivaient plus au port, et son silence intriguait pour ne pas dire qu’il affolait… Alors, contre toute prudence, contre l’avis de ses interlocuteurs avisés, Anna s’éclipse. Dans la lettre qu’elle compte envoyer à son ami d’enfance, la jeune femme laisse entendre d’emblée que la ville sans issue où elle a abordé ressemble à s’y méprendre à l’idée qu’on peut se faire de l’enfer ! Là où elle a mis le pied, en effet, il n’y a plus rien à dire, plus rien à raconter sinon la fin qui n’en finit pas ! La plupart des citoyens n’a nulle part où se loger, la faim est endémique, les rapports de forces sont d’une violence inouïe, le fossé entre les hommes politiques et leur (soi-disant) base est effroyable ; partout, c’est le chaos, la terreur, la méfiance qui s’imposent. Pour en finir malgré tout, les citoyens de cette ville imaginent des stratagèmes plus épouvantables les uns que les autres : certains se lancent du haut des toits pour s’écraser sur les trottoirs ; d’autres courent sans se soucier des obstacles contre lesquels ils vont se rompre le cou ; d’autres en revanche décident de rester sur place alors qu’ils savent que leur seule chance de survie tient à la volonté d’avancer, même très peu, même extrêmement lentement. Curieuse, Anna tombe sur des pots aux roses qui la révulsent littéralement : les boucheries préparent de la viande humaine, les voisins se muent en vautours pour se dépouiller les uns les autres à qui mieux mieux, la haine étend partout son manteau de désolation, le moindre signe d’innocence est battu en brèche… Serait-ce cela, l’apocalypse : cet enfer pur et simple ? Dans le climat d’angoisse totale, Anna repère pourtant des îlots de paix, prodromes ou tremplins, pierres d’attente vers des jours meilleurs, qui sait ?… Certes, la femme chez qui elle a trouvé refuge n’est sans doute pas pour rien dans la mort de son épouvantable mari, mais du moins, par delà ce cadavre, un pont d’amitié s’établit entre les deux femmes ; certes, Sam, un jeune intellectuel juif qui s’est lancé dans un projet d’études interminables, la reçoit-il plutôt fraîchement, néanmoins, il se laisse toucher par cette jeune femme intrépide au point d’entrer dans une idylle fabuleuse. Et puis, il y a la maison du docteur Woburn, qu’Anna rejoint à moitié morte, où elle croisera Victoria, la fille du patron, qui la prendra sous son aile, lui confiera une tâche à haute responsabilité et lui permettra de retisser les liens hors desquels elle se perdait purement et simplement. Suffiront-ils à dessiner des perspectives, un avenir ? Qui le dira ?… « Que reste-t-il quand il ne reste rien ? » Les mythes et les grandes traditions religieuses le racontent à foison : c’est du chaos que surgit toute création, moyennant un ordre – et aussi bien un (r)appel à l’ordre -, une forme, un acte – courageux – de séparation. Que cet acte puisse être au moins partiellement douloureux, c’est probable, mais ce n’est pas pour autant que les conséquences le seront aussi nécessairement. Alors que la plupart des citoyens de ce pays apparemment indemne de la moindre compassion s’engluent dans des situations inextricables, perdant presque toute personnalité à force de se confondre avec leurs fonctions, Anna garde la tête hors de l’eau saumâtre de l’anonymat solitaire en cultivant la distance, ingrédient nécessaire, fondamental de toute relation en bonne et due forme. « Qu’est-ce qu’il reste quand il ne reste rien ? » s’est demandé le groupe lors de la deuxième réunion du « Café littéraire », en reprenant à son compte la question choc posée par Maurice Bellet dans le petit livre qu’il a intitulé : « Incipit » (DDB). Les réponses sont apparues clairement, en lisant la lettre-fleuve d’Anna : les rencontres, grâce auxquelles quelque chose de neuf peut émerger du marasme ; la chance de garder la valeur du nom pour se sauver de l’anonymat mortifère ; les forces morale et spirituelle de fixer un horizon, de cultiver une perspective, envers et contre tout, de nourrir un projet, parût-il futile aux yeux de la plupart, de fonder le sens de l’intériorité en maintenant vif le rapport entre « dedans » et « dehors » ; la volonté même désespérée, de donner du sens à ce que l’on fait – bref, la faculté de s’éloigner des rives de l’inhumain ou du déshumain en créant du lien. Une autre question aura retenu l’attention du groupe durant cette rencontre : celle de savoir comment, lorsque tous les indicateurs sont au noir, qu’il semble qu’il n’y a plus d’issue, qu’on ne puisse plus voir la réalité qui se présente à nous que comme un verre à moitié vide – comment changer de regard afin de saisir « malgré tout » les quelques lueurs d’espoir ou d’espérance qui empêcheront de se noyer dans l’absurdité pure et simple. Plusieurs options ont été pointées. La première, qui n’est pas débile, quoi qu’il en semble, reviendrait à user de la méthode Coué : pouvoir se dire, par exemple, envers et contre tout, quelque chose comme : « Aujourd’hui c’est perdu ; demain ce sera gagné ! ». La deuxième, faisant appel à l’expérience, à une certaine sagesse de vie, consisterait à se souvenir que les choses ne sont jamais aussi nettement bonnes ou mauvaises qu’il ne semble. Nous avons tous lu des récits « extrêmes » relatant des faits qui se sont déroulés dans des camps de concentration ou des goulags, et qui montrent comment des personnes apparemment vouées au découragement sans reste sont parvenues à garder le cap d’une vie digne en focalisant leur attention sur des « minutes heureuses » (Georges Haldas) surgies du passé ou vécues sur place à l’occasion d’une rencontre amicale, d’une attention ou d’un geste infime. Et puis, se souvenant que le texte du roman de Paul Auster est présenté comme une longue lettre qu’Anna Blume destine à un de ses amis, on peut se dire que certainement, l’écriture (mais aussi toute forme d’art, de création) offrait une opportunité inouïe de porter sur l’existence qu’on mène, aussi épouvantable soit-elle, un regard à proprement parler salutaire. On se souvient de la confession du tout grand romancier autrichien, Thomas Bernhard, un des plus inentamables professeurs de désespoir, selon Nancy Huston, prétendant que s’il lui arrivait de ne plus pouvoir écrire, il se suiciderait. Une affirmation qui signifie au moins deux choses : d’abord, du point de vue de l’auteur, qu’il n’y a pas d’existence possible sans création ; et ensuite, du point de vue de ses narrateurs, que quand bien même leur défaite s’avérerait totale, il reste au moins le livre pour les libérer de l’emprise du néant ! Ecrire, créer, c’est se mettre en projet : c’est se donner du mou, du jeu, de la distance, de l’extériorité – de quoi, pour le dire une fois encore, ne pas se laisser abattre par la fatalité et la résignation qui l’accompagne comme son ombre. Conclusion Ce sont là quelques premières réflexions du groupe de lecteurs. Mais ils n’en ont pas encore terminé, loin de là, avec le thème, si prégnant par les temps qui courent, de l’apocalypse et des espérances qu’elle suscite contre toute… espérance. Deux romans retiendront encore leur attention dans les semaines et les mois à venir : le premier, une espèce de comédie due au Finlandais Arto Paasilinna, s’intitule « Le Cantique de l’apocalypse joyeuse » ; le second, « La Grande nuit », l’un des derniers textes d’André-Marcel Adamek, nous ramènera au cœur terrible (pour ne pas dire « terrifiant ») du sujet. Il y aura de quoi dire, n’en doutons pas ! Jean-François Grégoire

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