Les politiques d’austérité qui fragilisent aujourd’hui la société civile sont-elles seulement le signe d’une méconnaissance de son rôle, ou simplement le révélateur d’un détricotage en règle du lien social ?

Crédit : Malu Laker – Unplash
Les politiques d’austérité qui fragilisent aujourd’hui la société civile sont-elles seulement le signe d’une méconnaissance de son rôle, ou simplement le révélateur d’un détricotage en règle du lien social ? C’est par cette question que nous voulons ici interroger les intentions des gouvernements fédéral, régional ou communautaire, non pour en contester uniquement, et par principe, les arbitrages budgétaires (9,2 milliards d’économie au Fédéral[1] à l’horizon 2029 ; 270 millions d’économie structurelles en Wallonie[2] en 2026 ; 500 millions d’économie en Fédération Wallonie Bruxelles[3] d’ici à 2029), mais pour interroger le sens politique des choix opérés et leur cohérence avec l’ambition affichée de préserver la cohésion sociale du pays.
Mobilisations sociales
Comme de nombreux pays européens, la Belgique est le théâtre de mobilisations sociales importantes depuis presque 18 mois. En octobre et en novembre derniers, plusieurs milliers de manifestant.es ont défilé à Bruxelles, exprimant leur inquiétude face à l’affaiblissement de la protection sociale (limitation dans le temps des allocations de chômages ; extension du système des flexi-jobs), à la précarisation des travailleurs et des travailleuses (saut d’index salarial ; suppression des prépensions ; obligation de travailler jusque 67 ans; extension du travail de nuit ; etc.) et à la dislocation du tissu associatif (absence de gouvernement bruxellois : projets suspendus, emplois menacés, planification pluriannuelle impossible ; réforme des aides à l’emploi en Wallonie ; non-indexation de subventions de certains opérateurs culturels ; moratoire sur de nouveaux agréments dans le secteur culturel pendant deux années ; et suppression de reconnaissances d’entités qui « présentent des liens explicites avec les partis politiques »[4]). Les syndicats et le secteur associatif dénoncent l’effet cumulatif des réformes budgétaires et alertent sur une perte de confiance[5] dans la capacité du politique à défendre, notamment, le lien social.
Quand la bureaucratie compromet la confiance
Depuis trois décennies, les politiques publiques semblent vouloir reléguer le soin du commun à des dispositifs techniques[6], à l’atteinte d’indicateurs[7], ou encore à des formes de contractualisation diverses.
Les travaux du chercheur français en biologie et biophysique, Olivier Hamant[8], sur le vivant apportent ici un éclairage pertinent. Il présente, entre autres éléments, les indicateurs comme la mesure quantitative du progrès. Il mobilise et rappelle aussitôt la loi de Goodhart qui précise que « quand une mesure devient une cible, elle cesse d’être fiable » et nous rappelle que « toute performance soumise à une mesure tend à s’autojustifier jusqu’à aller contre son objet ».
On a donc investi dans la performance, mais pas ou plus dans la confiance. Or sans confiance, les institutions peuvent certes encore tourner, les élections peuvent avoir lieu, et de nouvelles normes peuvent être adoptées. Le sens toutefois se perd peu à peu : restons attentif.ves dans ce contexte à ce que l’action publique n’unisse plus ou qu’elle n’entretienne plus que l’illusion de servir le bien commun. Le lien social n’est pas cette faiblesse sentimentale qu’on opposerait à un réalisme plus désirable, comme nous l’entendons avec des accents condescendants dans la bouche de ses détracteurs et détractrices. Il est au contraire ce qui rend une société gouvernable. C’est lui qui rend possibles la concertation, la solidarité organisée ainsi que l’État social dans tout ce qu’il a de plus noble. Quand il est attaqué, ou considéré comme une variable d’ajustement, la société se réduit à une addition d’intérêts isolés et la politique à un simple exercice comptable. Son érosion est le produit d’un choix : celui d’un État qui a troqué la pensée du collectif contre une simple rationalité de contrôle ou, pire encore, celui d’un État qui s’est mis à croire qu’administrer suffisait à gouverner.
Un secteur associatif sous pression
Nous percevons aujourd’hui le monde associatif comme un ensemble de structures, de groupements humains, maintenus sous tension permanente, sommés de tenir malgré l’instabilité, la pression budgétaire et l’incertitude. Il porte pourtant chaque jour haut les valeurs du lien social. Dans une ONG, une maison de jeunes, un centre culturel, une bibliothèque publique, une association d’éducation permanente, dans une formation en alphabétisation ou encore dans un atelier de théâtre-action, des personnes continuent avec cœur et détermination à maintenir des espaces de relation, de confiance et de participation, voire à réparer ce que d’autres abîment. Elles créent des liens de confiance, donnent à des citoyens et citoyennes, certain.es avec des trajectoires de vie cabossées, la possibilité de se sentir utiles, écoutées et respectées. Leur travail ne se mesure pas prioritairement en résultats quantifiables, mais dans la possibilité donnée à des personnes de s’approprier leur trajectoire de vie, leur parole et leur place dans la société. Ce qu’elles maintiennent, ou tentent de maintenir, souvent à bout de souffle, c’est la simple capacité d’une société à tenir ensemble.
Sous pression budgétaire[9], sommés de prouver leur « impact », ces espaces sont contraints de parler le langage de la performance, alors qu’ils œuvrent dans celui de la relation. Comment chiffrer la valeur d’un repas partagé, d’une confiance retrouvée, d’un point de vue critique éveillé, ou d’une jeunesse qui s’exprime? Le risque est grand qu’en réduisant tout à la mesure, on finisse par vider les politiques sociales de leur substance voire de leur raison d’être.
Tandis qu’on rationne la société civile, on resserre aussi son espace d’action. Le récent projet de loi du Ministre de l’Intérieur visant à interdire certaines organisations jugées « radicales » en est un signe inquiétant [10] [11]. Derrière le prétexte sécuritaire, c’est une conception réductrice de la démocratie qui s’installe insidieusement : celle où l’État se réservera peut-être le droit demain d’identifier les voix « acceptables » de celles qui ne le seront pas. Or la société civile vit précisément de cette pluralité : bruyante, interpellante, nécessaire, … Restreindre de cette façon le débat au nom de la sécurité, c’est désarmer la démocratie plus sûrement que ne le ferait n’importe quelle menace extérieure.
Le lien social : un concept universel ?
Le lien social n’est pas une abstraction : il se tisse dans toutes les dimensions de nos vies[12]. Dans la famille, où se jouent la filiation et le premier apprentissage de la confiance. Dans le travail, où la coopération donne un sens à l’effort collectif. Dans la citoyenneté, où la reconnaissance fonde l’égalité et la dignité. Enfin, dans les engagements choisis, associatifs ou amicaux, où chacun retrouve la liberté de créer du commun. Ce sont ces quatre formes de lien qui, ensemble, constituent le ciment d’une société vivante.
Chez Justice & Paix, la matérialité du lien social nous la voyons aussi ailleurs dans les pays où nous nouons des relations partenariales privilégiées. En Afrique centrale par exemple, des communautés brisées par des conflits retrouvent un début de cohésion sociale grâce au rétablissement de la relation. Ubuntu, Buen Vivir, Care, d’autres cultures le rappellent à leur manière. Certaines placent la personne dans le cercle du collectif ; d’autres voient la vie bonne comme un équilibre entre soi, les autres et la nature ; d’autres encore font du soin aux êtres et aux liens la première forme de justice. Toutes disent une même chose : l’humain ne se construit pas seul, il naît de l’interdépendance entre individus.
Et la responsabilité individuelle dans tout cela ?
Face à tous ces constats, nous entendons déjà les voix des tenants de la responsabilité individuelle : « le lien social ne dépend pas que des politiques publiques ». C’est vrai, il repose aussi sur notre disponibilité à l’autre. Chacun de nous peut choisir d’entretenir ou d’abîmer ce fragile espace entre soi et le monde. Il n’empêche que si chacun peut entretenir le lien, nul ne peut le sauver seul. Lorsque l’action publique sape les conditions mêmes de la solidarité, l’appel à de supposées vertus individuelles devient alors bien dérisoire.
La nécessité du commun
La crispation des débats, les replis identitaires et, phénomène plus récent, la solitude numérique[13] ont une racine commune : la perte de lien social. Ce besoin fondamental ne devrait pas être relégué au rang de slogan, ce devrait être au contraire un repère politique, une boussole, qui rappellerait que le vivre-ensemble n’est pas un luxe moral, mais une condition de survie démocratique. C’est donc notre capacité à interpeller nos décideurs et décideuses qui est ici en jeu : collectivement, faire entendre que la cohésion sociale ne se décrète pas, mais qu’elle se construit, qu’elle doit être soutenue et protégée par des politiques publiques cohérentes.
Une société qui laisse disparaître, ou qui y porte atteinte de manière ostentatoire et décomplexée, ses lieux de lien, qu’ils soient associatifs, culturels ou citoyens, ne s’effondre pas en une fois. C’est de notre point de vue plus insidieux : elle se vide progressivement de sens. Quand le lien social se sera complètement effacé, la démocratie se sera éteinte avec lui…
Quentin Hayois.
[1] Communiqué de presse du Gouvernement fédéral du 24 novembre 2025, Accord sur un budget pluriannuel équitable qui répartit les charges de manière juste et protège notre prospérité .
[2] Communiqué de presse du Gouvernement de Wallonie du 20 octobre 2025, Budget wallon initial 2026 : une trajectoire respectée, des réformes lancées et des efforts structurels assumés .
[3] Communiqué de presse du Gouvernement de la Fédération Wallonie Bruxelles du 10 décembre 2025, Budget 2026-2029. Accord au Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour garder sous contrôle le déficit budgétaire.
[4] Idem.
[5] Thierry Bornand, « Le Baromètre social de la Wallonie 2023 », IWEPS, 120 pages.
[6] Justine Contor, « Les ONG de développement belge : l’évolution de leur professionnalisation au primse des contraintes normatives », Centre de recherches Spiral, Université de Liège – Belgique, 2016.
[7] Jean Blairon, « Que nous indique l’obligation de recourir à des indicateurs ? » Intermag.be, RTA asbl, octobre 2021.
[8] Olivier Hamant, Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant. Tracts Gallimard, n°50, aout 2023, p. 5.
[9] D’après le Baromètre des associations 2024 (Fondation Roi Baudouin), environ une association sur dix déclarait avoir manqué à ses obligations de paiement au cours des douze derniers mois.
[10] Avis n° 2025/9 du 18/09/2025 de l’Institut Fédéral pour la protection et la promotion des Droits Humains sur l’avant-projet de loi relatif à l’interdiction administrative des personnes morales, des sociétés sans personnalité juridique, des associations ou groupements de fait constituant une menace grave et actuelle pour la sécurité nationale ou la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel.
[11] Carte Blanche de la Coalition « Droit de protester », Dissoudre une association sur décision du gouvernement ? Notre liberté d’association est menacée, publiée sur www.lesoir.be, 3 novembre 2025.
[12] Théorisé par Serge Bagaum, et évoqué dans Ch. RUBY, Les métamorphoses du lien social, mars 2023
[13] Christophe Janssen, Transition numérique : la solitude du lien, in Cahiers de psychologie clinique, 57(2), 239-263.

