Dans le numéro précédent de « Pour parler de paix », tous les articles ont clairement mis en évidence, à partir de la situation de guerre en Ukraine, différents défis. La perspective esquissée ici entend faire le point sur la possibilité d’interactions entre groupes sociaux différents, voire opposés, pour une construction plus solide de la vie démocratique
La démocratie comme système de coopération conflictuelle
Nos sociétés qualifiées de démocratiques demeurent une construction continue et un horizon jamais pleinement atteint. Elles reposent sur un système qualifié de « coopération conflictuelle ». Quand j’étais en première année de faculté de Lettres, j’avais été choqué en un premier temps par les réflexions du professeur d’Histoire Contemporaine qui nous affirmait, exemples à l’appui : « quand il n’y a plus de conflits c’est la guerre ». Il précisait que le cœur d’une démocratie résidait dans un travail précis de coopération entre des adversaires qui deviennent partenaires : ceux-ci estiment indispensable de négocier et de construire des accords durables. Les débuts de la construction de l’Union Européenne apparaissent clairement liés à une décision commune : la volonté du « plus jamais ça » après deux guerres meurtrières et les massacres de la Shoah. Le sociologue et philosophe Axel Honneth a mis en exergue la volonté commune d’éviter le pire en mettant en place des « procédures coopératives »[1].
Des propos similaires sont tenus par le sociologue des religions Hans Joas, quand il évoque le dépassement des guerres de religion et l’enjeu de la mise à distance par rapport au caractère sacré de la nation, du groupe ethnique, qu’il s’agisse de la politique coloniale de plusieurs nations européennes ou du retour mythique à l’unité impériale[2]. Lorsque des populations qui ont été persécutées refusent de persécuter à leur tour, on entre dans un scénario nouveau qui n’enferme pas les autres dans une vision diabolisée. Selon lui, cette attitude n’est possible que sur le fond commun de propositions universalisables, qu’elles soient religieuses ou pas : une sacralisation de chaque personne, « indépendamment de ses mérites et de ses méfaits » et une désacralisation parallèle de la nation, de la communauté ethnique ou du groupe de celles et ceux que l’on estime « fréquentables »[3].
Dans le cadre plus précis de la Belgique, le système de sécurité sociale, après 1945, a été construit à partir d’un compromis entre les instances représentatives du patronat et des ouvrier·e·s et employé·e·s afin d’affirmer le refus des dictatures et le dépassement de la détresse sociale. Ce travail n’a été possible qu’à partir de la reconnaissance d’une fécondité possible dans la création de Communs. Ce que la philosophe Hannah Arendt a notamment exprimé en parlant de la condition humaine moderne et de la réhabilitation de l’activité qui associe des personnes et des groupes à travers des ressemblances et des divergences[4]. Ces propos, qu’il nous est impossible de reprendre ici, nous amènent à interroger la dimension sociétale de l’action.
La société civile : une définition et un rôle à approfondir
Á plusieurs reprises, les récits médiatiques mettent en évidence la crise de nos démocraties et l’opposition entre les pouvoirs politiques et la société civile. Celle-ci n’a toutefois pas de définition univoque. Même si elle désigne dans son acception commune l’ensemble des associations qui proposent et défendent des intérêts collectifs, les objectifs et dimensions de ces groupes organisés varient dans leur rapport à l’espace et au temps. Dans certains cas il s’agit de défendre les intérêts des personnes et groupes qui vivent sur un territoire limité ; dans d’autres cas (Justice et Paix fait partie de cette autre catégorie) les membres estiment essentiel de développer des réseaux de solidarité qui dépassent les frontières, tout en ancrant les possibilités d’action commune dans des territoires précis. Dans le combat pour d’autres pratiques d’accès et d’utilisation des ressources naturelles, notamment des minerais, il s’agit de développer des actions qui permettent là-bas et ici de sortir des systèmes de domination et de construire de nouveaux modèles d’interdépendance.
J’avoue garder ici une forme constante de défiance à l’égard du terme de résilience, souvent utilisé comme mot-valise afin de désigner la capacité pour des individus et des sociétés de surmonter des situations traumatiques. La résilience désigne au départ, en sciences physiques, une capacité de résister aux chocs thermiques ou en écologie, la capacité pour un écosystème de réagir et de se reconstruire (par exemple une forêt après un incendie). Certes, les travaux de Boris Cyrulnik ont largement vulgarisé la capacité psychologique d’assumer et de surmonter un traumatisme lié à une catastrophe ou une guerre[5]. Or on ne peut purement calquer l’évolution des sociétés sur la duplication des conduites individuelles : le rapport entre citoyenneté et démocratie politique reste un processus à construire et approfondir en tenant compte de différents niveaux.
Par contre, il me paraît adéquat d’évaluer les modalités qui permettent de résister dès le départ à des évènements aussi graves que les catastrophes climatiques, les situations de guerre mais aussi les migrations forcées, les transformations intérieures à l’Etat. Nous pouvons observer, en Allemagne fédérale, une attitude radicalement différente à l’égard des migrant·e·s dans les anciens Länder d’Allemagne de l’Est par rapport à ceux de l’Ouest : les réactions les plus racistes ont pu être observées à l’Est, là où pas ou peu d’actions ont été accomplies après 1945 pour opérer un travail profond de mémoire à propos de l’Holocauste et de la soumission des populations à l’idéologie nazie.
Le terme de résilience me paraît dès lors pertinent s’il est lié à une analyse rigoureuse des différentes formes de résistance et au développement de capacités d’anticipation, en tout cas à la construction de possibilités d’amortir les chocs liés à des évènements non directement prévisibles. Le travail de rappel de la Shoah entretenu dans les programmes éducatifs de l’enseignement et des associations s’articule avec des possibilités réelles d’intervention et de prévention : l’autre et les autres ne sont pas des « êtres à rejeter », des « moins qu’humains ». Ces dispositifs collectifs permettent de garder en mémoire les dérives du passé et les risques pour notre présent et notre avenir si ces crimes sont occultés.
Par ailleurs, la démocratie ne peut être vivante que si se poursuit en parallèle un processus constant d’approfondissement qui inclut des évaluations de l’action collective et un dispositif éducatif solide. Cette dimension mérite d’être précisée.
Un travail culturel pour reconnaître l’interdépendance entre groupes sociaux et nations
Il est important de préciser que le travail d’éducation à opérer par nos sociétés sur elles-mêmes n’inclut pas simplement l’enseignement. Il comprend toute la dimension d’éducation permanente ou « éducation populaire » qui comporte une dimension longue de patience et d’écoute à l’intérieur des collectifs citoyens et un processus inclusif non limité au système scolaire.
En Catalogne un travail particulier a été mené dès les années 1980 en vue de déconstruire les stéréotypes liés à l’affirmation du Catalan travailleur par essence contre l’Andalou et les Espagnols du Sud qualifiés « d’Africains » et de plus « naturellement paresseux et rétifs à l’effort »[6]. Il y avait dans les groupes des jeunes issu·e·s de familles vivant en Catalogne depuis plusieurs générations et d’autres dont les familles avaient migré du Sud vers le Nord à la recherche d’un travail moins précaire. Le constat qui a émergé à l’époque et est toujours maintenu était la reconnaissance du caractère interdépendant entre populations de souche et migrantes comme phénomène constitutif de nos sociétés.
Cette dimension d’ouverture at été appuyée par plusieurs responsables. Les évêques de Catalogne avaient publié en 1984 une lettre où ils mettaient en exergue l’histoire de leur pays comme le fruit de sa situation proche de la mer et d’un ensemble de migrations[7]. Le 17 juillet dernier le musicien Jordi Savall évoquait de quelle manière les cultures arabe, latine, juive et d’autres encore avaient inspiré et permettaient de comprendre la Catalogne, l’Espagne et l’Europe elle-même comme le fruit d’influences successives. Cette prise de conscience était notamment à l’origine de la création du Concert des Nations, par Jordi Savall et son épouse, Montserrat Figueras, en 1989.
Sans optimisme naïf, ces quelques exemples liés à une situation très conflictuelle actuellement sur le pourtour méditerranéen visent à mettre en évidence les efforts à poursuivre sur base d’éléments factuels pour montrer comment nos sociétés sont à la fois fragiles, fortes et enrichies au fil des âges par les contacts sociaux et le dépassement d’une vision restrictive de « ce qui créé du commun » aujourd’hui.
Joseph Pirson.
[1] Axel HONNETH, Abolir les injustices, l’emporter sur le crime, dans La Reconnaissance, Histoire européenne d’une idée, NRF Essais Gallimard, 2020,p.159-187. V.en partic. .p 178-181
[2] Hans JOAS, Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement. La couleur des idées. Seuil, Paris.2021. V. p.326-331
[3] JOAS p.327
[4]Hannah ARENDT The Human Condition, Chicago : Chicago University Press, 1958, p. 199-207.
[5] Boris CYRULNIK, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999
[6] Il s’agissait de révision de vie (Voir, Juger, Agir) menée dans le cadre du MUEC (Moviment dels Universitars i Estudiants Cristians)
[7]« Ens som un poble nacit del mar » (Nous sommes un peuple né de la mer). Cette dimension a également été développée par l’évêque catalan du Brésil, Pere Maria Casaldaliga (décédé en 2020) dans son ouvrage « Encara avui respiro en catala » (aujourd’hui encore je respire en catalan) Claret Edition 1987.