En 2025, la CENCO et l’ECC unissent leurs réseaux et leur autorité morale pour proposer un « pacte social » : dialoguer avec toutes les parties en conflit, mobiliser la société civile et les diasporas, afin de sortir la RDC du cycle des violences qui déstabilise toute la région.

Crédit : Patrick Balemba
Depuis la chute de Mobutu, la République démocratique du Congo (RDC) est plongée dans une instabilité chronique, particulièrement dans l’Est du pays. Alors que les processus diplomatiques classiques peinent à restaurer la paix, les deux principales Églises du pays – la CENCO et l’ECC – ont lancé une initiative originale: « un Pacte social pour la paix ». Cette médiation religieuse, fondée sur l’écoute, la réconciliation et le vivre-ensemble, entend impliquer toutes les composantes de la société congolaise et même les pays voisins.
Historiquement, les Églises ont joué un rôle de médiation reconnu, notamment lors de la Conférence nationale souveraine et de la crise post-Kabila en 2016. Aujourd’hui, elles proposent une nouvelle voie, face à l’échec des processus de Nairobi et Luanda. Leur démarche, fondée sur des consultations élargies, vise à construire une paix durable par une approche inclusive et spirituelle.
Cette diplomatie morale contraste avec la diplomatie étatique classique. Elle cherche à transformer les cœurs plutôt qu’à imposer des accords techniques. Les deux Églises, en tant que structures profondément enracinées dans la société, bénéficient d’un fort capital confiance et d’une capacité à rassembler au-delà des clivages politiques, tribales ou de religions. Elles dialoguent avec tous les acteurs, y compris les rebelles du M23/AFC, pour ouvrir des espaces de discussion.
Les diasporas, notamment en Belgique, joue un rôle actif dans ce processus. En relayant les initiatives, en participant aux forums et en sensibilisant l’opinion publique européenne, elles agissent comme courroie d’entraînement pour la paix et sont perçues comme un acteur potentiel de co-développement.
Le « Pacte social pour la paix » porté par la CENCO et l’ECC ouvre une perspective de transformation sociale et politique : réconciliation nationale, charte de paix, conférence internationale. Il reste à espérer que cette initiative, ancrée dans une volonté citoyenne profonde, parvienne à surmonter les obstacles posés par les résistances politiques, les intérêts géostratégiques et les mémoires meurtries. Mais une chose est sûre : l’Église a réintroduit dans le débat la force du dialogue et de la conscience morale collective.
Cette approche interpelle également les citoyen·nes belges. Elle soulève la question du rôle que la Belgique, forte de son histoire coloniale, pourrait jouer dans la consolidation de la paix. Le silence politique, institutionnel et médiatique entourant ce conflit constitue une faille éthique dans l’engagement international de la Belgique. Justice & Paix plaide pour un sursaut moral : redonner aux dynamiques locales les moyens d’agir, et soutenir un écosystème d’acteurs enracinés, au lieu de reproduire des schémas d’intervention descendante.
Les leviers d’action ne manquent pas. En Belgique, les citoyen·nes peuvent interpeller leurs élu·es, renforcer les ponts avec les diasporas engagées, participer aux espaces de réflexion critique (comme les sessions « Let’s Talk About Congo »), ou encore appuyer les ONG partenaires de terrain. La paix ne peut se décréter à distance : elle se construit ensemble, dans la reconnaissance des récits, la restauration des mémoires blessées, et l’élaboration d’un vivre-ensemble nouveau, ici et là-bas.
Doha, Washington et la diplomatie des équilibres
Les processus de paix soutenus par Doha et Washington s’inscrivent dans une diplomatie contemporaine marquée par la recherche d’équilibres pragmatiques plutôt que par une ambition de transformation profonde des conflits. Face à l’enlisement des mécanismes régionaux africains – Nairobi, Luanda, EAC, CIRGL – jugés trop instables ; Elles traduisent une volonté de désescalade rapide, mais aussi une lecture du conflit congolais largement façonnée par des priorités géopolitiques globales.
À Doha comme à Washington, l’objectif affiché est clair : réduire les tensions entre la RDC et le Rwanda, contenir la résurgence du M23/AFC et éviter une régionalisation ouverte du conflit. Les formats privilégiés – discussions discrètes, diplomatie de couloirs, pression bilatérale sur les exécutifs – visent l’efficacité et la rapidité. Cette approche peut produire des résultats à court terme, notamment en matière de cessez-le-feu ou de mécanismes de vérification. Mais elle comporte un risque majeur : celui de traiter le conflit comme un problème de stabilité régionale, plutôt que comme une crise politique, sociale et historique enracinée dans des décennies d’injustices.
Les États-Unis, en particulier, abordent la région des Grands Lacs à travers le prisme de la sécurité internationale et des chaînes d’approvisionnement stratégiques. La RD Congo occupe une place centrale dans l’économie mondiale de la transition énergétique, en raison de ses réserves de cobalt, de coltan et d’autres minerais critiques. Dans ce contexte, la paix tend à être conçue comme une condition de sécurisation des flux économiques et industriels, indispensable aux stratégies climatiques et technologiques des puissances occidentales. La stabilité devient alors un moyen, plus qu’une finalité humaine.
Le Qatar, de son côté, cherche non seulement à s’affirmer comme un médiateur mondial mais aussi à sécuriser ses investissements en Afrique centrale. Il espère ainsi redorer son statut diplomatique en intervenant dans des conflits complexes. Cette diplomatie de médiation, déjà à l’œuvre dans d’autres contextes, repose sur la neutralité affichée et la capacité à dialoguer avec des acteurs antagonistes. Si cette posture peut ouvrir des espaces de discussion là où d’autres canaux sont bloqués, elle reste largement déconnectée des réalités locales et des attentes des populations affectées. Les sociétés civiles congolaises, les victimes des violences et les communautés déplacées sont rarement associées à ces processus, réduits à des négociations entre élites politiques et militaires.
Cette diplomatie des équilibres pose ainsi une question de fond : peut-on construire une paix durable sans s’attaquer aux causes structurelles du conflit ? Les enjeux fonciers, la gouvernance des ressources naturelles, l’impunité des crimes internationaux, la réforme des forces de sécurité et la reconnaissance des traumatismes collectifs restent largement absents des agendas de Doha et de Washington. En privilégiant des accords de désescalade, ces initiatives risquent de produire une paix négociée par le haut, fragile et réversible, qui reporte les tensions plutôt qu’elle ne les résout.
La Belgique : entre expertise reconnue et prudence politique
La Belgique occupe une place singulière dans les dynamiques diplomatiques liées à la RD Congo et, plus largement, à la région des Grands Lacs. Son histoire coloniale, ses liens humains durables et la présence sur son territoire de diasporas congolaises, rwandaises et burundaises lui confèrent une compréhension fine des réalités politiques, sociales et mémorielles de la région. Cette “expertise” est régulièrement reconnue dans les enceintes multilatérales, tant au sein de l’Union européenne qu’aux Nations unies. Pourtant, cette position privilégiée peine encore à se traduire par une diplomatie pleinement assumée et structurante.
Depuis plusieurs années, la Belgique adopte une posture marquée par la prudence, voire la retenue. Soucieuse d’éviter toute accusation de paternalisme ou d’ingérence néocoloniale, elle privilégie souvent une action indirecte : appui aux initiatives internationales, soutien humanitaire, plaidoyer discret en faveur des droits humains. Cette approche, légitime dans son intention, comporte toutefois un risque : celui de l’effacement politique. À force de vouloir « bien faire », la Belgique pourrait donner l’impression de renoncer à sa capacité d’influence sur les choix stratégiques qui structurent les processus de paix.
Cette prudence se manifeste notamment dans le suivi des initiatives diplomatiques portées par d’autres acteurs, comme les États-Unis, le Qatar ou certains États de la région. La Belgique soutient ces démarches sans toujours y inscrire une vision propre, fondée sur son expérience historique et sur les enseignements tirés de décennies de coopération, mais aussi d’échecs. Son expertise pourrait précisément rappeler que l’arrêt des combats ne suffit à lui seul à construire une paix durable. Celle-ci doit être accompagnée d’un travail de fond sur la justice, la mémoire, la gouvernance et la redevabilité.
Par ailleurs, la Belgique dispose d’outils institutionnels et politiques encore sous-mobilisés. Les travaux de la Commission spéciale parlementaire chargée d’examiner le passé colonial ont mis en lumière la nécessité d’un regard lucide sur l’histoire partagée avec le Congo, le Rwanda et le Burundi. Ces réflexions ne devraient pas rester confinées au champ mémoriel ou symbolique. Elles pourraient nourrir une diplomatie plus cohérente, attentive aux rapports de domination persistants, aux fractures héritées du passé et à la manière dont celles-ci continuent d’influencer les conflits contemporains.
La politique étrangère belge se trouve ainsi face à un dilemme : rester dans une logique de prudence, au risque de contribuer au statu quo, ou assumer une parole plus claire et plus exigeante. Cela impliquerait, par exemple, de soutenir explicitement les mécanismes de lutte contre l’impunité, de conditionner certaines coopérations sécuritaires au respect des droits humains, ou encore de porter, au sein de l’Union européenne, une position plus ferme sur la responsabilité des acteurs régionaux impliqués dans les violences à l’Est de la RDC.
Du point de vue de l’éducation permanente et de Justice & Paix, cette question n’est pas réservée aux cercles diplomatiques. Les choix de la Belgique engagent l’ensemble des citoyen·ne·s, ne serait-ce que parce qu’ils sont faits en leur nom. Interroger la prudence politique, ce n’est pas appeler à une diplomatie agressive ou moralisatrice, mais à une diplomatie cohérente, courageuse et fidèle aux valeurs qu’elle proclame : paix, justice, droits humains et solidarité internationale.
Dans un contexte où la paix en RDC risque d’être réduite à une simple gestion de crise, la Belgique pourrait jouer un rôle de vigie éthique et politique. Encore faut-il qu’elle accepte de transformer son expertise reconnue en un engagement diplomatique lisible, assumé et aligné sur les aspirations des populations concernées.
Les diasporas en Belgique : actrices ou spectatrices ?
En Belgique, les diasporas congolaises, rwandaises et burundaises occupent une place centrale dans le paysage social, culturel et politique. Présentes de longue date, structurées en associations, réseaux citoyens, collectifs culturels ou confessionnels, elles constituent un pont vivant entre la Belgique et la région des Grands Lacs. Leur rôle potentiel dans les dynamiques de paix est considérable. Pourtant, ce potentiel reste largement sous-reconnu et parfois enfermé dans une position ambivalente : à la fois mobilisées par les événements qui frappent leurs pays d’origine et reléguées au rang de simples spectatrices des processus diplomatiques officiels.
Les conflits à l’Est de la RDC, les tensions régionales et les récits antagonistes qui les accompagnent traversent profondément les diasporas. Les blessures du passé, les mémoires non apaisées et les expériences familiales de violence ou d’exil façonnent les discours et les engagements. Dans certains cas, ces dynamiques peuvent renforcer des logiques de polarisation, alimenter des lectures ethno-nationales du conflit ou prolonger, à distance, des clivages importés. Les réseaux sociaux accentuent parfois ces phénomènes, en favorisant la circulation de récits simplificateurs, émotionnels ou instrumentalisés.
Mais réduire les diasporas à ces tensions serait profondément injuste et réducteur. Dans leur diversité, elles sont aussi des espaces de réflexion critique, de médiation et de créativité politique. De nombreuses initiatives portées par des membres de la diaspora œuvrent déjà à la prévention des discours de haine, à la promotion du dialogue intercommunautaire et à la mise en avant de lectures historiques plus nuancées. En Belgique, des espaces associatifs, universitaires et citoyens permettent d’élaborer des récits alternatifs, centrés sur la justice, la mémoire partagée et la dignité humaine.
Les diasporas disposent en outre d’un levier spécifique : celui de la diplomatie citoyenne. Par leur double ancrage, ici et là-bas, elles peuvent interpeller les décideur·euse·s politiques belges et européens, contribuer au débat public et influencer les cadres de compréhension du conflit. Leur parole, lorsqu’elle est structurée et collective, peut rappeler que la paix ne se décrète pas uniquement dans les chancelleries, mais qu’elle se construit à partir des vécus, des traumatismes et des aspirations des populations concernées.
Pourtant, cette capacité d’agir se heurte à plusieurs obstacles. Les diasporas sont rarement associées de manière systématique aux processus de paix ou aux consultations politiques. Leur expertise est parfois disqualifiée au nom d’une supposée subjectivité, comme si l’émotion disqualifiait toute analyse. À cela s’ajoutent des difficultés internes : fragmentation des organisations, concurrence des leaderships, fatigue militante. Sans accompagnement et sans reconnaissance institutionnelle, le risque est grand de voir ces acteurs se replier ou se radicaliser.
Du point de vue de Justice & Paix, l’enjeu est précisément de transformer cette position ambivalente en une force constructive. Cela implique de soutenir les initiatives de formation citoyenne, de créer des espaces de dialogue sécurisés entre diasporas, et de valoriser les approches qui lient mémoire, justice et responsabilité. Il s’agit aussi de rappeler que la paix passe par un travail sur les récits : déconstruire les discours de haine, refuser les simplifications ethniques et replacer l’humain au centre de l’analyse.
Pour les citoyen·ne·s en Belgique, avec ou sans lien direct avec la région des Grands Lacs, l’engagement des diasporas constitue une opportunité démocratique. Elles ne sont pas seulement des témoins du conflit ; elles peuvent devenir des actrices clés d’une paix pensée depuis la société civile, capable de dépasser la logique de l’attente pour ouvrir des chemins de transformation réelle.
La paix se construit avec les populations
Du point de vue de Justice & Paix, l’approche technocratique de la paix appelle une vigilance critique. La paix ne peut être réduite à un équilibre entre intérêts étatiques ou à une stabilisation des marchés. Elle est avant tout un projet politique, social et éthique, centré sur la dignité humaine, la justice et la participation des populations concernées. Sans ces dimensions, les processus soutenus par les grandes puissances risquent d’alimenter un sentiment de dépossession politique en RDC, renforçant l’idée que l’avenir du pays se décide ailleurs, sans et parfois contre ses citoyen·ne·s.
Pour les citoyen·ne·s en Belgique, comprendre les logiques à l’œuvre à Doha et à Washington est essentiel. La Belgique, comme partenaire des États-Unis et acteur multilatéral, n’est pas extérieure à ces choix. Interroger ces processus, c’est refuser une vision de la paix comme simple variable d’ajustement géopolitique et réaffirmer l’exigence d’une paix juste, inclusive et ancrée dans les réalités congolaises.
L’évolution du mandat de la MONUSCO, la multiplication des initiatives diplomatiques portées par Doha et Washington, la prudence de la Belgique et la place ambivalente des diasporas en Belgique dessinent un même fil rouge : celui d’une paix souvent pensée comme une gestion du risque plutôt que comme une transformation en profondeur des causes du conflit. À force de privilégier la désescalade immédiate, la stabilisation sécuritaire et les équilibres géopolitiques, la communauté internationale court le risque de confondre l’absence temporaire de combats avec une paix véritable.
Or, l’expérience congolaise montre avec force que la paix ne se décrète pas et ne se surveille pas uniquement à coups de résolutions ou de mécanismes techniques. Elle se construit dans le temps long, à partir de la justice, de la reconnaissance des violences subies, de la lutte contre l’impunité et de la participation effective des populations concernées. Une paix qui ignore ces dimensions reste fragile, réversible et profondément injuste. Elle alimente la défiance, tant envers les institutions nationales qu’internationales, et entretient le sentiment que l’avenir du pays se décide ailleurs, sans celles et ceux qui en subissent les conséquences.
Dans ce contexte, la MONUSCO se trouve à un moment charnière. Son rôle ne peut se limiter à accompagner des processus de paix conçus en dehors des sociétés qu’ils prétendent stabiliser. Sans une articulation claire avec des exigences politiques fortes (réforme des forces de sécurité, justice transitionnelle, gouvernance des ressources naturelles, respect des droits humains) son action risque de prolonger une attente coûteuse en vies humaines. Accompagner la paix ne peut signifier organiser la patience des populations face à l’inacceptable.
La Belgique, de son côté, dispose d’atouts singuliers pour contribuer à une autre approche. Son expertise historique, son engagement multilatéral et la vitalité de ses diasporas lui offrent la possibilité de porter une parole plus cohérente et plus courageuse, à l’échelle européenne et internationale. Refuser le statu quo, ce n’est pas imposer des solutions, mais rappeler avec constance que la paix durable passe par la justice et la responsabilité des acteurs impliqués, quels qu’ils soient.
Enfin, les citoyen·ne·s en Belgique ne sont pas extérieur·e·s à ces enjeux. Par l’information, le débat public, l’éducation permanente et le soutien aux initiatives portées par les diasporas et la société civile, elles et ils peuvent contribuer à déplacer le regard : d’une paix technocratique et distante vers une paix humaine, inclusive et exigeante. Dans un monde traversé par des conflits qui se répondent et s’alimentent, s’engager pour la paix en RDC, c’est aussi interroger notre propre rapport à la justice, à la solidarité et à la responsabilité internationale.
Surveiller un cessez-le-feu ne suffira jamais. Construire la paix exige du courage politique, de la mémoire, de la justice et une mobilisation citoyenne durable. C’est à cette condition que la paix cessera d’être une attente gérée pour devenir un horizon partagé.
Patrick Balemba

