La réconciliation est souvent envisagée de manière interpersonnelle mais on l’envisage peu souvent, comme un enjeu significatif de société. Dans cette courte analyse, nous tentons d’expliquer le concept et pourquoi il vaut le coup de s’y’ attarder pour un avenir axé sur un (re)vivre-ensemble serein entre les peuples.
Le concept de « réconciliation » est un élément crucial dans le domaine du “peacebuilding” (la construction de la paix), en particulier lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux racines profondes des conflits et de prévenir la réapparition de nouvelles violences. C’est une notion qui va au-delà de la simple cessation des hostilités ; elle touche aux émotions, à la psychologie et à la société dans son ensemble.
Avec la multiplication des conflits intraétatiques depuis les années 1990, ainsi que la généralisation des opérations internationales de maintien de la paix et la reconnaissance de la sécurité humaine comme un des “piliers du développement”, la notion de “postconflit” est devenue une grille de lecture et d’action internationale commune. Défini par les Nations unies, le concept de “postconflit” désigne un modèle idéal de transition après une guerre, au sein duquel institutions internationales, États et acteur·rices civils, privés et associatifs œuvreraient ensemble pour surmonter les tensions et (re)construire une paix durable. Toutefois, l’approche institutionnelle du concept connait encore, à ce stade, certaines fragilités dans ses questionnements fondamentaux et sa méthode[1]. En effet, la réconciliation ne peut être imposée de l’extérieur ; elle doit venir du cœur des individus et être adaptée aux particularités culturelles et historiques de chaque société. De plus, la réconciliation ne doit pas être vue comme une simple « étape » dans le processus de paix, mais comme un engagement à long terme pour une coexistence harmonieuse.
C’est dans ce contexte que des concepts clés tels que « la réconciliation » émergent dans le champ des relations internationales. Si ce concept avait déjà été étudié par le passé, c’était surtout dans son aspect de relations interpersonnelles et non pas dans un contexte de conflit armé. A cet époque, l’absence de consensus sur une définition du concept le rend flou et permet ainsi des interprétations et des manipulations. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’une réflexion globale est entamée sur le travail de réconciliation post-conflits armés dans les milieux académiques.
Un trajet et une destination
La réconciliation peut signifier l’instauration d’un changement d’une part (le processus), et l’aboutissement de ce changement (le résultat) de l’autre part. En ce qui concerne le résultat, on ne parle plus seulement d’une clôture des hostilités ni de la signature d’un traité de paix, mais bien de “la formation ou restauration d’une réelle relation de paix entre [des groupes de la] société[s] qui ont été impliqué[es] dans un conflit insoluble, après la résolution formelle de ce conflit”[2], comme mentionné précédemment. Il est important de signaler que cet aboutissement implique l’entièreté de la société, et non pas seulement les responsables politiques. En ce qui concerne le processus, les spécialistes identifient généralement trois phases qui peuvent être liées aux étapes de la résolution d’un conflit, c’est-à-dire : 1° l’accord de fin de conflit ; 2° la coexistence ; et 3° la période d’instauration de la paix. L’un d’entre eux, Herbert Kelman, expert en psychologie sociale, présente les choses comme suit[3] :
- La tolérance mutuelle des parties prenantes. Ceci les amène à accepter de déposer les armes et à entrer en négociation. Cette première phase est toujours liée à l’intérêt personnel (mais partagé) des parties prenantes : le fait que l’état de paix représente pour eux une meilleure situation que l’état de conflit ;
- Une période d’identification, qui n’est plus seulement une coexistence et un respect des lois (on ne fait pas la guerre), mais aussi une envie de maintenir les liens ;
- Un stade d’internalisation, où la paix est devenue une valeur pour les différents groupes.
Valérie Rosoux, une autre experte spécialiste des questions de mémoire et de réconciliation dans des contextes de sortie de guerre, présente les choses un peu différemment[4]. Elle estime quant ’à elle qu’il pourrait être possible d’envisager trois conceptions de la réconciliation :
- Minimale (un accord politique et on se tolère) ;
- Intermédiaire (la coexistence avec convergence des intérêts et besoins de chaque partie) ;
- Maximale (le processus arrive à transcender les divisions du passé entre les groupes). Néanmoins, cette dernière phase n’est pas toujours possible.
Pour résumer ces deux aspects, processus et résultat, on proposera la définition suivante de la réconciliation : “une idée autant qu’une pratique qui vise la guérison individuelle et collective dans des situations où des torts qui semblent irréversibles ont laissé les gens dans une relation brisée caractérisée par la peur, la défiance et la colère”[5].
Une question reste en suspens tout de même : de quelle réconciliation parle-t-on ? Il existe trois approches[6] dans la manière de concevoir la réconciliation :
Premièrement, il existe l’approche structurelle quiest basée sur les intérêts réciproques des états et des parties, et travaille sur des mécanismes politiques et sociaux. Elle se traduit par la mise en place de mécanismes institutionnels et structurels communs visant à réduire le sentiment de menace, à prévenir tout désaccord et à augmenter le sentiment de sécurité. Il peut s’agir de collaboration politique entre états ex-ennemis, d’interdépendance économique ou encore de force armée commune… Dans le cas d’un conflit intraétatique, les mesures peuvent être de favoriser la liberté d’expression, le retour ou l’instauration de la pluralité politique, etc. Cette approche peut être illustrée par la réconciliation franco-allemande après la Seconde Guerre mondiale, qui a été, entre autres, entretenue par la création d’institutions européennes. Celle-ci a néanmoins été critiquée dans le fait qu’elle implique uniquement les responsables politiques, les élites ou les structures de l’état, mais pas le reste de la population. De plus, elle prend en compte les aspects matériels d’un conflit, mais pas les aspects d’identités de groupes, de valeurs et d’émotions.
Deuxièmement, il existe l’approche psychosocialequi va un cran plus loin. Au-delà des intérêts des parties, on essaie de travailler sur l’émotionnel, les stéréotypes, les croyances et les préjugés de chaque partie. Cette démarche vise plus loin que la coexistence, elle comprend les changements de mentalités et le souhait de construire un nouvel horizon ensemble. Cette approche a été développée au regard des manques de l’approche structurelle.
Troisièmement, il existe l’approche spirituelle qui propose d’allier la compréhension à la (re)création d’une relation entre personnes, via la justice et le pardon. Elle fait appel aux traditions religieuses ou spirituelles locales. Il s’agit d’une démarche très ambitieuse, qui n’est parfois pas réalisable. Elle vise à aboutir à la réhabilitation dans la société tant des victimes que des auteurs, pour s’appréhender tous en tant qu’humanité. On peut citer comme exemple Desmond Tutu, en Afrique du Sud, qui a défendu cette approche via son engagement religieux.
« Un obstacle est que, pour certains et certaines, la réconciliation soit vue comme un sous-produit, un résultat ou même une condition du pardon. Il est indiscutable que le pardon peut parfois être un facteur de réconciliation, mais il n’en est pas un facteur nécessaire »[7]. Le pardon, puisqu’il touche à la spiritualité, à la morale ou à la religion, est une composante appartenant à la sphère de l’intimement personnel. En tant que tel, il peut être un élément de réconciliation. Toutefois, dans de nombreux contextes post-conflits, nous constatons qu’il n’y a pu y avoir de réconciliations sans pardon. Le passage devant la justice peut être un moyen d’y parvenir. Par ailleurs, le pardon n’est pas non plus une condition nécessaire à une certaine réhabilitation des auteurs et autrices. |
Il est important de préciser que cette classification demeure une grille de lecture, et les conflits sont toujours plus complexes dans la réalité. Une approche n’est pas meilleure que l’autre, et va surtout dépendre des besoins des individus et des collectifs. Des “pièges” existent dans chaque approche. Dans l’approche structurelle par exemple, on va privilégier la réconciliation de fait, basée sur la cohésion sociale et le vivre-ensemble de différents groupes. Il faut se méfier du risque que deux groupes vivent côte à côte, littéralement co-existent, mais que la haine demeure présente. Dans ce contexte, un conflit pourrait resurgir à la moindre étincelle. Tandis que dans l’approche spirituelle, il ne peut y avoir d’injonction. Qui serait-on pour imposer à une victime de se réconcilier avec son bourreau ? Cela restera donc impossible pour beaucoup de personnes.
En quoi cela nous concerne-t-il en tant que belge ?
La réconciliation n’est pas seulement pertinente pour les sociétés déchirées par la guerre. Même pour une nation comme la Belgique, qui n’a pas connu directement de conflits majeurs depuis des générations, comprendre la dynamique de la réconciliation est essentiel pour saisir les nuances des problématiques politiques et sociales actuelles. Cela nous aide notamment, à mieux appréhender les mécanismes sous-jacents des sociétés du monde entier.
Les conflits, qu’ils soient visibles ou tapis dans l’ombre, ont toujours façonné l’histoire humaine. De l’extérieur, il est facile de supposer qu’une fois un conflit résolu et les armes posées, la vie reprend son cours normal. En réalité, après le cessez-le-feu, commence une phase cruciale : celle de la réconciliation. Si cette étape est négligée, les germes de nouveaux affrontements peuvent germer. Prenons l’exemple de la Seconde Guerre mondiale qui a émergé des vestiges mal résolus de la Première, notamment avec les conséquences du Traité de Versailles de 1919.
La réconciliation est à la fois un processus et un aboutissement. Elle touche aussi bien aux aspects politiques et sociaux qu’aux dimensions émotionnelles et spirituelles. Évoquer la réconciliation, c’est également aborder des thèmes tels que la responsabilité, la victimisation, le pardon et la quête de vérité. Ces concepts sont fondamentaux pour bâtir un futur harmonieux et pacifique entre les nations.
À travers cette humble analyse, inspirée par l’outil pédagogique « Mémoriaction » de la Commission Justice & Paix, nous voulons souligner la pertinence de la réconciliation pour la Belgique contemporaine. Nous vous invitons donc à explorer cet outil pour approfondir cette réflexion.
Emmanuel Tshimanga.
[1] Cattaruzza, Amaël, et al. « Postconflit : entre guerre et paix ? ». Hérodote, 2015/3 (n° 158), p. 6-15.
[2] Bar-Tal Daniel, et al. « The Nature of Reconciliation as an Outcome and as a Process ». From Conflict Resolution to Reconciliation, 2004, p.14.
[3] Kelman, Herbert C. « Reconciliation as Identity Change: A Social-Psychological Perspective ». From Conflict Resolution to Reconciliation, 2004, p.111-124.
[4] Rosoux, Valérie. « Reconciliation as a Puzzle: Walking Among Definitions ». Negotiating Reconciliation in Peacemaking: Quandaries of Relationship Building, 2017, p.15-26.
[5] Krondorfer, Björn. « Introduction. Social and political reconciliation ». Reconciliation in global context: why it is needeed and how it works, 2018, p.1-15.
[6] Rosoux, Valérie. « Reconciliation as a Peace-Building Process: Scope and Limits ». The Sage Handbook of Conflict Resolution, 2008, p. 543-563.
[7] O’Leary Seán, et al. « Pour vivre la réconciliation », 2001, p.90.