Kasaï : une crise symptomatique des maux congolais ?

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La crise qui traverse la région du Grand Kasaï depuis plus d’une année z des conséquences dramatiques sur les populations : plus d’1,5 million de personnes ont été déplacées et 35 000 personnes sont allées se réfugier en Angola voisin. Cette crise, bien qu’elle prenne racine dans des tensions locales spécifiques, semble catalyser plusieurs dynamiques qui traversent aujourd’hui le pays dans son ensemble. kasai.png

Introduction Au Kasaï, ce sont plus d’1,5 million de personnes qui ont dû fuir la violence en se cachant dans la brousse et plus de 35 000 autres qui sont allées trouver refuge en Angola voisin. Ces importants mouvements de population sont le fruit d’une crise qui sévit dans la région depuis août 2016. La Belgique, l’Union Européenne et l’ensemble de la communauté internationale peuvent jouer un rôle face à cette situation dramatique qui affecte des millions de congolais. La RD Congo est sujette à de nombreux maux, et c’est le plus souvent vers l’Est que se tourne notre regard lorsque l’on parle de conflit. Pourtant la crise des Kasaï mérite également toute l’attention des observateurs internationaux du fait de sa gravité et des conséquences dramatiques qu’elle a eues et fait encore peser sur les populations. Bien qu’ancrée sur des divergences et des tensions locales spécifiques, la crise des Kasaï se révèle emblématique de contradictions qui traversent aujourd’hui la RD Congo dans son ensemble. Elle semble en effet catalyser plusieurs dynamiques qui traversent le pays et il est dès lors intéressant de « lire » le conflit spécifique du Kasaï au travers d’autres thématiques plus globales et transversales. À la déliquescence générale de l’État congolais qui n’assume plus ses pouvoirs régaliens, s’ajoute une crise politique majeure due au blocage du processus électoral depuis 2016. Le pays connaît également un contexte généralisé de pauvreté et de mécontentement de la population dont les droits fondamentaux ne sont toujours pas garantis, ce qui pose la question de la gouvernance des ressources naturelles dont regorge le pays, et de la redistribution des richesses issues de celles-ci. En parallèle, la crise du Kasaï est traversée par des dynamiques dichotomiques plus spécifiques qui, elles aussi, se retrouvent dans d’autres régions du pays en conflit. Nous proposons au fil de cette analyse de revenir, au travers de l’exemple du Kasaï, sur trois oppositions: « autorité coutumière vs nationale », « urgence vs développement » et enfin « interventionnisme étranger vs immobilisme national». Bien qu’elles puissent de prime abord sembler antagonistes, ces dynamiques s’avèrent souvent complémentaires. On observe que les réponses apportées au conflit, sont souvent le fruit de la conjugaison des efforts de plusieurs acteurs, dont l’action pallie celles de l’État congolais qui, n’étant pas en mesure d’apporter des solutions, est souvent « épaulé » par ces derniers. Comprendre (les origines de) la crise du Kasaï : entre autorité coutumière et nationale La mort de Jean Prince Mpandi, dans l’assaut de son village par les forces de sécurité nationales le 12 août 2016, marque le début d’une crise dévastatrice et sans précédent dans la région du Grand Kasaï. Pour comprendre la résonance qu’a eu la mort de ce chef coutumier Kamuina Nsapu (du nom d’un village et d’une lignée royale), il est essentiel de revenir sur l’importance de la tradition coutumière dans cette région. Le secteur de Dibataie, composé d’un groupement de villages à 70 kilomètres au sud-est de Kanaga, fief du chef Kamuina Nsapu, est « l’un des espaces coutumiers les plus homogènes » il est composé d’une ethnie (les Bajila Kasanga), d’une langue (le thsiluba), et s’organise autour d’un chef unique. Face aux manquements des autorités nationales dans cette région enclavée, où les voies de communication manquent grandement, les chefferies coutumières occupent une place essentielle dans l’organisation des communautés, au même titre que l’Église. Aussi, la loi portant sur le statut des chefs coutumiers, promulguée par l’État central en août 2015, est vue d’un mauvais œil dans la région. Cette loi prévoit qu’un chef coutumier désigné localement doit être approuvé par le pouvoir central et pourra, à tout moment être congédié par celui-ci. Très rapidement, les effets pervers de cette réforme se font sentir : certaines localités déjà dotées de leur chef coutumier, voient arriver dans leur contrée de nouveaux chefs mandatés par Kinshasa. Le problème de la dualité des chefs coutumiers est posé. Cette réalité s’illustre par exemple dans le village de Jean Prince Mpandi, sixième chef coutumier Kamuina Nsapu, désigné selon les règles traditionnelles, qui voit son statut menacé puisque les autorités de Kinshasa refusent de le reconnaître. La nomination des chefs coutumiers dans cette zone suit des processus bien précis. Le chef est désigné selon des règles de parenté strictes au sein de la famille royale Kamuina Nsapu., il est ensuite approuvé par le conseil des anciens. Or, la loi portant statut des chefs coutumiers a complètement bouleversé l’ordre établi en la matière. Jean Prince Mpandi s’insurge rapidement contre ce bouleversement et décide d’élever la voix contre cette intrusion du pouvoir central dans les règles coutumières établies de longue date dans la région. Rapidement des scènes de rébellion éclatent dans les environs. Le chef Kamuina Nsapu Mpandi est accusé de vouloir déstabiliser le régime, aussi les autorités tentent plusieurs négociations avec ce dernier qui reste toutefois inflexible sur sa position. Cela lui coûtera la vie. La mort du chef entraîne une réaction en chaîne et conduit à l’embrasement rapide de la région. Réunie autour de la volonté de venger leur chef, de protéger les traditions locales et de dire leur refus de l’autorité centrale, la milice Kamuina Nsapu, du nom du chef défunt, voit rapidement le jour. Elle a recruté de nombreux jeunes dans ses rangs ; on estime en effet que 40 à 60% des recrues Kamuina Nsapu ont entre 8 et 18 ans. La mort du chef a également eu pour conséquence de raviver de nombreux rituels coutumiers. Les miliciens participent à des rituels initiatiques dans les « tshiota [1]Lieu où se déroulent les rituels initiatiques.», au cours desquels une potion d’invincibilité est bue par les initiés. On reconnaît les miliciens Kamuina Nsapu au bandeau rouge qui orne leur tête et aux amulettes de protection qu’ils portent. Ils ont généralement un armement assez sommaire : machette, bâtons, quelques armes à feu de type kalachnikov ou encore des répliques de ces dernières en bois. La croyance dans ces symboles (fétiche, potion, arme en bois) explique en partie le nombre considérable de morts à déplorer dans leurs rangs depuis le début du conflit. Les miliciens manifestent un clair rejet de toute institution publique. Les attaques contre les symboles de l’État se multiplient rapidement : des bâtiments de l’administration, des écoles, des centres de santé sont détruits et brûlés, des représentants de l’État sont attaqués, décapités, tués [2]Parmi ces morts, on retrouve des membres des Forces Armées de la RD Congo (FARDC), Police Nationale Congolaise (PNC), Agence National du Renseignement (ANR), des agents de la Direction Générale … Continuer la lecture. Les miliciens Kamuina Nsapu s’insurgent contre l’ingérence dans leurs affaires, ils alimentent leurs revendications dans les frustrations qu’ils nourrissent à l’égard du pouvoir depuis longtemps (sentiment d’abandon, refus de la pauvreté…). L’Église n’a pas été épargnée non plus. Les miliciens Kamuina Nsapu, dans leur frénésie destructrice à l’encontre des représentations et symboles de l’État, ont également attaqué, endommagé et incendié des biens d’Église, des bâtiments ecclésiastiques, tout comme l’ont été des structures sanitaires et scolaires dépendantes de l’Église. Cette violence s’explique par la connivence que les Kamuina Nsapu perçoivent entre cette dernière et le pouvoir. On rappelle à cet égard que la Conférence Épiscopale Nationale Congolaise (CENCO) a conduit les négociations de la Saint Sylvestre en décembre 2016 pour organiser les élections qui, plus d’un an après, n’ont toujours pas eu lieu. Aussi, certains ont accusé l’Église d’avoir, par le biais de ces négociations, permis au Président Joseph Kabila de se maintenir à la tête de l’État après l’expiration de son mandat. L’Église, malgré ses bons offices, se heurte aujourd’hui à un manque de volonté probant des autorités congolaises de mettre en œuvre les dispositions de cet accord – qui prévoyait initialement des élections pour décembre 2017 au plus tard. Les destructions dont a été victime l’Église sont donc à placer dans ce contexte particulier de rejet massif de tout ce qui peut être assimilé aux autorités nationales ou à leur « soutien ». Concentrées dans un premier temps autour du chef-lieu de l’insurrection, les violences se généralisent à partir de décembre 2016, à l’ensemble des nouvelles provinces du Grand Kasaï. Les Kamuina Nsapu se sont rendus coupables d’actes d’une rare violence à l’égard des représentants de l’État. Ces actes ont été qualifiés de violation des droits de l’Homme par l’Organisation des Nations Unies (ONU) [3]Rapport des Nations Unies, Août 2017, points 51 à 62.. Les violences à l’égard de la population ont quant à elles été relativement limitées. Lorsqu’elles ont eu lieu, elles étaient souvent motivées par des suspicions de sorcellerie. Face à cette insurrection, l’État envoie ses troupes et répond par la force et la répression. Les FARDC, envoyées pour stopper l’insurrection des Kamuina Nsapu, sont tenues pour responsables de multiples cas d’usage de la force disproportionné. Des Kamuina Nsapu, ainsi que de très nombreux civils accusés de soutenir ou de faciliter l’action des miliciens, ont été tués. Un rapport des Nations Unies renseigne également des cas d’enfants tués et de femmes violées lors d’intervention de l’armée. À Mwanza Lomba, des militaires se sont filmés en train de tirer à balles réelles en pleine rue ; cette vidéo a suscité l’émoi. L’ONU a reconnu les forces armées coupables des fosses communes découvertes dans la région. En septembre, l’ONU avait identifié 87 fosses communes. image_1.jpg Face à ces protagonistes, une autre milice fait peu à peu son apparition jusqu’à devenir partie prenante au conflit [4]Rapport des Nations Unies, Août 2017, point 14. : les « Bana Mura ». Cette milice se compose d’individus d’origines ethniques tchokwe, pende et tetela. L’apparition de ce nouvel acteur met en exergue la dimension ethnique que revêt la crise kasaïenne à partir d’avril 2017. Les Bana Mura se seraient constitués sur base de leur appartenance ethnique, et de leur position pro-gouvernementale [5]Rapport des Nations Unies, Août 2017, points 35 à 50.. Si les Kamuina Nsapu s’en prennent avec une rare violence aux agents de l’État, les Buna Mura s’en prennent quant à eux directement aux populations Luba et Lulua. Ils participent également à la destruction de villages, pillent, brûlent sur leur passage. Vivant dans une région jusque-là épargnée par les conflits qui bousculent la RD Congo, les populations kasaïennes ont été bouleversées par la virulence des attaques, la banalisation et la généralisation de cette violence inouïe. En quelques mois, plus de 3.000 décès sont enregistrés par les paroisses de ce territoire enclavé, grand comme 10 fois la Belgique. Cette crise a rapidement eu des conséquences dramatiques pour la population et celles-ci continueront à se faire ressentir durablement. Selon l’UNICEF, plus de 400.000 enfants dans la région sont sévèrement malnutris et risquent de mourir. AUTORITÉ COUTUMIÈRE VS AUTORITÉ NATIONALE : la décentralisation en question Les évènements décrits ci-dessus, peuvent s’inscrire dans la réflexion plus globale de l’organisation du pouvoir en RD Congo. Ce qui se dessine en effet en arrière-plan de cette situation particulière du Kasaï, c’est une dichotomie entre d’une part, l’autorité coutumière des pouvoirs locaux et d’autre part, la concentration d’un pouvoir fort aux mains des autorités centrales. La volonté de rapprocher les gouvernants des gouvernés a conduit à l’inscription dans la Constitution congolaise de 2006 du principe de décentralisation. Il est prévu que l’État se subdivise en 25 provinces auxquelles s’ajoute la ville de Kinshasa. Or, depuis 2006 aucune avancée n’a été faite en ce sens. C’est en janvier 2015 que les autorités nationales actent finalement le projet de loi qui entérine les nouvelles frontières des 26 provinces. Mais les autorités étaient-elles réellement prêtes à accorder plus de pouvoir aux autorités provinciales ? Les compétences de chacune des entités sont clairement définies et leur sont propres. Il n’y a donc pas a priori d‘empiètement des compétences à redouter. L’animosité suscitée par cette réforme doit donc trouver son explication ailleurs. Derrière cette réforme, on peut en effet lire une volonté claire de politisation des chefs coutumiers, voulue par le pouvoir central pour instaurer au sein de cette région, considérée comme un bastion historique de l’opposition, des relais des messages présidentiels et de mettre en place des soutiens stratégiques dans la région. Le redécoupage précipité des provinces en 2015 avait suscité la méfiance de l’opposition qui accusait Kinshasa de vouloir réorganiser la province de manière à optimiser la répartition des groupes ethniques en présence à son avantage en vue des élections à venir – et notamment des Luba qui sont en majorité ralliés à l’opposition. Plutôt qu’une opposition franche entre ces deux niveaux de pouvoir, on peut voir dans le processus de décentralisation une complémentarité de ces derniers, comme une solution pour pallier les lacunes de gouvernance de l’État central. Ainsi, au-delà des efforts de stabilisation et de réconciliation communautaire à mener suite au récent conflit, il importe pour le futur de la région de consacrer le processus de décentralisation dans le respect de l’autorité coutumière. Ce mode de gouvernance a été choisi par les Congolais qui l’ont consacré dans leur Constitution. Il est en outre nécessaire de dépasser les antagonismes révélés brutalement par la crise, en identifiant les points de convergence vers des intérêts communs et partagés entre les autorités centrales et locales. Les réponses à la crise : entre urgence et développement La crise connaît depuis le début de l’automne 2017 une accalmie relative, mais ses conséquences et les défis qui se présentent aux populations aujourd’hui sont considérables. Par ailleurs, les conditions et circonstances ayant vu naître le conflit sont encore très présentes dans le paysage kasaïen, il ne faut donc pas exclure de possibles reprises des violences. La situation reste instable. Des déplacements massifs de population ont été observés dans la région : on dénombre plus d’1,5 million de déplacés internes et près de 35 000 personnes qui sont allées trouver refuge en Angola. Au cours de la seule première moitié de 2017, chaque jour plus de 5500 personnes ont dû fuir leur maison. Un constat douloureux faisant de la RD Congo le pays le plus touché dans le monde par les déplacements internes en raison des conflits. Sur l’ensemble du territoire congolais on récense 4,1 millions de déplacés – les déplacés kasaïens en représentent plus du tiers. Dans le cas du Kasaï, les déplacés, après plusieurs semaines de marche se sont pour la plupart réfugiés dans la brousse. Là, ils ont vécu dans des conditions très précaires : peu d’eau et de nourriture, des conditions sanitaires critiques avec pour conséquence le développement de maladies et la faim. Ils ont également été confrontés au danger que représentait la présence de bêtes sauvages dans cet environnement hostile. Les populations se sont souvent endettées auprès de villageois voisins qui ont tenté d’appuyer ces familles avec de la nourriture et la maigre aide qu’ils étaient en mesure de leur procurer. Certaines populations, traumatisées et hantées par des images sordides n’envisagent pas de retourner dans leur village. En parallèle, et compte tenu de la stabilisation relative de la situation dans certaines zones du Kasaï, on observe un mouvement de retour des populations vers leur village d’origine. En octobre 2017, le HCR estimait que 710 000 personnes étaient rentrées. 762 000 restent cependant toujours déplacées ainsi que 27 555 qui sont toujours à l’extérieur du pays, principalement en Angola. Ce mouvement de retour pose des défis considérables. Ce sont des villages souvent pillés, voire brûlés, que les déplacés retrouvent. Les travaux de reconstruction ont débuté, mais il ne faut pas négliger que ces populations n’ont plus rien. Le système de veille humanitaire et la réponse rapide aux mouvements de population (RRMP) Caritas International a mis en place en RD Congo un système de veille humanitaire qui permet de transmettre rapidement les informations concernant les mouvements de population à travers le pays pour pouvoir répondre au mieux à leurs besoins humanitaires. Le réseau d’informateurs ruissèle à travers tout le pays, puisque chaque veilleur fait remonter quotidiennement les informations concernant sa zone. Le système de réponse rapide aux mouvements de population entre alors en action et achemine les biens et vivres nécessaires aux populations affectées en moins de 30 jours à compter du moment où l’alerte est donnée. Le système de veille mis en place par Caritas International, en partenariat avec Caritas Congo et les Caritas diocésaines des Kasaï, est diffusé auprès d’autres organisations présentes sur le terrain qui l’utilisent ensuite pour leur déploiement humanitaire. Grâce aux informations reçues par la veille, elles savent rapidement situer où sont les populations affectées, estimer leur nombre ainsi que la nature de leurs besoins. Dans la région du Kasaï, Caritas International Belgique travaille en étroite collaboration avec Solidarité Internationale qui procède à des distributions auprès de personnes déplacées qui regagnent leur domicile. Des « kits retour » de première nécessité leur sont délivrés (pagnes, casseroles, bâches, couvertures, cash ou encore l’accès à l’eau par un programme « wash »). Actuellement les distributions ont lieu dans la zone de Kapangu et s’ouvrent dans la zone de Kamiji. 11 3000 ménages (d’environ 5 personnes) bénéficient du projet. Dans cette région, les populations dépendent pour l’essentiel d’une agriculture vivrière – c’est-à-dire que les récoltes leur permettent de vivre et de se nourrir mais que la production n’est pas suffisante pour en tirer des revenus en mesure d’assurer leur accès au marché, à la santé ou à l’éducation. À leur retour, ces populations ont trouvé des champs vidés de leurs récoltes. Leur séjour en brousse les a également empêchées de planter en vue de la prochaine saison. On estime que la majorité des populations ont raté trois saisons de plantation consécutives. Les semences et les outils agricoles manquent aujourd’hui à l’appel et la période de soudure [6]On appelle « soudure » la période qui s’étale entre la fin des réserves de la précédente récolte et la disponibilité des produits issus de la récolte suivante. affecte lourdement la résilience des ménages. Deux constats s’imposent : le premier étant que les populations manquent aujourd’hui de nourriture pour subvenir à leurs besoins immédiats, à court terme. Le second, plus grave encore, résulte du fait de n’avoir pu planter à temps, et laisse présager une augmentation préoccupante de l’insécurité alimentaire dans les mois à venir. En effet sur les 7,7 millions de personnes souffrant de l’insécurité alimentaire en RD Congo, 3,2 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire sévère dont 66% se trouvent dans la région du Kasaï. L’insécurité alimentaire y a augmenté (par rapport à mars 2016) de 323% au Kasaï Central, de 279% au Kasaï et de 97% au Kasaï Oriental. Et les perspectives à venir ne semblent pas s’améliorer. Dans la province du Kasaï, la production de maïs a baissé de près d’un quart par rapport à 2015, avec pour conséquence une envolée des prix jusqu’à +150% dans la région. Les tensions suscitées par l’arrivée d’environ 35 000 réfugiés en Angola ont contribué à exacerber cette crise alimentaire puisque l’Angola, qui a fermé ses frontières au commerce, est normalement un fournisseur important de denrées alimentaires. Outre les défis en matière de subsistance, les populations sont également confrontées à des défis sanitaires comme l’épidémie de choléra qui se répand à travers la région, comme dans le reste du pays – 20 des 26 provinces du pays sont touchées par l’épidémie. « Nous sommes une communauté internationale partageant la même humanité. Ailleurs les souffrances sont entendues. On s’empresse d’apporter de l’aide. Pourquoi de l’hésitation dans ma province? » Mgr Félicien Mwanama – Evêque de Luiza, Kasaï-Central Enfin, des challenges attendent également les populations au sein de leur communauté. Les nombreux jeunes, enrôlés dans les milices, provenaient des villages de la région. Une fois démobilisés, ces derniers vont avoir besoin d’un soutien psycho-social. Leur retour au sein de leur communauté va demander un travail important de réintégration, de réconciliation et de mémoire collective. Ces processus devront être impulsés par des acteurs locaux (de quelque type que ce soit : organisations de la société civile, autorités publiques, Église…) et s’inscrire dans une perspective à long terme pour rétablir le calme et la stabilité dans la région. Pour la reconstruction de la paix, il faut renforcer les structures de dialogue et faciliter la mise en place de lieux d’échanges. Les plaies des conflits inter-ethniques devront également être pansées et prises en charge dans le cadre de structures formelles. Il est urgent de répondre aux besoins humanitaires de la population de la région. Le manque de financement de cette crise humanitaire est interpellant : sur les 64,5 millions de dollars jugés nnécessaires pour répondre à la crise, seuls 30% sont effectivement financés aujourd’hui. Derrière ces chiffres, ce sont des femmes, des hommes et des enfants qui souffrent. La communauté internationale doit conjuguer ses efforts avec ceux des autorités congolaises pour répondre aux besoins pressants de ces populations et ce le plus rapidement possible. Ces défis sont considérables, ils le sont d’autant plus si on les met en perspective avec les moyens à disposition dans la région pour y répondre. Les Kasaï sont en effet une des zones les plus pauvres de la RD Congo et ce malgré leurs richesses souterraines. La question de la gouvernance des ressources naturelles est présente sur l’ensemble du territoire congolais et les Kasaï ne font pas exception. Les mines de diamant sont le moteur économique historique de la région et son principal employeur. La faillite de l’entreprise minière de la MIBA et de la SNCC [7]La MIBA (Minière de Bakwanga) est une entreprise productrice du diamant. La SNCC (Société Nationale des Chemins de fer du Congo) permettait l’acheminement de la marchandise. ont eu des effets dramatiques pour les kasaïens. Les revenus tirés de l’exploitation des ressources naturelles ne sont pas redistribués et ne bénéficient pas à la population. La présence de ces ressources devrait pourtant contribuer pleinement à l’essor économique de la région par l’entremise de la redistribution des recettes aux autorités provinciales. Mais la mauvaise gouvernance entrave ces perspectives de développement. « Si vous parcourez les campagnes, les champs sont dans les mains des femmes. Les hommes sont traditionnellement dans le secteur minier artisanal, l’exploitation du diamant, vivant au gré des petites pierres qu’ils peuvent trouver au jour le jour. Pour répondre aux besoins quotidiens du ménage, on achète des petits biens qu’on revend si on ne trouve rien. Et c’est la reproduction du cycle de la pauvreté. » Jean Nyemba Ambela – Responsable du volet agricole, CRS Mbujimayi Si un lien de cause à effet direct ne peut être établi entre l’explosion de la crise kasaïenne et la présence de ressources naturelles dans la région, il ne faut toutefois pas négliger son impact global. Le rejet massif de l’institution étatique par les Kamuina Nsapu, est probablement alimenté et nourri par un sentiment de frustration et de découragement face à un quotidien de misère et l’absence de perspectives pour un futur meilleur chez les jeunes. On rappelle à cet égard que les rangs des Kamuina Nsapu regorgeaient de jeunes individus. Il ne faut pas négliger la question du développement à plus long terme de la région. Cela passera notamment par l’exploitation raisonnée et inclusive des ressources naturelles présentes dans la région, ainsi que par la redistribution équilibrée de ses bénéfices vers la population. Cela permettrait notamment de consacrer les droits socio-économiques fondamentaux des kasaïens et plus particulièrement d’offrir des opportunités aux jeunes générations. Penser le développement, c’est consacrer une paix durable pour la région. Dans une région où tout est à construire, les priorités sont nombreuses. Le renforcement des capacités en matière agricole, tant pour la production que pour les méthode de séchage, de conservation et de stockage, semble crucial pour permettre une meilleure résilience des populations en cas de crise. Enfin, et c’est primordial, il faudra accorder une attention particulière aux jeunes en renforçant leur accès à l’éducation. Les déplacements forcés, les destructions d’écoles, le recrutement au sein des milices, font des enfants et des jeunes les principales victimes de ce conflit. En exposant la jeunesse à de telles situations, c’est tout l’avenir de la région qui est hypothéqué. « Nous sommes dans une province où la population n’a pas étudié. Les jeunes travaillent dans les mines de diamant. Et on observe une instrumentalisation de l’ignorance des kasaiens. Mais la situation actuelle est le résultat d’un long chemin dans la pauvreté » Alphonse Nkongolo Mulami – Directeur, Caritas Mbujimayi Le Grand Kasaï est une région qui avait été relativement épargnée par les conflits violents jusqu’alors. Cette brutalité a surpris les populations – ainsi que les organisations internationales et humanitaires sur un terrain qu’elles connaissent moins bien que l’Est du pays où se sont concentrées leurs opérations ces 20 dernières années. Les acteurs de changement : entre interventionnisme extérieur et immobilisme national ? Malgré l’ampleur de la crise, celle-ci reste encore largement méconnue – tant dans l’attention qu’on lui accorde, que dans les réponses qui y sont apportées. On identifie trois acteurs-clefs qui ont chacun contribué à la mise en exergue de celle-ci sur la scène internationale : les ONG et organisations internationales, l’État congolais et l’Église. La réponse de la communauté internationale n’a pas été à la mesure de la crise qui a traversé la région. Concentrées dans leur majorité à l’Est du pays, très peu d’organisations internationales et d’ONG sont présentes dans la région du Grand Kasaï. En dépit de l’urgence et des besoins considérables des populations, les réponses apportées à la crise restent ainsi largement insuffisantes. Plus d’un an et demi après le déclenchement de la crise, peu d’organisations sont aujourd’hui présentes sur le terrain. Plusieurs éléments expliquent cette surprenante absence. On note tout d’abord la lenteur de réaction du système humanitaire puisque malgré une intensification de la crise dès décembre 2016, l’alerte n’a été donnée qu’en mars 2017. Aussi, les fonds ont également mis du temps à être mobilisés. Les organisations n’étant pas vraiment présentes dans la région se sont donc retrouvées confrontées à plusieurs obstacles. L’absence de moyens suffisants pour se déployer rapidement dans la région tout d’abord. L’enclavement et le manque de voies de communication pour accèder à cette zone a également contribué à la lenteur du déploiement des programmes humanitaires. Ces derniers n’ont, dans leur majorité, été mis en oeuvre qu’à partir de l’été 2017 – soit près d’un an après le déclenchement de la crise. Dans ce contexte de sous-financement des besoins, la question de l’enrayement de la crise humanitaire pour consacrer un développement durable de la région pose question. L’ONU, représentée militairement en RD Congo par la MONUSCO, n’a quant à elle pas été en mesure de contenir les violences, et ce en raison de son absence et du retard qu’elle a accusé dans le déploiement de ses forces sur le terrain. En 2012, l’insurrection du M23 a en effet poussé les autorités onusiennes à redéployer leurs forces basées dans la région du Grand Kasaï vers l’Est du pays. Au moment de l’éclatement de la crise dans les Kasaï, la MONUSCO n’était donc pas présente dans la région. Mais face à la montée des violences, des hommes sont envoyés. Malheureusement, ces derniers arrivent tard (en décembre) et sont très peu nombreux (en juin 2017 on dénombre 250 casques bleus, 25 policiers et 60 civils déployés). Aujourd’hui, et ce malgré la fragilité de l’accalmie, les troupes se retirent à nouveau. La MONUSCO redirige en effet ses troupes vers la capitale du pays, qui risque à tout moment de s’embraser en raison du contexte électoral tendu [8]Voir à ce sujet l’analyse de la Commission Justice et Paix sur les élections, Décembre 2017. . La MONUSCO et les autorités congolaises entretiennent des relations houleuses à l’échelle nationale [9]Le 11 décembre 2017, 15 casques bleus de la MONUSCO ont été tués et plus de 50 autres blessés lors d’une attaque armée dans une de leurs bases à Semuliki (Nord Kivu) – Source : Le Monde ; ces dernières s’illustrent une fois de plus dans la région des Kasaï. Dans un contexte de tension entre les deux entités, le meurtre des deux experts Michael Sharp et Zaida Catalan, dépêchés par le Secrétaire Général pour venir enquêter dans la région sur les violations des droits humains, l’embargo sur les armes et l’exploitation illégale des ressources, n’ont fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Ce crime est un affront ouvert à la communauté internationale. Certains accusent le gouvernement de se cacher derrière l’assassinat des experts et d’avoir tenté de maquiller ce crime en imputant sa responsabilité aux Kamuina Nsapu. Le 8 mars 2017, le Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme appelait à l’ouverture d’une commission d’enquête internationale sur les évènements du Kasaï, et ce notamment en vue d’investiguer sur la ddécouverte des fosses communes. Quelques jours plus tard, les deux experts sont assassinés. Après avoir été confrontées à de nombreuses pressions et à de multiples refus de la part des autorités congolaises, les Nations Unies ont finalement mandaté l’ouverture d’une enquête internationale. Cette dernière devrait livrer ses premiers résultats en mars 2018. L’État congolais n’a pas davantage été en mesure d’assurer la protection de sa population et d’apporter une réponse adéquate à ses besoins humanitaires. Dans ce bastion historique de l’opposition, berceau de l’UDPS (Union pour la Démocratie et la Paix Sociale) [10]L’UDPS est l’un des principaux partis d’opposition. et de son leader charismatique Etienne Tshisekedi, de nombreux opposants et tenants du pouvoir coutumier n’hésitent pas à crier à l’immobilisme et à l’instrumentalisation de la crise par Kinshasa, sur fond de crise électorale généralisée à l’échelle du pays [11]Voir à ce sujet l’analyse de la Commission Justice et Paix sur les élections, Décembre 2017.. La CENI, dont les agents et installations furent pris pour cibles par les miliciens au Kasaï, a en effet acté le retard accumulé sur le calendrier électoral, du fait des ratés du processus local d’enrôlement et de recensement électoral dans un contexte sécuritaire complexe. Justice et Paix et ses partenaires L’Église, de par l’importance de son action dans le quotidien des populations, doit être soutenue par la Belgique et les membres de la communauté internationale. C’est pourquoi la Commission Justice et Paix appuie ses partenaires de l’Église congolaise dans leurs actions d’éducation citoyenne, d’éducation au développement et dans le rôle qu’elle joue quotidiennement auprès des communautés. Cet appuie passe notamment par le relais que se propose d’être la Commission Justice et Paix pour le message de ses partenaires auprès des décideurs politiques belges et européens. « Nous lançons un appel à la solidarité internationale. Le Congo appartient à cette grande communauté internationale et le peuple congolais aspire au bien-être et à la démocratie. C’est donc tout à fait normal que les citoyens du monde puissent s’intéresser à ce qui se passe ici. Notre message c’est de demander aux citoyens européens qui défendent les mêmes valeurs que nous de ne pas oublier ce peuple, de l’accompagner et de le soutenir dans ce moment spécial. » Clément Makiobo, Secrétaire Exécutif, Commission Justice & Paix Congo Face à ce « vide », un autre acteur-clef du paysage congolais a occupé le terrain. L’Église a en effet joué un rôle essentiel dans la crise. Ce sont notamment ses représentants qui, aux prémices de la crise, ont alerté la communauté internationale des évènements qui étaient en train de se dérouler dans la région, tout en mobilisant l’aide à travers ses paroisses. Il est essentiel de souligner ici le rôle que joue quotidiennement l’Église locale, auprès de la population congolaise en termes de développement communautaire. Présente au plus près des populations, l’institution est aujourd’hui consciente du rôle qui sera le sien dans le long travail de réconciliation et de reconstruction post-conflit auprès de ses communautés. On peut dire aujourd’hui que l’Église pallie dans une certaine mesure la démission de l’État et contrebalance ainsi cette image d’immobilisme national. Conclusion Comme cela a été abordé en filigrane au cours de cette analyse, il est essentiel pour comprendre la crise qui traverse la région du Grand Kasaï, de mettre en perspective cette crise locale avec des problématiques de fond qui s’observent à l’échelle nationale. Le juste équilibre entre le pouvoir coutumier et l’autorité de l’État central n’est pas toujours consensuel, bien qu’il soit consigné dans la Constitution et qu’il y soit érigé comme principe d’organisation de la vie politique du pays. Cette question aura été l’élément déclencheur d’une crise sans précédent et aux lourdes conséquences pour la population. Cette dernière, fatiguée de ses conditions de vie précaire a saisi l’opportunité soulevée par la mort d’un chef incarnant la figure de l’opposant pour s’organiser et dénoncer l’absence de l’État dans la gestion de leur vie quotidienne. Mais cette crise est symptomatique de problématiques plus transversales encore. Á commencer par la déliquescence de l’État congolais qui ne remplit qu’insuffisamment les fonctions régaliennes qui sont les siennes ; pis encore, il ne parvient pas/plus à garantir la protection et à répondre aux besoins fondamentaux de sa population. D’autres acteurs –internationaux ou religieux– occupent donc cet espace et pallient l’État pour apporter des solutions aux populations. Mais l’État ne pourra pas faire l’économie de sa redevabilité envers sa population pour longtemps encore. Les urnes devront parler. Au risque, si le scrutin se fait trop attendre, de voir d’autres troubles émerger ou renaître de leurs cendres dans le reste du pays. Ces conflits [12]On pense par exemple au conflit en Équateur en 2010-2011 qui trouvait son origine dans une question de pêche et qui a fait plus de 200 000 réfugiés, mais aussi plus récemment au Tanganyika, aux … Continuer la lecture, et la crise du Kasaï le montre, naissent le plus souvent d’un différend qui s’inscrit dans une spécificité locale mais qui, très rapidement, peut s’avérer révélateur de tensions latentes qui s’observent à d’autres endroits du pays, voire dans l’ensemble du territoire. Ces conflits sont souvent difficiles à comprendre et sont totalement imprévisibles. Ils constituent cependant une véritable menace pour la paix, la sécurité et le développement du pays puisqu’ils peuvent rapidement prendre une ampleur inattendue et affectent ainsi toujours davantage la résilience des populations. Outre la dimension nationale de la crise du Kasaï, il ne faut pas négliger les conséquences que les crises congolaises peuvent également avoir comme répercussions sur les pays voisins. La réponse de l’Angola face à l’afflux de réfugiés congolais à ses frontières a été très ferme : après une première vague d’accueil, les frontières ont été fermées, et tout passage de personne ou de marchandise bloqué. Si l’on regarde l’impact qu’a pu avoir la crise de l’Est de la RDC en termes de déstabilisation régionale, il ne faut pas négliger les répercussions qui pourraient advenir au-delà des provinces du Grand-Kasaï et de la région tout entière. Clara Debeve

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Notes

Notes
1 Lieu où se déroulent les rituels initiatiques.
2 Parmi ces morts, on retrouve des membres des Forces Armées de la RD Congo (FARDC), Police Nationale Congolaise (PNC), Agence National du Renseignement (ANR), des agents de la Direction Générale des Migrations (DGM) et des responsables de la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI).
3 Rapport des Nations Unies, Août 2017, points 51 à 62.
4 Rapport des Nations Unies, Août 2017, point 14.
5 Rapport des Nations Unies, Août 2017, points 35 à 50.
6 On appelle « soudure » la période qui s’étale entre la fin des réserves de la précédente récolte et la disponibilité des produits issus de la récolte suivante.
7 La MIBA (Minière de Bakwanga) est une entreprise productrice du diamant. La SNCC (Société Nationale des Chemins de fer du Congo) permettait l’acheminement de la marchandise.
8 Voir à ce sujet l’analyse de la Commission Justice et Paix sur les élections, Décembre 2017.
9 Le 11 décembre 2017, 15 casques bleus de la MONUSCO ont été tués et plus de 50 autres blessés lors d’une attaque armée dans une de leurs bases à Semuliki (Nord Kivu) – Source : Le Monde
10 L’UDPS est l’un des principaux partis d’opposition.
11 Voir à ce sujet l’analyse de la Commission Justice et Paix sur les élections, Décembre 2017.
12 On pense par exemple au conflit en Équateur en 2010-2011 qui trouvait son origine dans une question de pêche et qui a fait plus de 200 000 réfugiés, mais aussi plus récemment au Tanganyika, aux Kivus…
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