Crossroads with the street

À Bruxelles, en 2014, plus ou moins 2600 personnes vivaient dans la rue, de façon quotidienne, selon La Strada[1]La Strada est le centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri.. Sur le trottoir, sous les ponts, dans le métro, les parcs, à l’entrée de commerces, à l’intérieur des halls de gare, les habitants de la rue sont omniprésents dans notre environnement immédiat. Nous les côtoyons tous les jours à travers nos déplacements et pourtant, un fossé immense semble les séparer de nous.

Introduction Clochards, mendiants, SDF, sans-abri apparaissent comme autant de vocables utilisés pour désigner maladroitement un groupe de personnes indistinct que nous avons du mal à appréhender. Quel(s) rapport(s) notre société entretient-elle avec ces « autres » ? Alors que nos institutions et la plupart des citoyens semblent acquis, du moins formellement, à l’idée de droit à la reconnaissance, à la dignité de chacun, comprenant notamment le droit à un logement décent, comment se fait-il que notre société puisse tolérer la souffrance quotidienne et l’exclusion de ces personnes ? Que sommes-nous en droit de revendiquer à un niveau politique ? C’est à ces questions, entre autres, que les différentes lectures et les échanges menés dans le cadre du « Café Littéraire » de Justice et Paix m’ont naturellement conduit. Tentons à présent d’esquisser quelques pistes de réflexion nourries à travers les lectures de Un an de Jean Echenoz, Les saisons de la nuit de Colum Mccann, Chroniques mélancoliques d’un vendeur de roses de Bruce Begout et Indétectable de Jean-Noël Pancrazi. Quatre ouvrages pour lutter contre la dépersonnalisation De ces quatre œuvres se dégage à de niveaux multiples une sensation de dépersonnalisation de la personne marginalisée. Ainsi, dans sa nouvelle, Bruce Begout dépeint un vendeur de roses qui inspire en permanence le dédain, le mépris, la froideur ou l’indifférence chez les passants ou les gens auxquels il tente de vendre des fleurs : « Il est très difficile d’être invisible. Pourtant j’y suis parvenu. J’ai totalement disparu, sans laisser de traces. Ni vu, ni connu. Comment ai-je fait ? C’est simple, je suis le genre de type qu’on ne remarque pas dans la rue. Lorsque c’est le cas, cela provoque chez celui qui me prête un peu d’attention une moue immédiate de consternation. Il faut dire que j’occupe une position sociale qui, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, est particulièrement ingrate: je vends des roses à la sauvette le soir dans les restaurants ».[2]BEGOUT, Bruce, Chroniques mélancoliques d’un vendeur de roses, nouvelle issue du recueil L’accumulation primitive de la noirceur, Éditions Allia, p.200. Ce phénomène d’exclusion, de mise à l’écart de la communauté est également perceptible, dans Un an, nouvelle racontant l’histoire d’une jeune femme, Victoire, qui progressivement tourne le dos au monde. Sans attaches, sans argent et sans logement fixe, elle part à la dérive et devient transparente aux yeux du monde, à l’instar du vendeur de roses. Cette impression de neutralité dans les relations apparaît, parfois, de façon détournée à travers la sécheresse du langage ou la description des décors. Ainsi, les paysages et les lieux visités renvoient à la situation d’anonymat à laquelle le personnage principal est réduit : « Seule avec son quart Vittel, elle regardait ce panorama sans domicile fixe qui ne déclinait rien de plus que son identité fixe, pas plus qu’un paysage qu’un passeport n’est quelqu’un, signe particulier du néant. L’environnement semblait disposé là faute de mieux, histoire de combler le vide en attendant une meilleure idée. Le ciel consistait en un nuage uniforme où, figurants sous-payés, croisaient sans conviction d’anonymes oiseaux ».[3]ECHENOZ, Jean, Un an, Éditions de Minuit, p. 11. Dans Les saisons de la nuit, New-York est également le théâtre de deux mondes bien hermétiques. à la surface, synonyme d’ordre, de prospérité et de lumière, s’oppose l’indistinction des tunnels où errent, dans l’ombre, la crasse et le froid, d’anciens terrassiers de tunnels ou bâtisseurs de gratte-ciel, hommes d’origines multiples, descendants d’immigrés accrochés au rêve d’une vie meilleure. Face à une Amérique encore profondément marquée par les discriminations raciales, cette communauté de déracinés réalise un certain idéal d’égalité. Colum Mccann semble nous dire que dans le dénuement, la souffrance et la nuit, les hommes sont semblables, le blanc et le noir se confondent : « Dans l’obscurité, tout le monde a la même couleur – rital, nègre, polaque ou rouquin irlandais, c’est du pareil au même. [4]MACCANN, Colum, Les saisons de la nuit, Éditions 10/18, p. 14. (…) L’égalité de l’ombre n’existe que dans les tunnels. Le premier syndicat intégré d’Amérique a été celui des travailleurs sous air comprimé. C’est seulement sous terre, il le sait bien, que la couleur est abolie, que les hommes deviennent des hommes ». [5]Id., p.56. Au-dessus du sol, ces êtres grandioses, magnifiés par l’auteur, sont indétectables, comme pourrait l’écrire Jean-Noël Pancrazi, ou indésirables, condamnés à l’ombre. Le tunnel devient une sorte de tombeau sans les honneurs, des oubliettes soustraites à la vue des passants. La scène d’enterrement de Faraday, un des sans-abri vivant dans le tunnel, révèle avec profondeur cette faille qui scinde même les familles en deux. Ainsi, le père de ce personnage accorde de l’égard à son fils, une fois celui-ci définitivement enterré dans les profondeurs. Les poignées en or de son cercueil contrastent avec le dénuement dans lequel il a vécu une partie de sa vie. Comme si une fois enrubanné dans son linceul, un clochard recouvrait l’enveloppe de respectabilité dont on l’avait privé de son vivant. Les morts sont toujours des braves types, écrivait Brassens. [6]Paroles de Georges Brassens issues de la chanson Le temps passé. Monde parallèle Si ces fictions mettent en lumière des parcours divers et des situations singulières qui ne se laissent pas réduire à un schéma de pensée figé, tous ces personnages semblent évoluer dans un monde parallèle d’où partent peu de chemins de traverse. Qu’en est-il dans notre société ? Quelle place réservons-nous à ceux qui, chaque jour, côtoient le pavé ou tendent la manche ? Outre la violence quotidienne du passant pressé qui développe des stratégies d’évitement, on remarque que, depuis quelques années, le rejet de ces personnes s’institutionnalise au niveau politique. Jean Echenoz y fait d’ailleurs écho dans son roman : « Les citoyens, moins que les élus, se lassèrent de voir des vagabonds, souvent accompagnés d’animaux familiers, investir leurs cités bien peignées, vaguer dans leurs parcs, leurs centres commerciaux, leurs quartiers piétonniers, vendre leurs magazines misérables aux terrasse de leurs si jolies brasseries. Bon nombre de maires conçurent d’ingénieux arrêtés prohibant la mendicité, la station allongée dans les espaces publics, le regroupement des chiens sans muselière ou la vente de journaux à la criée, sous peine d’amende et de mise en fourrière suivie de frais de fourrière. Bref on entreprit d’inciter les gueux à courir se faire pendre ou simplement se pendre ailleurs ». [7]ECHENOZ, Jean, Ibid, p.62. En Belgique, la loi interdisant le vagabondage a été abrogée en 1993. Mais, depuis 2012, alors que le nombre d’habitants de la rue explose[8]La Strada parle d’une augmentation de plus de 30 % depuis l’année 2010., de nombreuses communes se sont employées à tenter de dissimuler cette manifestation de la précarité à coups de règlements et autres mesures de répression. Ainsi, l’année dernière, après Charleroi, Liège, Andenne ou Etterbeek, ce fut au tour de la ville de Namur d’agir en ce sens en interdisant purement et simplement la mendicité dans son centre-ville. Exiger des droits En attendant des mesures politiques réellement ambitieuses pour éradiquer la pauvreté, n’oublions pas que la manche constitue un moyen de survie. Elle permet de pallier l’absence totale ou partielle de revenus pour des personnes extrêmement démunies. On pourrait pourtant imaginer que la nécessité de manger tous les jours, de se soigner, de se vêtir ou de se loger se conçoive aisément. L’argent récolté à travers ce geste est une nécessité et non une volonté délibérée de perturber l’ordre public. Si la possibilité d’obtenir honnêtement cette maigre obole est interdite, c’est alors seulement que les vols ou les troubles sur la voie publique augmenteront… L’argent, pour celui qui vit dans la précarité, est au moins ce qui permet d’envisager un lendemain. Un futur proche certes, mais un futur tout de même. Comme le dit Patrick Declercq, philosophe et anthropologue qui a côtoyé longuement les habitants de la rue : « L’argent progressivement devient tout, car il constitue l’immédiateté de la survie, la mesure exacte de la vie. Il est la vie même et le maître du temps. L’argent dans sa poche est le seul avenir dont on soit sûr. »[9]DECLERCK, Patrick, Les naufragés, Terre Humaine, p.139. Mais nous ne pourrions nous contenter de ce seul combat. Plus que la charité, ce sont des droits qu’il faut exiger. Nul doute que les nombreuses exclusions du chômage et l’augmentation démentielle des prix des loyers viendront encore gonfler les rangs des habitants de la rue, si l’on n’exige pas des mesures sociales ambitieuses. Alors que l’accumulation du capital ne semble pas avoir de limites pour certaines personnes, il est scandaleux que la survie d’une part croissante de la population dépende encore de l’humeur variable ou de la bonne disposition des simples passants. Bien entendu, il n’y a pas une seule solution. Comme nous le montre la littérature, chaque personne vivant dans la rue exprime des besoins et des envies propres qui supposent des approches singulières. Sans prétendre épuiser la réflexion sur un sujet aussi complexe et déconsidérer le travail formidable d’un grand nombre d’associations et d’acteurs de terrain, il importe, là aussi, d’exiger Tout Autre Chose [10]www.toutautrechose.be mouvement citoyen de solidarité belge., davantage de ponts entre la société et la rue. Nombreuses sont les pistes d’action qui s’offrent à nous pour un changement radical. Entre autres : une allocation inconditionnelle à un revenu de base pour tous, des logements sociaux en suffisance et un plus grand nombre de personnes et institutions adaptés aux membres les plus fragilisés de notre société. Dès lors, osons réfléchir et agir, de façon collective, avec les habitants de la rue, sur les conditions de possibilité d’une vie digne et heureuse pour tous. Valéry Witsel Volontaire au Café littéraire de Justice et Paix

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1 La Strada est le centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri.
2 BEGOUT, Bruce, Chroniques mélancoliques d’un vendeur de roses, nouvelle issue du recueil L’accumulation primitive de la noirceur, Éditions Allia, p.200.
3 ECHENOZ, Jean, Un an, Éditions de Minuit, p. 11.
4 MACCANN, Colum, Les saisons de la nuit, Éditions 10/18, p. 14.
5 Id., p.56.
6 Paroles de Georges Brassens issues de la chanson Le temps passé.
7 ECHENOZ, Jean, Ibid, p.62.
8 La Strada parle d’une augmentation de plus de 30 % depuis l’année 2010.
9 DECLERCK, Patrick, Les naufragés, Terre Humaine, p.139.
10 www.toutautrechose.be mouvement citoyen de solidarité belge.
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