Défis majeurs dans notre ère numérique, les discours complotistes prolifèrent, rendant essentiel le discernement entre vrai et faux. Pour contrer ce phénomène, une approche nuancée alliant éducation aux médias et pensée critique s’impose.
Décembre 1349. Bruxelles, duché de Brabant. Depuis plus de deux années, un mal particulièrement terrible s’abat sur l’Europe tout entière : la peste noire. En seulement quelques années, cette épidémie meurtrière provoque la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes. Ainsi, très vite, la recherche des responsables déchaîne les passions de la société féodale. La rumeur, se propageant plus vite que l’épidémie elle-même, désigne bientôt le bouc émissaire responsable de tous les malheurs du temps aux yeux d’une majorité : la communauté juive[1]. Ainsi, à Bruxelles, en cette fin d’année 1349, comme partout ailleurs en Europe, des personnes juives sont massacrées par centaines. Par la suite, plus de 550 années s’écoulent avant que la véritable responsable ne soit finalement identifiée : la puce du rat. Qu’importe, toutefois, puisque le mal est déjà fait depuis longtemps[2]. Bien plus tard, aux XXe et XXIe siècles, la propagation effrénée des rumeurs prend une nouvelle forme : la théorie du complot. À l’ère de l’information de masse et des réseaux sociaux, ces théories se propagent régulièrement bien avant qu’une quelconque analyse critique ne soit réalisable. Ainsi, ces théories néfastes ont régulièrement tendance à brouiller notre pensée et nos jugements personnels. Dès lors, si le phénomène du complotisme s’installe dans nos vies à la manière d’un parasite invisible dans l’air, comment démêler le vrai du faux ?
Au-delà d’un profil type : les défis de la caractérisation du complotisme
Depuis la fin des années 1980, les études sur le complotisme se multiplient, abordant le phénomène à travers le prisme de diverses disciplines. Toutefois, les chercheurs et chercheuses peinent régulièrement à identifier le phénomène dans sa globalité mais, surtout, à caractériser les personnes qui véhiculent ces idées. En effet, l’image selon laquelle les complotistes seraient des individus marginaux ainsi que socialement isolés demeure désormais dépassée, rendant l’établissement d’un « profil-type » d’autant plus difficile[3]. En réalité, n’importe quel individu, quel que soit son statut social ou sa profession, peut se laisser convaincre par les sophismes chargés de convictions qui sont à la base de nombreuses théories du complot. D’autant plus que, ces dernières années, le phénomène prend une ampleur sans précédent. Ainsi, les élections américaines de 2016 et 2020, puis la pandémie de Covid-19, sont autant de terreaux fertiles à une défiance de plus en plus partagée au sein des populations vis-à-vis des autorités. Par exemple, selon un sondage mené en 2021 par l’hebdomadaire Le Vif/Knack, au moins un tiers des Belges adhère à une théorie du complot[4]. Cependant, il ne faudrait pas tomber directement dans un défaitisme exacerbé. En effet, le principe du doute reste fondamental dans l’objectif de cultiver un esprit critique, qui demeure indispensable à la compréhension de la complexité de notre monde. Pourtant, l’une des caractéristiques du complotisme reste la réappropriation du doute, qui devient systématisé. Ainsi, l’un des principaux problèmes du phénomène réside dans la « persévérance dans la croyance », qui brouille la pensée, en conduisant à considérer toute preuve contraire comme une confirmation supplémentaire du supposé mensonge généralisé[5]. L’inverse d’une réflexion critique, en somme.
Face à ce constat, de nombreuses inquiétudes apparaissent : quels sont les impacts réels de la circulation de ces théories sur nos sociétés ? La réponse à cette question demeure encore particulièrement complexe. Toutefois, la diffusion de la désinformation, la polarisation des opinions ou encore les risques sur la santé publique ainsi que sur le bien-être mental des individus deviennent aujourd’hui des sources de préoccupations majeures. Quoi qu’il en soit, une chose demeure certaine : les efforts visant à déconstruire les théories du complot restent bien supérieurs à ceux nécessaires pour les fabriquer. Ce principe, popularisé depuis le début des années 2010 sous l’appellation de « loi de Brandolini », énonce ainsi qu’il demeure souvent bien plus facile de propager des fausses informations que de les réfuter de manière convaincante[6]. En outre, ce constat souligne l’importance d’adopter une pensée plus critique ainsi que de mieux vérifier les faits pour contrer la désinformation.
Comprendre pour mieux lutter : une approche nuancée de la lutte contre le complotisme
De nos jours, la lutte contre le complotisme, qui est désormais considéré comme faisant partie intégrante du tissu social, nécessite une approche plus nuancée et ciblée. De fait, déconstruire les théories du complot ne consiste pas seulement à fournir des faits et des preuves contraires, au risque d’être contre-productif. Cette lutte implique également de comprendre les motivations sous-jacentes qui conduisent les individus à adhérer à de telles théories. Ainsi, ces motivations peuvent être liées à des sentiments d’anxiété, de méfiance envers les institutions ou encore de désir de trouver des explications simples à des événements complexes.
En conséquence, une approche plus efficace visant à lutter contre le complotisme consiste à renforcer la littératie médiatique, à savoir l’éducation aux médias, ainsi que l’esprit critique dès le plus jeune âge. En effet, en enseignant aux individus à examiner de manière critique les informations qu’ils rencontrent, il demeure possible de réduire leur vulnérabilité aux discours complotistes. D’un autre côté, il est également essentiel que les médias, ainsi que les plateformes en ligne, assument leurs responsabilités dans la lutte contre la désinformation. En mettant en place des politiques de modération plus efficaces ainsi qu’en favorisant la diffusion de contenus vérifiés, ces derniers peuvent contribuer à limiter la propagation des théories du complot, en favorisant un discours plus factuel et éclairé.
Construire la résilience : l’importance de la pensée critique et de la transparence
Ces dernières années, plusieurs gouvernements ont mis en œuvre des mesures pour tenter d’enrayer la désinformation massive en ligne, notamment à travers l’adoption de lois nationales. Ainsi, en Allemagne, la « loi NetzDG », instaurée en 2017, vise à contraindre les plateformes à supprimer rapidement les contenus jugés illégaux. En France, la « loi contre la manipulation de l’information » de 2018 vise à limiter la circulation des fausses informations. Enfin, en Belgique, les efforts se concentrent sur l’éducation du public ainsi que la surveillance des réseaux sociaux, notamment en période électorale[7]. Toutefois, ces mesures suscitent de nombreuses inquiétudes en matière de liberté d’expression et de contrôle gouvernemental de l’information. Quoi qu’il en soit, il demeure essentiel de ne pas sous-estimer le rôle crucial de l’action individuelle contre les discours complotistes. Ainsi, en adoptant une approche proactive ainsi qu’en promouvant la pensée critique et la vérification des faits, nous pouvons espérer réduire ses influences et renforcer la résilience de nos sociétés face à la manipulation. De plus, les pouvoirs publics ainsi que les organisations de la société civile peuvent également organiser des campagnes de sensibilisation ou des débats publics visant à promouvoir une culture plus transparente et ouverte, destinée à renouer avec une confiance mutuelle. Finalement, la compréhension des mécanismes de manipulation de l’information au sein des médias demeure indispensable afin de ne pas tomber dans les pièges du complotisme.
Au bout du compte, l’individu reste le maître, à son échelle, pour décider d’adopter un esprit critique visant à éviter les visions manichéennes ou simplistes. Néanmoins, il reste crucial d’instaurer davantage d’espaces de dialogue au sein de nos sociétés afin de favoriser une écoute des différentes perspectives. En outre, une citation attribuée, à tort ou à raison, à l’écrivain américain Mark Twain énonce qu’« un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures ». Dans notre monde où les fausses informations circulent à une vitesse jamais perçue auparavant, rien ne demeure peut-être plus vrai. Ainsi, face à la diffusion presque immédiate des informations, la nécessité de ralentir notre rythme paraît importante[8]. En effet, au lieu de poursuivre notre course toujours plus effrénée vers les dernières nouvelles, ne devrions-nous pas plutôt accepter momentanément notre ignorance afin de prendre davantage de recul ? Dans ce cas comme dans toutes choses, un brin d’humilité ne fait régulièrement pas de mal, bien au contraire. Quoi qu’il en soit, les évènements qui façonnent notre monde demeurent toujours plus complexes qu’il n’y paraît. Encore faut-il avoir la volonté de les comprendre.
Matteo Perron.
[1] Audureau William, « Comment les théories du complot forment et déforment l’imaginaire depuis des siècles », sur lemonde.fr, The world, 4 décembre 2021.
[2] Berche Patrick et Perez Stanis, Pandémies : Des origines à la Covid-19, Paris, Perrin, 2021, 528 p., chap. 2 (« Deux fléaux du Moyen Âge : la Peste noire et la lèpre »), p. 73-134.
[3] Milleur Yannick, « L’illusion complotiste ", Topique, Association Internationale Interactions de la Psychanalyse, vol. 1, n° 160, 2024, p. 41-56.
[4] Le Vif, « Théories du complot – Un Belge sur trois y croit », sur levif.be, Le Vif/L’Express, 20 janvier 2021.
[5] Edgar Szoc (préf. Jean-Jacques Jespers), Inspirez, conspirez : le complotisme au XXIe siècle, Bruxelles/Lormont, La Muette/Le Bord de l’eau, 2016, 94 p., p. 31.
[6] Lemarchand Grégoire, « Le rôle des cellules de fact-checking dans la lutte contre la désinformation ", Légipresse, Dalloz, vol. HS, n° 67, 2022, p. 87-91.
[7] Balboni Julien, « Un plan anti-désinformation face aux manipulations des élections », sur lecho.be, L’Écho, 27 mars 2024.
[8] Ferrand Ariane, « «L’ère du complotisme»: pourra-t-on guérir de ce fléau moderne? », sur lemonde.fr, The world, 9 juin 2021.