« Pourquoi parle-t-on autant de Gaza et si peu du Soudan ? » On retrouve cette interrogation dans de nombreux débats publics. Elle sert parfois à détourner l’attention d’un conflit vers un autre, ce que l’on appelle « whataboutism ». Pourtant, elle pointe aussi un enjeu légitime: nous ne pouvons pas couvrir tous les conflits sans risquer l’épuisement, mais nous ne pouvons pas non plus ignorer celles et ceux qui continuent de subir la guerre.

Avant d’aborder des situations concrètes dans la suite de cette revue, il convient d’abord de définir ce que l’on entend par « conflit armé », mais aussi ce que recouvrent les notions de « négligé» et « d’oublié ». L’exercice n’est pas simple.
D’un côté, les États évitent souvent les termes de « conflit armé » ou de « guerre », préférant des expressions comme « opération spéciale » comme la Russie en Ukraine, ou encore « intervention humanitaire » comme l’OTAN au Kosovo. Cette stratégie linguistique n’est pas propre à un pays ou à un régime : elle traverse toutes les cultures politiques.
De l’autre, la nature même des conflits contemporains, caractérisés par la présence d’acteurs non étatiques, d’influences extérieures et de dynamiques transnationales, complique encore plus leur qualification. Définir un conflit armé suppose de croiser les approches du droit international et des sciences politiques[1].
Le Uppsala Conflict Data Program définit un conflit armé comme un affrontement organisé provoquant au moins vingt-cinq morts liés aux combats entre deux acteurs, dont au moins un État.
Le droit international humanitaire (DIH) et le droit pénal international distinguent pour leur part :
- le conflit armé international (CAI), quand la force armée oppose des États ;
- le conflit armé non international (CANI), quand l’affrontement armé se déroule sur un même territoire national opposant des forces étatiques à des groupes armés non étatiques ou uniquement des groupes armés non étatiques entre eux.
Pour ce dernier, l’analyse devient plus complexe. Le projet RULAC (Rule of Law in Armed Conflicts), par exemple, distingue cinq critères : intensité des hostilités, organisation des parties, durée du conflit, contrôle territorial et cohérence des opérations militaires.
« Oublié » ou « négligé » : deux termes proches, mais pas identiques
Les mots « oublié » et « négligé » sont souvent employés comme s’ils avaient le même sens, notamment dans les médias ou les rapports humanitaires. Pourtant, ils renvoient à des réalités légèrement différentes, qu’il est important de distinguer.
L’OCHA[2], utilise à la fois les expressions forgotten emergencies (« urgences oubliées ») et neglected crises (« crises négligées »), sans pour autant en proposer de définition officielle. En revanche, son Fonds central d’intervention d’urgence (le CERF) finance les underfunded emergencies (« urgences sous-financées ») à partir de plusieurs critères, tels que le niveau de financement reçu, la vulnérabilité des populations concernées et les consultations menées avec les agences onusiennes et les organisations non gouvernementales.
Le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) publie chaque année un classement des most neglected displacement crises, c’est-à-dire des crises de déplacement les plus négligées. Ce classement repose sur trois dimensions principales : le manque de financement, la faible couverture médiatique et l’absence d’engagement politique ou diplomatique autour de ces situations.
Pour sa part, la Commission européenne parle plutôt de forgotten crises, les « crises oubliées ». Elle entend par là des crises humanitaires graves et durables, mais pour lesquelles l’aide internationale est insuffisante, faute d’intérêt politique ou médiatique. Son évaluation combine des indicateurs quantitatifs, tels que la gravité de la situation ou le niveau d’aide humanitaire par habitant, et une analyse qualitative menée par les expert·es de la Commission.
Pour mieux comprendre la différence entre ces deux termes, il est utile de revenir à leur sens premier. Le verbe négliger signifie « ne pas s’occuper de quelque chose dont on devrait prendre soin », tandis que le verbe oublier veut dire « perdre le souvenir de quelque chose ». Ainsi, une crise oubliée est une situation qui a déjà suscité l’attention du public ou mobilisé la communauté internationale, mais qui a peu à peu disparu du champ de perception collective. C’est le cas, par exemple, du conflit en Syrie, largement couvert au début des années 2010, mais beaucoup moins visible aujourd’hui.
À l’inverse, une crise négligée est une crise qui n’a jamais bénéficié d’une réelle attention médiatique ou politique, bien qu’elle touche profondément les populations concernées. Le Yémen, Haïti ou le Cachemire illustrent bien ce type de situation : elles font rarement la une des journaux, reçoivent peu de financements, et ne font l’objet d’aucune initiative diplomatique d’envergure.
En somme, une crise oubliée est celle qu’on a connue puis délaissée, tandis qu’une crise négligée est celle qu’on n’a jamais vraiment regardée. Cette distinction, bien que subtile, éclaire la manière dont l’attention internationale se distribue inégalement entre les tragédies du monde.
Les mécanismes de l’invisibilité
Qu’il soit oublié ou négligé, un conflit partage des caractéristiques communes: manque de financement, faible visibilité médiatique, et absence d’initiatives politiques ou diplomatiques. Mais comment expliquer qu’on conflit disparaisse, ou ne parvienne jamais, dans l’agenda public ?
Le chercheur Virgil Hawkins montre que la visibilité d’un conflit dépend de l’interaction de quatre sphères d’influence : les décideur·euses politiques, les médias, le public et le monde académique. Lorsque ces quatre acteurs détournent simultanément leur attention, Virgil Hawkins parle de « stealth conflicts » (conflits « furtifs »). En anglais, « stealth » désigne quelque chose qui échappe aux radars, qui est imperceptible plutôt que volontairement caché. Il ne s’agit donc pas d’une dissimulation active, mais de la disparition progressive d’un conflit.
Il identifie six facteurs qui structurent cette hiérarchie de l’attention :
- l’intérêt politique ou stratégique;
- la proximité géographique et l’accès au terrain ;
- la capacité d’identification culturelle avec les victimes ;
- la sympathie morale générée par un récit clair (coupables et innocents) ;
- la simplicité du conflit, plus facile à raconter qu’une guerre fragmentée ;
- le sensationnalisme, qui privilégie l’événement spectaculaire à la violence chronique[3].
À cela s’ajoutent d’autres acteurs et actrices: les diasporas, la société civile, mais aussi les réseaux sociaux. Ces derniers jouent un rôle ambivalent : ils permettent de mobiliser rapidement l’attention, mais leurs algorithmes favorisent les contenus « viraux » et relèguent dans l’ombre des crises jugées moins engageantes.
Les conséquences de l’invisibilité humanitaire
L’invisibilité d’un conflit n’est jamais neutre : elle a des conséquences humaines, politiques et morales concrètes. Lorsque l’attention internationale se détourne, les financements humanitaires chutent, la diplomatie s’essouffle et les violations des droits humains s’aggravent.
Selon le Global Humanitarian Overview 2025, 300 millions de personnes dans le monde ont besoin d’assistance humanitaire, dont 181 millions sont ciblées à travers 73 pays. Parmi elles, 114 millions sont considérées comme prioritaires en raison de la gravité de leur situation. Ce recentrage forcé laisse de vastes segments de la population sans assistance ni protection, aggravant les inégalités entre les crises visibles et celles qui demeurent dans l’ombre. En conséquence, moins une crise est médiatisée, moins elle attire de financements et d’efforts politiques, ce qui renforce davantage son isolement et son oubli. Nous ne sommes plus face à quelques crises oubliées, mais face à une crise globale de l’attention et de la solidarité.
Sortir de la hiérarchie implicite des souffrances
Face à ces crises, il est essentiel de maintenir une vigilance citoyenne capable de raviver l’attention des crises oubliées. Mais au-delà de l’engagement individuel, il est nécessaire d’améliorer la coordination et la synergie entre les acteurs et actrices : gouvernements, ONG, agences des Nations Unies, réseaux communautaires, afin de conjuguer nos efforts et maintenir une solidarité durable.
Cette exigence s’exprime d’abord sur le plan politique et diplomatique. Les États et les institutions internationales doivent se doter de mécanismes qui ne dépendent pas des cycles médiatiques ou de l’émotion du moment. Garantir un suivi constant des crises, même lorsqu’elles disparaissent des écrans, suppose des financements pluriannuels, des engagements pérennes et une diplomatie attentive, fondée sur la prévention, le dialogue et la responsabilité partagée.
Dans ce cadre, la coopération internationale et la solidarité au développement jouent un rôle essentiel. Elles permettent de renforcer les capacités locales, de prévenir les violences futures et de soutenir des solutions durables, ancrées dans la justice et les droits humains. Pourtant, ces politiques sont aujourd’hui fragilisées. En Belgique, les coupes budgétaires récentes dans la coopération au développement affaiblissent le tissu associatif, limitent la portée de l’action des ONG et réduisent la capacité de notre pays à contribuer à l’effort mondial de paix et de solidarité. Réduire ces moyens, c’est non seulement compromettre des projets concrets, mais aussi trahir un principe fondamental : celui de la responsabilité partagée envers les populations qui subissent les crises les plus graves et les plus invisibles.
Mais la responsabilité ne s’arrête pas aux institutions. Chacun et chacune d’entre nous peut contribuer à élargir l’espace de l’attention : en s’informant sur des crises peu médiatisées, en relayant la voix des diasporas. L’attention n’est pas une ressource limitée que l’on distribue au gré des tendances : elle est une capacité collective à reconnaître l’autre, à élargir notre horizon moral. Refuser l’oubli, c’est refuser une hiérarchie des douleurs. C’est affirmer que la solidarité internationale n’est pas une option, mais un pilier indispensable d’une humanité partagée et responsable.
Mattia Tosato.
[1] Le droit international public s’appuie sur la notion d’usage de la force et en évalue la légalité : il distingue la force licite et illicite.
[2] Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies
[3] Jucie Konečná, “Stealth Conflicts: Unpacking the Causes of Underreported and Invisible Wars”, Journal of Regional Security, vol. 19, no 2, 2024, p. 185–206

