Vers une transition inflationniste ?

Au nom de cette idéologie de la croissance, l’occident a créé une économie néolibérale qui a ses limites. Or, ce mode de consommation est inflationniste et la « croissance verte » proposée par nos États n’arrange rien. Pourquoi, dès lors, ne pas proposer un projet de société démocratique, plus sobre qui prendra soin de l’ensemble du Vivant ?

Quitter le monde d’avant

Le 17 octobre 2022, nous avons pu entendre l’économiste Amid Fadjaoui s’exprimer sur les ondes de la Première à propos de l’inflation subie par la population belge : est-ce que le pic de l’inflation est encore loin ? Et si le pic de l’inflation a lieu d’ici quelques mois,peut-on espérer revenir au monde d’avant, celui où l’inflation était très faible ? Réponse : non [1].

Mais quel est ce “monde d’avant” dont parle l’économiste ? Assurément, c’est celui structuré autour de l’économie néolibérale, elle-même héritière de la période des Trente glorieuses d’après-guerre. Ce mode d’organisation économique de notre société est, à l’époque, établi autour d’un double principe. D’une part, l’accès infini aux ressources et – d’autre part – le faible coût de celles-ci. Ayant pour seule obsession la croissance économique, cette doctrine vise principalement trois objectifs clairs : un accroissement du bien-être – qui passe par une amélioration des techniques et par l’acquisition de biens matériels – le plein emploi et la réduction des inégalités. Pour s’assurer d’une croissance illimitée et une augmentation du confort de vie, le coût financier des biens doit être le plus faible possible et ce, peu importe le coût écologique ou social que cela induit. 

Aujourd’hui, force est de constater que les choses changent : les ressources minérales, en plus de se raréfier, sont de plus en plus difficiles à extraire – ce qui a un coût – et le prix de l’énergie a fortement augmenté. Sans compter que cette croissance – illustrée par son indicateur de prédilection, le PIB – débouche de moins en moins sur un sentiment de bien-être [2]. Si l’acquisition de biens matériels est toujours largement encouragée, nous faisons face à une hausse du chômage et à une croissance des inégalités au sein même de notre société et ce, surtout à l’échelle mondiale. Associée à la globalisation économique, la transition numérique a permis une concentration inouïe de la richesse. Quand on sait qu’aujourd’hui, les 1% les plus riches de la planète possèdent près de la moitié des richesses mondiales, il y a de quoi avoir le vertige[3]. En suivant cette trajectoire économique à grande vitesse, la situation ne saurait s’améliorer puisque nous avons officiellement dépassé le cap des 8 milliards d’êtres humains sur terre depuis ce mois de novembre 2022.

Au nom de cette idéologie de la croissance, de ce « mode de vie qui n’est pas négociable[4] », nous avons créé un « monde d’avant » qui n’est viable ni écologiquement, ni socialement.

Le paradoxe de la croissance verte

Si notre système économique et, plus largement, notre système de consommation est obsolète alors, que pouvons-nous proposer à la place ? Face à cette question, les Etats occidentaux proposent l’alternative de la “croissance verte”. Un exemple intéressant pour illustrer le concept est le Pacte Vert pour l’Europe, publié en 2019. Visant la neutralité carbone d’ici 2050, l’Union européenne a mis en place une nouvelle stratégie qui vise une société juste et prospère mettant en avant une économie moderne et compétitive.  Dans cette optique, il ne saurait être question de remettre en question la notion même de croissance mais plutôt de mobiliser les acteurs concernés en faveur d’une économie circulaire et propre. Plusieurs secteurs sont prioritaires : la construction, la mobilité et l’alimentaire[5]. Ce pacte vert, aussi ambitieux soit-il, a des conséquences importantes chez nous, mais ailleurs également. Notamment, parce que la décarbonatation de nos économiesen tant que telle aura un coût et que celui-ci sera logiquement répercuté sur le prix des produits qui feront la transition écologique de l’UE (voitures électriques, éoliennes, etc.) et donc, d’une manière ou d’une autre, sur le portefeuille du citoyen.

Mais le coût financier n’est pas le seul à souffrir d’une hausse puisque ce “plan vert”est totalement dépendant de la production de matériaux rares, centralisés dans un tout petit nombre de pays du globe. Par exemple, l’Union européenne achète une grande partie de son Coltan à la République Démocratique du Congo qui en possède 60 % des réserves mondiales (concentrés principalement dans la province du Kivu). En raison de sa capacité à stocker et à libérer de l’énergie, nous retrouvons ce minerai dans nos téléphones mobiles, ordinateurs portables et voitures hybrides et électriques[6].

Les ressources naturelles de la RD Congo représentent un potentiel de richesse pour ce pays mais constituent en réalité son plus grand talon d’Achille. Aux proies à toutes les convoitises des grandes puissances mondiales telles que la Chine, les Etats-Unis, l’Europe et les puissances régionales, elles apparaissent dans les enjeux majeurs du conflit qui touche les deux provinces du Kivu et qui connait d’importantes résurgences actuellement[7]. Ici se trouve tout le paradoxe de cette transition : les minerais qui nous sont nécessaires à une société plus propre sont extraits dans les pires conditions sociales, environnementales et politiques de l’autre côté du globe et attisent les convoitises les plus intenses.

C’est au travers des failles que passe la lumière

Puisque le « monde d’avant » se craquelle. Puisque les problèmes économiques, sociaux et environnementaux d’aujourd’hui sont trop importants pour se permettre de faire quelques « ajustements verts » – qui eux seuls, sans remettre en question la notion de croissance, seront à n’en pas douter inflationnistes, nous devons regarder le problème d’un regard nouveau. Parce que l’économie, finalement, ce n’est pas ça. Ou tout du moins, cela ne devrait pas l’être. Comme le dit l’économiste Christian Arnsperger, l’économie ce n’est pas qu’une question de croissance, d’argent et d’emploi mais la science de la gestion de la maison commune[8] , science de l’être ensemble sur la Terre. Dans cette optique, la croissance ne doit avoir comme seul but que de permettre à tous les êtres humains d’atteindre un certain niveau d’aisance nécessaire à la vie et de le faire de façon collective, par une division du travail dans la société, dans les limites de la biosphère[9].  Il n’y a donc pas lieu de séparer l’économie du social ou de l’environnemental, comme c’est le cas actuellement, mais plutôt de les voir imbriqués. En équilibre.

Pour ce faire, nous devons cesser de considérer le PIB comme l’indicateur de bien-être dominant. L’opulence seule ne peut faire le bonheur. Si l’on prend l’exemple d’une marée noire, on constate que le PIB d’un pays qui a subi cette marée noire va augmenter car le nettoyage du désastre écologique génèrera des revenus alors que l’impact sur le bien-être, lui, tendra à diminuer. A contrario, le père de famille qui prend un congé pour s’occuper de son enfant ne participe pas à la croissance du PIB alors qu’il augmente le bien-être de sa famille[10].  De nombreux indicateurs alternatifs prennent en compte des critères plus larges que sont par exemple, la redistribution des richesses et l’environnement[11].

Sur cette base, comment pourrons nous imaginer le changement ? Il n’y a pas une recette magique mais une myriade de solutions adaptées à leur territoire. Alors bien sûr, il va falloir innover. Tenter des choses. Se réinventer et par là repenser notre rapport au bonheur et à la consommation autour d’un projet de société démocratique qui respecte les limites planétaires[12].

L’économie circulaire est certes une démarche nécessaire vers une consommation plus vertueuse. Toutefois, l’approche qui est la sienne aujourd’hui met l’accent sur la réduction de moyens, de matières, d’énergies et le recyclage, or nous constatons aujourd’hui que lorsque celle-ci est associée à la croissance libérale, toute économie de moyens, d’énergie, ou de matières premières qu’elle permet est souvent compensée par une hausse de la consommation (puisque nous recyclons nos déchets, pourquoi devrions-nous en diminuer la production ?) ou une augmentation de l’empreinte carbone par ailleurs. C’est ce qu’on appelle l’effet rebond. Pour qu’elle soit réellement efficace, l’économie circulaire doit être associée à une sobriété choisie[13]. Si nos sociétés font ce choix de la sobriété, elle ne saurait être vue de façon punitive, mais plutôt comme un projet de société.

Si nous devons réduire notre consommation, revenir à nos besoins essentiels, il est primordial de nous reconnecter à nos territoires de subsistance : mieux connaître pour mieux protéger et faire confiance à la force du local. Partout autour de nous, se développent des initiatives qui ont pour ambition d’être vertueuses en termes écologique et social. A nous, consommateur·trice, de valoriser ces forces-vives locales en payant nos biens de consommation à un prix juste, tout en valorisant une nouvelle création d’emplois.

Au regard de ce que nous avons expliqué précédemment, nous pouvons affirmer que, oui, la transition sera inflationniste. Mais l’importance de cette inflation dépendra des choix de société que nous ferons. Si nous ne remettons pas en question radicalement cet idéal de croissance, en continuant à faire « de nouvelles recettes dans d’anciennes casseroles », les coûts financiers, environnementaux et sociaux seront incontestablement élevés à court terme, et la violence d’une sobriété imposée nous percutera tôt ou tard. En revanche, si nous faisons ce choix de société qu’est la sobriété choisie, accompagnée d’une consommation à la fois solidaire, circulaire et locale, alors, nous pouvons envisager un « monde d’après » de façon plus sereine.

Le néolibéralisme a pour seule obsession la croissance. Or, aujourd’hui, l’épuisement des matières premières, l’impact social et environnemental de cette consommation et la hausse du prix de l’énergie a inexorablement un impact sur le prix de cette consommation à outrance.

 La « croissance verte » proposée par nos gouvernements comme alternative de transition ne saurait être une proposition durable tant qu’elle nécessite des minerais qui sont extraits dans des conditions déplorables, socialement et environnementalement parlant.

 Il est grand temps d’envisager un « monde d’après » où la notion de croissance économique ne sera plus une fin en soi. Les solutions ne demandent qu’à être trouvées, tant qu’elles seront envisagées dans une démarche de sobriété et de respect avec le Vivant, dans les limites de la biosphère.

Laure Didier.


[1] FADJAOUI (A.), Chronique Economique. Mais quand aura lieu le pic de l’inflation? , Classique 21, 4’, 17/10/2022 ; https://auvio.rtbf.be/media/chronique-economique-mais-quand-aura-lieu-le-pic-de-linflation-2950653 .

[2] Pour plus d’informations, voir MALCHAIR (L.), Et si l’économie nous parlait du bonheur ? Des indicateurs de prospérité citoyens, 2015.  https://www.justicepaix.be/wp-content/uploads/2021/12/2013-CJP_etude_economie-du-bonheur_texte.pdf

[3] OXFAM France, Inégalités : pourquoi les 1% les plus riches du monde sont un problème selon Oxfam, article en ligne : 8 oct. 2021, https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/les-1-pourcent-les-plus-riches/.

[4] Phrase prononcée par le président des Etats-Unis, George Bush, au Sommet de la Terre de Rio en juin 1992, (Sommet organisé par les Nations Unies sur le développement durable).

[5] Pour plus d’informations sur le sujet, voir : TOSATO (M.),  Le changement climatique et les coûts de la transition, Analyse Commission Justice et Paix,  11 octobre 2022. https://www.justicepaix.be/le-changement-climatique-et-les-couts-de-la-transition/

[6] Voir le dossier : Les minerais de la transition énergétique. Vers une société sobre en carbone pour toutes et tous,  3 juin 2020.

[7] PIERRET (Coralie), Dans l’est de la RDC, l’avancée des rebelles du M23 provoque la panique, dans : Le Monde,  16 nov. 2022.

[8] Le mot économie provient du grec oeko, la maison et nomos, l’étude.

[9] Université de Lausanne, Rencontre avec Christian Arnsperger. Entre écologie et économie,  Vidéo en ligne, 1 : 10 : 25.

[10] MALCHAIR (L.), Op cit,

[11] BOARINI (J.), D’ERCOLE (M.), Indicateurs alternatifs du bien-être, dans : Cairn info, Réformes économiques, 2006 / 1, n°2, pp. 133 – 148.

[12] Appelées aussi ”limites de la biosphères, elles sont au nombre de 9 : changement climatique, érosion de la biodiversité, changement d’utilisation des sols, perturbation du cycle du phosphore et de l’azote, acidification des océans, augmentation des aérosols dans l’atmosphère, pollution chimique, appauvrissement de l’ozone stratosphérique, perturbation du cycle de l’eau. https://agence-lucie.com/limites-planetaires/

[13] Aujourd’hui, l’économie circulaire est toujours associée à la notion de croissance. Les auteurs Christian Arnsperger et Dominique bourg appellent l’association de la sobriété et de la circularité, la permacircularité. Voir : Christian Arnsperger, Dominique Bourg, Ecologie intégrale. Pour une société permacirculaire, Editions PUF, Collection: Ecologie en questions (L’), 2017.

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