Quelles pourraient être les caractéristiques de base d’un processus général de discussion et de délibération permettant de questionner et réformer nos choix politiques, nos institutions et nos manières d’agir, afin de vivre mieux?
Introduction
Comment faire en sorte que chaque être humain puisse librement définir ce qu’il entend par vivre bien et puisse vivre en conséquence?
Comment faire ceci tout en respectant les limites de l’environnement, le bien-être des animaux et les écosystèmes?
Un élément important de la réponse à cette question consiste à mettre en place un processus politique et sociétal global impliquant une démarche générale, ouverte et permanente d’enquête, de délibération et d’expérimentation. Ce texte est la première partie d’un tout. Il vise à esquisser les caractéristiques de base de ce processus. La seconde et dernière partie, quant à elle, vise à brosser un tableau, non exhaustif, des questions et problèmes que ce processus aurait à traiter. D’autres textes, à venir, viseront à aborder certains aspects spécifiques abordés ici ainsi que les relations entre ce qui est traité ici et le cadre politique et institutionnel défini par les traités de l’Union européenne.
Ce qui est proposé ici, c’est une vision selon laquelle la nécessité impérieuse et urgente de faire face aux crises, notamment climatique et de biodiversité, peut être vue comme une raison de plus de se libérer, collectivement, des traits de notre système actuel, notamment aux plans politique et économique, qui, à la fois, entravent la capacité à vivre bien et sont des facteurs importants de destruction environnementale.
Caractéristique du processus
Le processus dont il est question ici se veut être une démarche globale et de changement politique et sociétal, appelée à être en évolution constante. Cette section vise à en proposer les caractéristiques de base. Elle identifie pour cela des conditions à respecter et des objectifs à atteindre mais ne propose pas de modalités concrètes.
Objectif
Le processus proposé se donne pour ambition de combiner au mieux les objectifs mentionnés plus haut, relatifs à la vie bonne et au respect de l’environnement.
Respect de l’environnement
Le respect de l’environnement est compris comme une condition essentielle de l’accès à la vie bonne. En effet, ce respect contribue à la préservation de la base de l’existence humaine. La Nature fournit des services essentiels, variés et durables qui peuvent être longs et difficiles à découvrir et à utiliser de manière judicieuse, mais faciles et rapides à détruire irrémédiablement. Personne ne peut s’arroger le droit de priver autrui, et notamment d’autres humains présents ou à venir ou d’autres espèces vivantes, des bienfaits de la nature. L’humain est à la fois une espèce animale parmi les autres et une espèce unique qui, du fait même de sa puissance, se doit de prendre soin de la Nature qui, en outre, est une source inégalable de beauté et de découverte.
Ce respect de l’environnement implique de connaître au mieux les diverses limites à ne pas dépasser et de s’y tenir. Il implique aussi de tenir compte des nombreuses possibilités d’erreur, de biais ou d’incertitude, voire de falsification, dans l’estimation de ces limites mais aussi de l’ampleur et de l’impact environnemental de l’activité humaine. Ceci impose de se doter d’une marge de sécurité suffisante.
Démocratie
Le processus se veut démocratique. Ceci implique un cadre permettant d’accueillir mais aussi de générer des opinions et positions, de délibérer et de prendre des décisions. Ce cadre doit être fondé sur l’égalité et la liberté maximales des parties prenantes, les droits humains, la publicité, l’expression libre et ouverte des oppositions et désaccords et la recherche de points d’accord entre les positions en présence afin de permettre la décision et l’action.
Ce caractère démocratique implique un droit d’initiative, à savoir le droit de toute personne, tout groupe de personnes, toute organisation ou groupe d’organisations de mettre tout questionnement, toute critique ou toute proposition en discussion avec la possibilité que ceci mène à une délibération publique puis à une décision politique. Ici, on entend par discussion, un échange informel et ouvert qui ne vise pas nécessairement à arriver à des conclusions et par délibération, un échange plus formalisé visant à la décision et à l’action. La discussion précède et nourrit la délibération. La mise en œuvre de ce droit se fait selon une procédure réglée par la loi. Par ce cadre légal, le droit d’initiative est ouvert à tout le monde. Il peut porter sur tout questionnement, toute critique ou toute proposition. Le passage à la délibération se fait selon des critères objectifs excluant tout pouvoir discrétionnaire et visant à la fois à éviter l’engorgement des instances délibérantes et à favoriser l’ouverture maximale à l’initiative. Enfin, la délibération inclut une évaluation globale, rigoureuse, transparente et contradictoire de l’impact de la proposition sur les droits humains, la démocratie, l’environnement, les inégalités sociales et économiques, les discriminations et autres questions essentielles.
Discussion et délibération
La démocratie implique aussi de garantir que la discussion et la délibération politiques ne soient pas limitées par le consentement ou la soumission non critiques à quelques présupposés ou cadres que ce soit. Un élément crucial d’une discussion et d’une délibération de qualité doit consister à en élargir les horizons et à en questionner les prémisses et questions de départ.
Il s’agit donc de favoriser le pluralisme maximal et l’ouverture aux questionnements, propositions et autres, y compris les plus critiques ou non conformes aux idées communément acceptées. Le pluralisme doit être intellectuel. Pour cela, il faut viser à une approche transdisciplinaire des questions et prendre en compte les différents courants ou différentes écoles des disciplines pertinentes. En outre, le pluralisme doit aussi être politique et moral. La délibération doit donc viser à se nourrir des diverses approches et systèmes de pensée, sans exception aucune.
Dans le même temps, il s’agit aussi de faire en sorte que toute contribution à la discussion ou à la délibération puisse être jugée pour sa qualité intrinsèque. Il s’agit donc de viser à ce que toute personne puisse comprendre quel est le message central de cette contribution, sur quelles prémisses elle repose, quels sont les faits et autres éléments qu’elle invoque, en quoi cette contribution est pertinente. Il s’agit d’éliminer ce qu’on pourrait appeler les facteurs parasitaires du consentement ou de l’adhésion, tous facteurs qui peuvent accroître l’adhésion ou le consentement mais ne relevant pas strictement d’une argumentation logique fondée sur des prémisses explicites et faisant appel uniquement à des faits établis. Il s’agit enfin d’adopter une attitude générale consistant, d’une part, à questionner ce qui paraît évident et, d’autre part, à considérer comme digne de réflexion et d’investigation ce qui peut, à première vue, paraître absurde. Dans certains cas, cette précaution ne fera que confirmer l’impression d’évidence ou d’absurdité, mais en permettant de mieux la comprendre. Dans d’autres cas, cette précaution mènera à une révision de cette impression, ce qui peut ouvrir de nouvelles pistes ou permettre de mettre fin à certaines erreurs.
Il s’agit enfin de garantir le plus haut niveau d’égalité possible au sein même du processus de discussion et de délibération, malgré les nombreux facteurs d’inégalités à tous les stades et sur tous les aspects de ce processus. Ceci implique de trouver les manières adéquates de mener cette discussion et cette délibération, mais aussi de prendre des mesures de soutien ne relevant pas directement de ce processus, visant notamment à ce que les participantes et participants disposent effectivement d’un temps suffisant à consacrer à ce processus, sans devoir se soucier d’autre chose. Cette question des inégalités est sans doute étroitement liée à celle qui consiste à trouver les moyens de tirer parti des différences entre les gens, et donc aussi de ce qui les oppose et crée du conflit, pour arriver à des décisions mieux réfléchies et de meilleure qualité. Cette question des inégalités est aussi liée à une autre condition de la démocratie, à savoir la publicité maximale de l’information et l’égalité maximale d’accès à cette dernière.
Égalité
Il n’y a pas de démocratie sans égalité. Ceci implique, d’une part, d’identifier et de lutter contre les facteurs, y compris politiques ou systémiques, des diverses formes de discrimination et de préjugés. Ceci implique, d’autre part, de réduire les niveaux d’inégalités sociales et économiques à un niveau politiquement acceptable. Le niveau politiquement acceptable fait l’objet d’une décision politique démocratique faisant suite à une délibération ouverte.
Ce niveau politiquement acceptable des inégalités sociales et économiques est assez faible. Lors de la délibération visant à le définir, on considère la question des inégalités en tenant notamment compte de leurs liens avec la justice sociale, de leur impact sur le caractère effectif de la démocratie et de leurs effets sur les droits, le bien-être et autres aspects. Or, ces trois aspects semblent plaider pour des niveaux assez faibles d’inégalités sociales et économiques.
La notion de justice sociale qui prévaut dans une société n’est jamais une simple question de rationalité ou de logique. Il existe une diversité de critères de justice qui, qu’on les approuve ou non, sont fondés sur une argumentation rationnelle. Le fait d’en choisir un plutôt qu’un autre est une décision politique qui, pour être valide, doit être le fruit d’une délibération démocratique et non le résultat d’un rapport de forces inégal ou d’une quelconque forme de manipulation. Or, au-delà d’un certain seuil, vraisemblablement assez bas, Les inégalités sociales et économiques se traduisent en inégalités politiques incompatibles avec la démocratie. Enfin, la prise en compte des effets des inégalités sur les droits et le bien-être doit se baser notamment sur la recherche en la matière, ainsi que sur l’expérience. Or, cette recherche semble mettre en évidence les effets néfastes des inégalités, notamment en matière de préservation de l’environnement.
Droits humains
Il n’y a pas de démocratie non plus sans les droits humains. Garantir ces derniers implique, pour l’autorité, d’orienter l’ensemble de son action vers le triple objectif consistant à ne pas violer elle-même les droits, y compris par l’intermédiaire de tiers, à protéger efficacement ces droits contre les agissements de tiers et à prendre les mesures en son pouvoir pour faire en sorte que ces droits soient effectifs pour tout le monde. En cela, elle se conforme à sa triple obligation de respect, de protection et de mise en œuvre qui est un principe de base des droits humains. Orienter l’ensemble de son action vers les droits implique que l’autorité définisse notamment ses propres institutions, sa législation et autres textes et instruments, ses politiques, ses priorités et autres dans cette optique.
De même, l’autorité doit tout mettre en œuvre pour respecter le caractère indivisible et universel des droits – qui est un autre principe de base des droits humains. En conséquence de quoi, elle ne peut introduire ni maintenir d’inégalités de droit que de la manière la plus limitée et temporaire qui soit et uniquement si elle peut établir que des raisons suffisantes la force à introduire ou à maintenir ces inégalités de droits. Elle doit se baser sur les observations et commentaires des divers comités des instruments de droits humains pour déterminer ce que ceci implique plus en détail. Enfin, l’autorité doit prendre les mesures nécessaires pour faire en sorte que l’égalité des droits soit effective et ne soit pas uniquement une égalité sur le papier.
CONCLUSION
Le présent texte a pour objectif de contribuer à une discussion permettant de construire collectivement les manières de se libérer des traits de notre système actuel, notamment aux plans politique et économique, qui, à la fois, entravent la capacité à vivre bien et sont des facteurs importants de destruction environnementale. Ceci implique entre autre d’identifier ces traits, de mieux les comprendre, d’explorer des alternatives. Pour cela, il est important de disposer d’un cadre de discussion et de délibération permettant de questionner nos choix, règles, institutions et autres, tout en présumant aussi peu que possible un cadre théorique ou idéologique préalable. Présumer un tel cadre, en effet, reviendrait à présumer un accord qui n’existe pas et qui, vraisemblablement n’existera jamais. Le présent texte a donc visé à cerner les points minimums d’accord nécessaires à toute discussion ou délibération démocratiques valides.
Dans cette partie, il a été question des caractéristiques de base de ce cadre de discussion et de délibération, portant sur les manières d’organiser notre vie en commun et le territoire sur lequel nous vivons, vie en commun et territoire qui peuvent être considérés à des échelles diverses, allant du plus local au planétaire. La proposition formulée ici doit être discutée tant au niveau théorique et philosophique qu’au niveau des manières concrètes de la mettre en œuvre, ainsi que sur le plan de ses possibles relations avec les institutions actuelles ou de son adaptation à diverses thématiques ou diverses échelles territoriales. Toute contribution, idée, remarque, question ou autre est la bienvenue à ce propos.
Dans la seconde et dernière partie de cette analyse, il sera question de diverses questions fondamentales que le processus discuté ici pourrait – et en fait, devrait – aborder.
Mikaël Franssens.