Ouvrir le dialogue et restaurer la confiance dans notre démocratie

La perte de confiance généralisée dans nos institutions met à mal notre démocratie et favorise les théories du complot. Notre société se doit d’investir dans l’éducation, la participation citoyenne et la justice sociale.

Selon certain·es psychologues, il existerait une « mentalité complotiste », c’est-à-dire une tendance chez des individus à voir planer l’ombre du complot sur à peu près tout ce qui se passe dans le monde. Pourtant, les critères psychologiques – la crédulité, l’ignorance ou le fanatisme par exemples – ne peuvent, à eux seuls, expliquer l’adhésion de nombreux·ses citoyen·nes à des théories complotistes. Plusieurs études montrent ainsi qu’il n’existe pas de profil-type « du complotiste ». On retrouve des adeptes dans toutes les couches de la société, quel que soit leur genre, leur âge, leur niveau d’étude ou leur catégorie socioprofessionnelle. Le seul point nettement confirmé par toutes les études est la forte corrélation entre les idées conspirationnistes et un positionnement politique extrême, qu’il s’agisse de l’extrême droite ou de l’extrême gauche[1].

Pour en comprendre les enjeux, il nous faut donc envisager des causes plus profondes. La sociologie est pour cela éclairante. Selon le sociologue espagnol Alejandro Romero, les théories du complot attirent, car elles permettent de donner du sens à un monde complexe et chaotique et donnent à ceux et celles qui y croient une mission dans ce monde : celle d’affronter un ennemi d’autant plus puissant qu’il est invisible. Les adeptes se disent « des champions de la vérité ». L’essor des théories du complot est favorisé non seulement par les réseaux sociaux et la libéralisation du marché de l’information mais aussi par la tendance à l’atomisation de la société. Elle traduit une profonde crise de confiance à l’égard des institutions. L’idée de complot « permet au complotiste de s’orienter dans le monde social lorsqu’il n’a plus rien pour se guider »[2].

Le sociologue français Jean-Bruno Renard confirme cette analyse : « La cause culturelle dominante est la perte de confiance généralisée que l’on observe dans nos sociétés. Cette méfiance constitue la clef fondamentale pour comprendre le conspirationnisme. Nombre de sociologues ont montré que la confiance était le fondement de la vie sociale, qui serait impossible sans elle » [3].

Perte de confiance généralisée

Face à l’inquiétude et à la crainte liées à l’impossibilité de maîtriser tous les événements et de tout vérifier, la confiance nous fait supporter les risques et les incertitudes, jouant le rôle d’un « mécanisme de réduction de la complexité sociale ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la méfiance n’est pas l’inverse de la confiance : des individus ne peuvent psychologiquement être dans une situation permanente d’inquiétude et d’angoisse. Les individus méfiants doivent alors eux aussi recourir à des stratégies de réduction de la complexité. La méfiance opère elle aussi une simplification, une simplification souvent drastique. Celui ou celle qui se méfie a besoin d’un plus grand nombre d’informations, et cette personne diminue en même temps la quantité d’informations sur lesquelles elle peut s’appuyer en confiance. Cette dernière devient alors plus fortement dépendante d’un plus petit nombre d’informations. L’attitude conspirationniste, poursuit Jean-Bruno Renard, consiste précisément à contester les « vérités officielles », à augmenter le nombre d’informations, puis à proposer une explication simple et mono-causale d’événements complexes. Ce procédé est très efficace. Comme l’explique la Loi de Brandolini : « il est bien plus facile de propager des fausses informations que de les réfuter de manière convaincante »[4].

Contester le savoir dominant

Depuis une trentaine d’années, les chercheur·euses en sciences humaines mettent en évidence la crise de confiance au sein de notre société. Des instituts de sondage ont même mis en place des « baromètres de la confiance », notamment dans les médias et la politique. Or, l’absence de confiance induit le doute à propos de toute affirmation sur le monde et les autres. La perte de confiance touche dès lors de plein fouet les autorités traditionnellement porteuses des discours qui prétendent à la vérité. On pense notamment aux expert·es, dont les avis contradictoires ou controversés laissent à croire qu’ils et elles défendent des intérêts particuliers. On retrouve ici aussi les scientifiques. Nous savons aujourd’hui que les connaissances scientifiques évoluent vite et sont provisoires. Les chercheur·euses sont désormais prudent·es et parlent plus d’hypothèses explicatives que de certitudes. Cela crée dans le grand public un appel d’air à toutes sortes d’hypothèses alternatives : toutes les connaissances se valent. Ce relativisme aboutit paradoxalement moins au scepticisme qu’à des revendications d’idées contestant le savoir dominant. Enfin, les sondages montrent une très grande méfiance des citoyen·nes vis-à-vis des représentant·es politiques. En témoignent les taux très élevés d’abstentionnisme lors d’élections (dans les pays où le vote n’est pas obligatoire). Or les sondages d’opinion montrent précisément que l’adhésion au conspirationnisme est très forte chez les abstentionnistes. Il en va de même pour les médias, largement soupçonnés de partialité, de trucage et de manipulation de l’opinion[5].

En conclusion, le sociologue Jean-Bruno Renard estime que le conspirationnisme se rapproche fortement de la superstition. Les théories du complot, comme la superstition, offrent des explications simples en désignant des causes uniques extérieures à nous et en nous exonérant de nos responsabilités.

Le chercheur en sciences sociales Laurent Cordonier pousse l’analyse plus loin[6] : « On sait également que les théories du complot sont particulièrement susceptibles de séduire des individus qui se sentent précarisés ou menacés socialement. Ces derniers peuvent en effet y trouver une grille interprétative du monde qui confère un sens à leur situation et désigne une cause univoque aux injustices sociales dont ils pensent – à tort ou à raison – être victimes ». Un intéressant travail ethnographique[7] mené au sein de quartiers précaires de Bruxelles permet d’illustrer ce point. Cette recherche montre que les jeunes immigré·es ou descendant·es d’immigré·es marocain·es et africain·es subsaharien·nes qui y vivent adhèrent massivement à des thèses selon lesquelles, dans les pays occidentaux, journalistes, politiques et forces de l’ordre œuvreraient de concert pour faire passer les immigré·es et les Musulman·es pour une source de troubles sociaux afin de détourner l’attention publique des véritables acteurs malfaisants, à savoir les « puissant·es » et les « mafias mondiales ». Par exemple, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis auraient été organisés par le gouvernement américain lui-même et attribués à des Islamistes dans le but de stigmatiser les communautés musulmanes présentes en Occident[8]. En endossant ce genre de théories du complot, ces jeunes donnent du sens au passé et aux silences qui entourent l’histoire coloniale et les histoires migratoires ; tout autant qu’à leur ressenti de xénophobie et aux discriminations contemporaines. Cette appréhension du monde en termes de théorie du complot est également une manière de prendre prise sur les événements en les rendant cohérents et acceptables de par leur cohérence, et, donc, de sortir d’une position de victime en devenant acteur·rice de sens.

Une démocratie plus participative

Au final, il s’avère nécessaire d’ouvrir un large dialogue au sein de notre société, avec l’ensemble des citoyen·nes, y compris celles et ceux qui se sentent précarisé·es ou dominé·es par notre système politique, afin de comprendre les failles de notre démocratie. Nous devons défendre l’émergence d’un modèle démocratique qui rétablisse la confiance et la cohésion sociale. Au sein de nos écoles, il s’agit d’investir dans l’éveil à l’esprit critique et dans l’éducation aux médias. Nous pouvons aussi instaurer des Assemblées citoyennes capables de restaurer une confiance entre élu·es et citoyen·nes[9].

Il ne suffit pas seulement de consulter les citoyen·nes, il faut également leur donner accès aux informations et renforcer leurs capacités d’analyse critique afin qu’ils et elles puissent confronter leurs points de vue et remettre en question les politiques menées.

Il faut oser le débat visant l’instauration d’un modèle de démocratie plus participatif et plus radical. Il n’est cependant pas question d’affaiblir le rôle de l’État. L’État doit continuer à jouer son rôle de protecteur et de régulateur. Il doit néanmoins ouvrir son action aux citoyen·nes, aux mouvements sociaux émergeants, aux associations et aux corps intermédiaires[10].

Enfin, notre société se doit de réduire les inégalités sociales et d’atteindre une plus grande justice sociale.

Une grande désillusion

Interrogée par la revue Politique, l’historienne belge Marie Peltier, spécialiste du complotisme, remet en perspective ce phénomène[1] : « Ce qui est sûr en tout cas, c’est que durant la deuxième moitié du XXe siècle, il y avait une assez grande confiance dans les institutions démocratiques, de manière générale, que ce soit le pouvoir politique, le pouvoir judiciaire, les médias, bref tout ce qui est vu comme les piliers de la démocratie – c’était sans doute en partie une illusion, mais elle a fonctionné. Il y avait surtout l’idée qu’on progressait vers un « mieux », que la démocratie nous faisait avancer. Je crois que ce qui s’est passé à partir de l’entrée dans les années 2000, c’est la désillusion par rapport à cette idée. C’est surtout l’écart entre les promesses de la démocratie et ce dont elle se rendait capable. »

Christophe Haveaux.


[1] « Complotisme : dépolitiser le débat à tout prix », revue Politique, mai 2021. 

        

[1] Lire par exemple cette étude internationale : Conspiracy Mentality and Political Orientation across 26 countries. Nature Human Behaviour. 17 janvier 2022.

[2] « Théorie du complot, secret et transparence », Alejandro Romero Reche, revue Rue Descartes 2020/2 (N° 98), pages 81 à 102, Éditions Collège international de Philosophie.

[3] « Les causes de l’adhésion aux théories du complot », Jean-Bruno Renard, revue Diogène 2015/1-2 (n° 249-250), pages 107 à 119.

[4] Explications complètes sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Brandolini

[5] « Les causes de l’adhésion aux théories du complot », op cit.

[6] « Le succès des théories du complot. Flambée d’irrationalité ou symptôme d’une crise de confiance ? », Laurent Cordonier, HAL Open science, 27 juillet 2021.

[7] Étude territorialisée sur les pratiques culturelles des habitant.e.s et usager.e.s dans les quartiers de la zone centrale du canal de la Région de Bruxelles-Capitale, 2020.

[8] Discours de l’Ex-Président Iranien Mahmoud devant l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2010.

[9] Lire le Pour Parler de Paix d’avril 2024.
[10] Lire l’analyse de Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris et président de la Fondation Ceci n’est pas une crise  
[11] « Complotisme : dépolitiser le débat à tout prix », revue Politique, mai 2021. 
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