Les mots sont comme les abeilles : ils ont le miel et l’aiguillon

La nouvelle escalade de violences entre Israël et le Hamas montrent à quel point il est difficile d’engager un cessez-le-feu lorsque les bombes pleuvent. Pour les partisan∙es de la paix, il s’agit aussi de déminer la guerre des mots.

L’attaque meurtrière commise à l’encontre de civil∙es en Israël le 7 octobre dernier par le Hamas, mouvement militant islamiste de la bande de Gaza, a choqué une grande partie de l’opinion publique occidentale. Cette attaque doit être condamnée comme crime de guerre et les responsables doivent faire face à la justice. Cependant, de nombreuses réactions politiques – en Israël et dans le monde – et le traitement médiatique de ce conflit doivent être analysés de manière critique si l’on veut redonner une chance, aussi minime soit-elle, à un nouveau processus de paix au Moyen-Orient.

Quelques éléments de contexte afin de parvenir à une analyse objective et nuancée de la situation s’imposent donc :

Tout d’abord, Israël maintient, depuis 1967, une colonisation illégale de la Cisjordanie et un système d’apartheid qui condamne la bande de Gaza à être une véritable prison à ciel ouvert, où survivent 2,5 millions de Palestinien∙nes dans des conditions inhumaines.

Le Premier ministre israélien Benyamin « Bibi » Netanyahou, régulièrement au pouvoir depuis 1996, a également contribué indirectement au développement du Hamas, branche la plus radicale des organisations politiques palestiniennes. En effet, en permettant des financements du Hamas par le biais du Qatar, le premier ministre israélien a cherché à renforcer la division des palestinien·nes et – in fine – saper le processus de paix initié en 1993 (accord d’Oslo), empêchant la création d’un véritable État pour le peuple palestinien (la solution à deux états) [1]. Ce soutien politique improbable a également été révélé par la divulgation de communications diplomatiques entre le directeur du renseignement militaire israélien de l’époque, le général de division Amos Yadlin, et l’ambassadeur des États-Unis en Israël, Richard Jones, en 2007. Dmitry Shumsky, un éditorialiste du journal israélien Haaretz confirme cela en affirmant qu’« entre 2012 et 2018, M. Netanyahou a autorisé le Qatar à transférer un montant cumulé d’environ un milliard de dollars à Gaza, dont la moitié au moins est parvenue au Hamas, y compris à son aile militaire ». Netanyahou se défend de ses accusations, maintenant qu’« il a autorisé ces transferts de fonds vers Gaza uniquement pour éviter une catastrophe humanitaire […] ». Cependant, cette justification est bancale : Lors d’un caucus de son parti politique, le Likud, le 12 mars 2019, Netanyahou aurait déclaré, selon une centaine de témoins : « Quiconque est contre l’instauration d’un état palestinien devrait être pour le transfert de fonds vers Gaza ». Par ailleurs, Mairav Zonszein, analyste principale du conflit au sein de l’ONG International Crisis Group, rapporte que « ce renforcement mutuel entre Hamas et Netanyahou […] se perçoit clairement sur le terrain ». Cette approche de « Bibi » a justifié le maintien du blocus autour de Gaza de l’armée israélienne ainsi que la répression violente et meurtrière à l’encontre des Palestinien∙nes – dans un certain désintéressement global des gouvernements occidentaux et des institutions politiques internationales – renforçant le sentiment de colère des Palestinien∙nes. Comme le remarque le journaliste israélien Haggai Matar, l’attaque du 7 octobre n’était pas “unilatérale” ou “non provoquée”. « L’effroi que ressentent les Israéliens en ce moment, y compris moi, n’est qu’une infime partie de ce que les Palestiniens ressentent quotidiennement sous le régime militaire qui sévit depuis des décennies en Cisjordanie, ainsi que sous le siège et les assauts répétés contre Gaza. », écrit-il.

Pourtant, ces éléments de contexte ne peuvent être des justifications des actes barbares dont se sont rendus coupables les membres du Hamas. Se présentant comme la seule alternative viable à l’Organisation de libération de la Palestine, parti politique représentant les Palestinien∙nes en Cisjordanie, le Hamas rejette la solution à deux états, présentée dans les accords d’Oslo et poursuit une approche fondée sur des stratégies de terreur envers l’État d’Israël, mais également envers la population de Gaza, pour le maintien du pouvoir. Depuis 2006, les Gazaoui·tes n’ont pas pu élire démocratiquement leurs représentant∙es politiques. Au contraire, en s’appuyant sur une approche islamiste radicaliste, sur des moyens de terreur, sur un endoctrinement de la population gazaouite composée à près de 50% de jeunes de 18 ans ou moins, désabusé∙es par l’approche politique, et sur de canaux financiers importants, comme évoqués ci-dessus, le Hamas se présente comme l’autorité politique de facto dans la bande de Gaza.

À la lumière de ces éléments, d’aucuns ne devraient ou ne pourraient faire appel à un quelconque ascendant moral sur les autres. Dans un camp comme dans l’autre, les véritables victimes sont les civil∙es, comme dans toute guerre. Pourtant, dans le discours public, il est très rare d’entendre ce type de propos. Au contraire, on constate qu’en plus du conflit militaire, il y a une guerre des mots où l’un comme l’autre tente de justifier ses attaques contre des civil∙es. Sans une approche nuancée et une rhétorique appropriée, nous laissons la porte ouverte aux atrocités. Par exemple, dès les lendemains de l’attaque, le ministre israélien de la Défense a déclaré : « Nous imposons un siège total contre la ville de Gaza. Il n’y a pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons les animaux humains et nous agissons en conséquence ». Déshumaniser l’Autre ainsi permet de justifier moralement la riposte israélienne sanglante dans la bande de Gaza contre des civil∙es, hommes, femmes, enfants, bébés…de la même manière que la Hamas n’a pas fait de distinctions lors de son attaque du 07 octobre.

Si l’on veut défendre des valeurs de paix et de justice, il faut donc sans cesse rappeler qu’une vie vaut une autre vie, quelle que soit son appartenance dans le conflit et rejeter l’apologie de la violence.

L’importance des mots

 Les mots portent une grande importance et ceci est particulièrement vrai dans les situations de conflit. Le docteur et professeur, André Barrinha affirme même que « le discours autour d’un conflit est un facteur important déterminant sa prolongation ou son arrêt »[2].

Prenons un exemple : un mot a été largement utilisé par Israël et les pays occidentaux pour qualifier le Hamas : « terroriste ». Cette dénomination, aussi légale et populaire qu’elle soit, pose un gros problème d’ambiguïté. Étant donné qu’elle peut caractériser plusieurs types de mouvements politiques radicalement différents, elle crée de la confusion dans la compréhension du conflit et de ses limites pour les gens et même pour certain∙es analystes[3]. En effet, le terme « terrorisme » porte en son sein un large spectre de types d’actions, allant d’actions avec un fondement politique jusqu’aux apolitiques. Pourtant, en dépit de cela, l’utilisation publique, continue et sans distinction du terme a fixé dans la compréhension populaire que le terrorisme « occupe le haut du spectre de l’agitation politique, immédiatement au-dessus des autres types de violence politique. [Il] peut [ainsi] être distinguée de ces autres types par sa qualité extra-normale, c’est-à-dire qu’elle se situe au-delà des normes d’agitation politique violente acceptées par une société donnée »[4]. Ainsi, d’une part, « le terrorisme est considéré comme la forme la plus radicale de la violence politique [mais celle-ci reste politique] »[5]. D’autre part, « cet étiquetage empêche l’acceptation de « l’autre » et la reconnaissance de sa légitimité politique, de sorte que le terrorisme ne peut être combattu par des moyens politiques. C’est ce paradoxe qui permet à un mouvement d’être considéré comme « terroriste » (avec lequel un État ne peut pas négocier) à un moment donné, et comme un acteur politique légitime quelque temps plus tard (avec lequel des négociations sont possibles) »[6]. Cette ambiguïté est dangereuse car elle donne au pouvoir politique une grande liberté de manipulation, selon les intérêts fluctuants, favorable ou non à la paix. Ainsi, Barrinha argumente qu’ « il n’y a pas de réalité déterministe a priori. Voilà pourquoi la construction d’un ennemi et le choix de comment y faire face sont éminemment politiques, un choix politique exclusif »[7]. L’Histoire nous le démontre par ailleurs : plusieurs mouvements qualifiés comme terroristes au départ ont fait l’objet d’une requalification pour répondre aux exigences d’un cessez-le-feu et d’une construction de la paix telle que l’African National Congress (ANC) en Afrique du Sud.

 Quid de la qualification du Hamas, dès lors ? Certes, son statut fait actuellement consensus sur l’ensemble du spectre politique belge : il s’agit d’un groupe terroriste. Cependant, la sortie du conflit et un possible processus de paix ne pourront se faire qu’à condition d’au moins discuter avec le Hamas, au vu de l’assise politique qu’il possède dans la bande de Gaza et de sa légitimité auprès d’une grande partie de la population palestinienne et des peuples arabes. Ainsi, comme l’écrivent une dizaine d’universitaires français∙es, « une fois toutes les victimes pleurées, il faudra enfin repenser à une paix entre Israéliens et Palestiniens et nécessairement changer de politique. Mettre fin, pour commencer, à la colonisation croissante de la Cisjordanie, trouver de bons médiateurs et reconnaître le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à une véritable souveraineté politique. La coconstruction d’une feuille de route est une utopie vitale, car il n’y aura pas de paix sans justice ».

Dans cet exercice, nous devrons nécessairement rester vigilant∙es sur les mots utilisés par les différent∙es protagonistes, particulièrement dans les cas où nous avons la chance, pour la plupart des citoyen∙nes belges, de ne pas être directement impliqué∙es dans le conflit, de bénéficier d’un certain recul. Nous devrons alors nous assurer que les mots, que nos paroles contribuent à la paix et non à la guerre.

Dès lors, quel type de discours pour la paix ?

Lisons, par exemple, le mouvement des Guerrières de la paix qui appelle à soutenir les militantes et les militants israélien∙nes et palestinien∙nes qui luttent en première ligne pour trouver une issue pacifique au conflit :

« À l’heure où chaque personne est sommée de faire bloc avec les siens, où la moindre nuance est suspecte et apparaît comme de la trahison, ce combat pour la paix demande beaucoup de courage. Il demande de prendre le risque de penser contre soi et de reconnaître la légitimité pleine et entière de l’autre. Ce courage est peut-être le plus bel horizon de notre humanité. (…) Nos leaders politiques et nos institutions peuvent et doivent agir en utilisant les leviers diplomatiques, le droit, mais surtout leur voix pour mettre fin à cette escalade de violence qui se répercute déjà bien au-delà des frontières d’Israël et de la Palestine. Ils doivent choisir le camp de la paix ; mais pour cela, ils doivent voir que nous sommes toutes et tous, au-delà de nos histoires et de nos amitiés, de nos sensibilités ou affiliations, capables de nous rassembler ».

Nous devons continuer à nous mobiliser et prendre la parole dans ce sens tout en restant réaliste, comme nous le rappelle Eran Nissan, ancien militaire des troupes d’élite israéliennes, aujourd’hui directeur de Mehazkim, une organisation qui veut faire d’Israël une société plus progressive et inclusive :

« Le défi auquel nous devons faire face est beaucoup plus grand aujourd’hui, non seulement parce que nous devons combattre le sentiment nationaliste, l’extrême droite très militarisée en Israël, et les extrémistes de tous bords dans la société israélienne ou palestinienne. Mais nous devons aussi affronter les modérés, ceux du centre de l’échiquier politique, qui avant le 7 octobre étaient sensibles à nos arguments de paix, de compromis et d’empathie. Aujourd’hui, ils nous tournent le dos, nous disant que ce n’est pas possible, que trop des leurs sont morts, et qu’ils n’ont plus de place dans leurs cœurs pour penser aux enfants qui sont de l’autre côté. (…) Nous avons vu une augmentation dramatique non seulement des menaces, mais aussi des attaques. Des personnes sont attaquées physiquement, pas seulement en ligne. Il y a des photos, des adresses, des numéros de téléphone qui circulent. Certains subissent du harcèlement et de l’intimidation. Le sentiment qui prédomine, c’est que si l’on promeut une désescalade, un cessez-le-feu ou même un accord où l’on évoque le relâchement de prisonniers et la possibilité pour les otages de rentrer chez eux, cela veut dire miner l’effort national de défense », précise-t-il.

Plus que jamais, c’est le temps de cultiver la paix…en commençant par nos paroles !

Emmanuel Tshimanga et Christophe Haveaux.


[1] Dmitry Shumsky (2023) Why Did Netanyahu Want to Strengthen Hamas?, Haaretz: https://www.haaretz.com/israel-news/2023-10-11/ty-article/.premium/netanyahu-needed-a-strong-hamas/0000018b-1e9f-d47b-a7fb-bfdfd8f30000

[2] André Barrinha (2011) The political importance of labelling: terrorism and Turkey’s discourse on the PKK, Critical Studies on Terrorism, 4:2, pp. 163-180.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

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