Les monnaies locales comme levier de transition et outil d’émancipation citoyenne

A partir du constat d’une économie dématérialisée, les monnaies locales ont commencé à émerger un peu partout dans le monde, notamment en Belgique.  Il s’agit d’un outil citoyen qui permet de repenser l’argent non plus comme un but en soi, mais comme un moyen d’échange. 

Depuis les années 2000, de nouvelles formes de monnaies parallèles aux monnaies centrales traditionnelles ont émergé un peu partout dans le monde.  Nous pouvons par exemple relever des monnaies virtuelles, tel que le bitcoin, des systèmes de fidélisation, comme le système miles dans certaines compagnies aériennes ou des monnaies de jeux vidéo, mais également des monnaies complémentaires, comme les bons
d’achats, les chèques cadeaux, les chèques repas, ou encore les monnaies locales.

On peut retrouver des monnaies locales en Équateur, où l’UDIS soutient des communautés rurales de petits producteurs, au Brésil, où le Saber facilite l’entrée dans l’éducation[1], mais également dans la francophonie, comme en France, au Québec, ou en Belgique.

Mais d’où viennent les monnaies locales ? Comment ce système fonctionne-t-il ? Quel est son utilité ? Et quel avenir peut être envisagé à partir de cela ?  Ces questions ont guidé la rédaction de cet article, qui tentera de dresser un portrait non exhaustif de cet outil complémentaire au système monétaire conventionnel.

À l’origine, le constat d’une économie dématérialisée…

Depuis l’abandon de l’étalon-or (accords de Bretton Woods) en 1974, ce sont les marchés qui fixent la valeur de chaque monnaie, les unes par rapport aux autres.  En Europe, l’Euro est créé, d’une part, par la BCE (indépendante des états depuis 1999) et, d’autre part, par les banques privées, via le crédit. En outre, dans notre économie globalisée, la monnaie existe sous deux formes : la monnaie fiduciaire, qui est l’argent présent dans nos poches, qui circule vraiment pour l’échange de biens et services dans l’économie réelle, et la monnaie scripturale, qui sont les chiffres sur nos comptes en banque.  Aujourd’hui, la monnaie scripturale représente plus de 90 % de la monnaie en circulation[2].

Lors de la crise des subprimes en 2008, qui a révélé la fièvre spéculative et les prises de risques qui avaient lieu sur les marchés internationaux, une grande réflexion a émergé sur l’incertitude qui plane sur notre économie du quotidien[3].

Un véritable mouvement citoyen a alors émergé, soulevant de nombreux questionnements sur le rôle que joue la monnaie dans notre développement économique quotidien[4]. Des mouvements de soutien aux circuits courts de produits alimentaires ont vu le jour, comme les SEL, ou les GAC.  Des cinés débats comme « En quête de sens »[5] ou « Demain »[6] ont contribué à faire connaître ces thématiques, sur lesquelles se sont également penchées des économistes, tel que Bernard Liétaer, économiste belge qui s’est intéressé aux monnaies régionales et complémentaires[7].

Bien que des monnaies locales existaient déjà un peu partout dans le monde avant la crise, la dynamique a pris davantage d’ampleur et a atteint d’autres pays, telle que la Belgique, où l’Epi Lorrain a été mis en circulation en 2012.  Aujourd’hui, une dizaine d’années plus tard, nous pouvons comptabiliser 17 monnaies citoyennes en Fédération Wallonie-Bruxelles, telles que le Yar (Tournai), la Zinne (Bruxelles), le Ropi (Mons), le Carol’Or (Charleroi), le Lumsou (Namur), l’Ardoise (Lesse et Semois), le Volti (Marche, Ciney), le Talent (Brabant wallon), le Val’heureux (Liège), le Sous-Rire (Malmedy),… En 2021, cela représentait 1.288.192 équivalent euros en circulation et 2.428 prestataires participants[8].

L’argent comme moyen d’échange et plus comme but

En réalité, les monnaies locales ne sont pas un phénomène nouveau ! Nous avons souvent l’impression qu’une seule monnaie existe… ce qui est une fausse idée reçue. Il y a en effet eu de nombreuses périodes de l’histoire où les monnaies étaient réservées au peuple, où certaines monnaies servaient juste pour le commerce lointain, etc.

La monnaie peut avoir trois fonctions principales : l’échange de biens et services, le fait de servir d’unité de compte, et le fait de servir de réserve de valeur [9]. La monnaie locale, dont le terme exact et légal est en fait « bon de soutien à l’économie locale », vise uniquement à remplir la fonction de monnaie d’échange[10].

Les caractéristiques principales de ce moyen de paiement alternatif aux systèmes monétaires dominants sont d’être d’un caractère “local” (actif dans un bassin économique restreint), “complémentaire” (n’a pas pour vocation de se substituer à la monnaie conventionnelle mais de fonctionner en parallèle) et “citoyen” (initiative de citoyenꞏnes bénévoles qui ont à cœur de valoriser et maîtriser une économie responsable au service de la collectivité) [11]. En allant uniquement vers des acteurꞏrices économiques locaux·ales, ce système ne peut pas alimenter la spéculation financière, ni des secteurs très polluants ou destructeurs de notre environnement et du tissu socio-économique, ce qui en fait un moyen de changement sociétal, mais également un nouvel outil de croissance durable et
de lutte contre les inégalités[12]. Cette démarche témoigne de la volonté de trouver des leviers pour réencastrer l’économie dans le social, par le biais d’un mécanisme participatif de réappropriation de la monnaie [13].

Concrètement, à l’origine d’un dispositif de monnaie locale, plusieurs citoyen·nes d’une même région se rassemblent, se constituent en ASBL et choisissent le nom, le logo, les couleurs et les billets, qui comporteront un numéro de série et un hologramme.  Ensuite, une charte de valeurs est co-écrite, afin d’écarter les entreprises qui ne correspondent pas à la philosophie du groupe (comme un supermarché par exemple) ou de définir les atouts requis pour en faire partie.  Sur cette base, différents prestataires pourront devenir partenaires de la monnaie locale.  Une fois la monnaie locale mise en circulation, les citoyenꞏnes auront la possibilité d’échanger des Euros contre des unités de monnaies locales, via des comptoirs de change répartis sur le territoire[14]

Une fois échangés, les Euros iront sur le compte en banque de l’ASBL, dans la « réserve de contrepartie », qui est donc équivalente à la masse de billets de monnaie locale en circulation.  Cette réserve permet de récupérer à tout moment les Euros échangés.  Il est également nécessaire de mentionner que, souvent, la banque choisie par le collectif est une banque qui finance des projets éthiques, afin que les Euros placés sur le compte travaillent également pour le bien commun. 

Nous pouvons relever différents effets bénéfiques pour le territoire sur lequel s’implante la monnaie locale.  Il s’agit à la fois de relancer le commerce local, en captant des euros pour les obliger à circuler dans une région donnée, stimuler une économie locale et durable, en favorisant les échanges de biens et services éthiques et responsables, favoriser la cohésion sociale d’une région, et offrir un outil de résilience, en remettant l’économie au service des citoyenꞏnes et des commerces locaux.

Des effets bénéfiques peuvent également être relevés pour les citoyenꞏnes, en contribuant à un changement de pratiques de consommations.  En effet, les monnaies locales s’inscrivent dans une démarche de transition et ont une fonction d’aide à la décision, car on aura tendance à aller plus facilement vers des prestataires membres qui ont signé la charte éthique propre à la monnaie locale.  Elles permettent également de renforcer les liens sociaux et les partenariats commerciaux[15].

Quel avenir pour les monnaies locales ? 

Une particularité importante de cette alternative est d’avoir à la fois un pied dans le système et un pied hors du système. En effet, il est nécessaire d’avoir un pied dans le système, afin d’être crédible et d’avoir un levier politique, qui peut par exemple être nécessaire pour injecter de l’argent dans les monnaies locales[16], mais être également suffisamment hors du système que pour pouvoir proposer des solutions. 

A l’avenir, si les monnaies conventionnelles en venaient à avoir un souci de liquidité, les monnaies locales pourraient servir à palier cela, comme cela s’est déjà vu dans certains pays.  Dans tous les cas, le succès de ces monnaies dépendra de leur insertion dans des régulations plus globales[17].

A l’heure actuelle, différents développements sont en cours, comme les monnaies citoyennes digitalisées (système de paiement électronique), ou le partenariat avec des pouvoirs publics[18].

Dans tous les cas, les monnaies locales auront permis l’émergence d’un système qui ne vise pas l’enrichissement personnel et où l’argent est vu comme un outil d’échange, et non pas un but en soi.

Nous remercions Monsieur Raphaël Goblet pour sa disponibilité et ses précieuses informations sur les monnaies locales.

Sarah Verriest.


[1] Legeard N. (2015), Des monnaies complémentaires comme outils locaux de l’économie solidaire pour lutter contre la précarité, Pour, 225, 185-190. https://doi.org/10.3917/pour.225.0185

[2] Orban Q. (2019), « Regard citoyen sur le mécanisme de création monétaire – pourquoi il est urgent de mettre la création monétaire au service du bien commun », Econosphères

[3] Fourel C., Magnen J.P. (2015), Mission d’étude sur les monnaies locales complémentaires et les systèmes d’échange locaux

[4] Hopkins R. (2014), Ils changent le monde!. 1001 initiatives de transition écologique: 1001 initiatives de transition écologique, Média Diffusion

[5] https://enquetedesens-lefilm.com/

[6] https://www.colibris-lemouvement.org/projets/films/demain-film

[7]  Lietaer B. (2011), « Au cœur de la monnaie », Editions Yves Michel, 672 pages

[8] Financité (2022), Rapport sur les monnaies locales citoyennes en Belgique  https://www.financite.be/fr/reference/rapport-sur-les-monnaies-locales-citoyennes-en-belgique-2022

[9] Capul J. et Garnier O. (2011), Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Paris : Hatier

[10] Tadjudje, W (2016), Les fonctions de la monnaie, Financité

[11] Stamm C. B. (2021), Les monnaies locales pour une société de postcroissance, Relations, (815), 45–48

[12] Blanc J. et Fare M. (2014), Les modèles économiques des monnaies locales complémentaires, Lyon:
Triangle.

[13] Déclaration du groupe de la CGT à l’occasion de l’avis voté en plénière du 15 avril 2015 du Conseil
Économique Social et Environnemental « Nouvelles monnaies : les enjeux macro-économiques, financiers et
sociétaux ».)

[14] Il y a une obligation légale qu’une unité de monnaie locale soit égale à un Euro.

[15] Financité (2022), Rapport sur les monnaies locales citoyennes en Belgique  https://www.financite.be/fr/reference/rapport-sur-les-monnaies-locales-citoyennes-en-belgique-2022

[16] Comme à Charleroi, en guise de relance post Covid.

[17] Kalinowski W. (2014), L’impact socio-économique des monnaies locales et complémentaires, Notes de l’Institut Veblen

[18] Financité (2022), Rapport sur les monnaies locales citoyennes en Belgique  https://www.financite.be/fr/reference/rapport-sur-les-monnaies-locales-citoyennes-en-belgique-2022

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