Située à 6 heures de route de Lima et à près de 4000 mètres d’altitude, la ville de La Oroya est célèbre pour être un des lieux les plus pollués du monde. Le complexe métallurgique, situé au centre de la ville, est détenu par la multinationale nord-américaine Doe Run et consume depuis des années l’environnement et la santé de la population.
(Visite de terrain de Justice et Paix organisée par l’ONG péruvienne Red Muqui)
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Lorsqu’on pénètre dans la ville de La Oroya, on perçoit directement l’omniprésence de la compagnie Doe Run [1]Le complexe, aujourd’hui en liquidation, appartenait jusqu’à 2009 à l’entreprise Doe Run Pérou, filiale de la corporation états-unienne Doe Run Company du Groupe Renco.. Des affiches vieillies présentent l’engagement de celle-ci en faveur de la protection de l’environnement. Les logements des travailleurs de l’usine bordent l’axe routier central où le trafic est dense. Des rails de chemin de fer traversent la ville et assurent le transport quotidien des laminés de cuivre, de zinc et de plomb jusqu’à Lima. Plus on avance et plus le paysage change ; les collines verdoyantes laissent place à des flancs de montagne blanchis par les fumées toxiques de la cheminée de l’usine.
Stratégie de séduction
Doe Run Pérou est propriétaire du complexe depuis 1997, suite à son rachat à l’entreprise d’État Centromin Pérou. Fondée en 1920, le complexe métallurgique dispose d’une technologie vétuste de fondition et de raffinerie du cuivre (1922), du plomb (1928) et du zinc (1952). Malgré des rénovations en 1983 et 1994, l’usine est conçue pour traiter des concentrés de métaux « sales », c’est-à-dire avec des niveaux prohibitifs d’arsenic, de cadmium, de plomb, etc… Ainsi, entre 1997 et 2004, Doe Run a transformé notamment des concentrés de cuivre « sales » provenant de l’étranger dont 41,6% contenaient 1,53 fois plus d’arsenic que les concentrés « sales » nationaux, de façon contraire à la Convention de Bâle sur l’importation de matériaux et déchets toxiques dangereux.
Dès son arrivée, la compagnie états-unienne tente de gagner les faveurs de la population. « Les premières années, Doe Run offrait énormément de choses à la population : des cadeaux, des grandes fêtes annuelles, etc. Ils cherchaient à se faire apprécier » explique Liliana Carhuaz, de l’ONG Red Muqui. De nombreux habitants de La Oroya travaillent dans l’usine et subviennent ainsi aux besoins de leur famille. L’activité de l’usine est intense, la pollution qui en émane aussi. D’épaisses fumées noires s’échappent de la cheminée du complexe. « Vers 2003, 2004, c’était impossible de respirer quand on sortait de chez soi » se rappelle Liliana. A l’époque, des ONG commencent à dénoncer les émissions toxiques de l’usine. Elles se retrouvent vite sous le feu des critiques, notamment de la part des travailleurs qui soutiennent vivement l’entreprise.
L’impasse judiciaire
Les ONG réclament que des analyses de sang soient réalisées pour pouvoir évaluer le niveau de contamination de la population. En 1999, l’État péruvien sous pression réalise des analyses et constate que 99% des enfants qui habitent autour du complexe souffrent d’une intoxication au plomb avec des niveaux 6 à 7 fois supérieurs aux limites admises. Aucune action n’est cependant mise en place. En 2004, les Centres pour le Contrôle et la Prévention des Maladies et le Centre de Santé Environnementale des États-Unis réalisent une autre étude et découvrent chez tous les enfants analysés des niveaux élevés dans le sang non seulement de plomb mais également de cadmium, d’arsenic et d’autres métaux lourds. Malgré ces révélations, aucune mesure n’est adoptée pour solutionner cette situation, ni par l’État, ni par l’entreprise. « Doe Run a rejeté la faute sur le trafic automobile intense de la ville, sur la mauvaise alimentation des familles ou encore sur les comportements à risque des enfants qui lèchent les murs de terre chargés en métaux lourds des maisons » explique Liliana. En guise de solution, l’État préconise de se laver les mains régulièrement, de bien nettoyer sa maison et de manger du calcium. Des mesures bien insuffisantes face à la gravité de la situation.
Face à l’inertie, un groupe d’habitants de la ville décide de présenter une action contre l’État péruvien dans le but de protéger ses droits à la santé et à un environnement sain. En 2006, le Tribunal Constitutionnel déclare l’action fondée et ordonne à l’État de mettre en place des mesures dans les 30 jours : un système d’urgence médicale, un plan d’action pour améliorer la qualité de l’air, une déclaration d’état d’alerte lors des pics d’émission et des programmes de surveillance épidémiologique et environnementale. À ce jour, ces obligations n’ont toujours pas été mises en place par les autorités péruviennes.
En 2005, une coalition d’ONG nationales et internationales sollicite la prise de « mesures de précaution [2]Les mesures de précaution sont prévues par le règlement de la CIDH (art. 25) en cas de situations de gravité ou d’urgence qui présentent un risque irréparable pour les personnes concernées … Continuer la lecture » auprès de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH). Elle presse l’État d’adopter urgemment des mesures pour protéger la vie et l’intégrité d’un groupe de citoyens, dont des enfants, affectés par les effets de l’usine. Entre autres choses, la demande inclut un diagnostic et une attention médicale pour les personnes affectées, le contrôle des émissions atmosphériques et la protection des défenseurs de la santé et de l’environnement. En 2007, la CIDH octroie les mesures à 65 habitants puis à 14 autres en 2016. Jusqu’à aujourd’hui, l’application de ces mesures par l’État reste en suspens. Si certaines avancées ont été constatées dans l’implémentation des mesures de 2007, elles sont toujours incomplètes, notamment en ce qui concerne le suivi de l’état de santé des habitants.
Un environnement trop lourd
Lors du rachat du complexe métallurgique en 1997, Doe Run s’engage à réaliser un Programme d’Assainissement et de Gestion Environnementale (PAMA) qui vise le respect des normes environnementales et l’atténuation des impacts néfastes. Le programme a été modifié 5 fois permettant notamment la prolongation des délais pour le contrôle de la pollution par l’entreprise. Doe Run estime quant à elle avoir rempli à ce jour toutes les dispositions prévues dans le PAMA. « Ils ont mis en place la plupart des points mineurs mais ils n’ont pas pris en charge une source de pollution majeure : les plateformes de traitement de l’acide sulfurique ». Ces manquements au PAMA ont été rendu public à plusieurs reprises sans que cela n’entraîne de réaction de la part de l’État.
Le PAMA expire en 2009 et est remplacé en 2015 par l’Instrument de Gestion Environnementale et Correctif (IGAC) avec l’objectif de vérifier que le complexe de La Oroya respecte bien la législation environnementale nationale. Néanmoins, ce nouvel instrument fixe un délai de 14 ans pour parvenir à respecter les standards de qualité de l’air, entre autres, ce qui signifie que durant les 14 prochaines années, l’entreprise pourra continuer à contaminer la population avec des niveaux d’émission bien supérieurs à la norme.
Une faillite qui tombe à pic
En 2009, l’entreprise fait face à des difficultés financières et paralyse ses activités. Le niveau de contamination insoutenable de la population participe également à cette décision. Depuis lors, elle ne fonctionne plus qu’à 35% de ses capacités. « Ils ont rejeté la faute de l’arrêt de leurs activités sur les ONG, en disant qu’ils ne pouvaient surmonter les normes environnementales trop strictes » explique Liliana.
Depuis 2011, le complexe appartient aux principaux créditeurs de Doe Run : l’État, les entreprises garantes et les travailleurs. Mais les entreprises chargées de la vente ne parviennent pas à s’en défaire. Sa valeur diminue au fur et à mesure des tentatives de vente. Si davantage d’habitants reconnaissent les impacts socio-environnementaux de la fonderie, les travailleurs veulent que les activités se poursuivent. Certains seraient même disposés à reprendre le complexe. Les entreprises intéressées par le rachat arguent que les normes environnementales sont trop strictes et qu’elles ne souhaitent pas assumer la charge des emplois existants.
Ainsi, en 2017, l’État péruvien décide de rendre la vente plus attractive. Le gouvernement du Président Kuzcynski, destitué depuis lors, décide de diminuer les standards de qualité de l’air de 80 à 250mg de dioxyde de soufre [3]Le dioxyde de souffre est un gaz qui irrite les yeux et les voies respiratoires. Il est principalement généré par la combustion des combustibles fossiles mais des effluents soufrés sont aussi … Continuer la lecture par jour alors que l’OMS recommande une moyenne de 20mg/jour. Le décret prévoit aussi que l’entreprise puisse dépasser le nouveau standard sept fois par an, au lieu de trois auparavant. Pour faciliter la vente, le maire de La Oroya se montre en faveur de ces mesures. Cependant, au sein de la municipalité, le service de la GESTA, chargé de la remédiation environnementale, envoie une lettre au Ministère de l’environnement exprimant ses inquiétudes et sa désapprobation. Cette lettre restera sans réponse. « Une partie du problème est que les personnes affectées vont se soigner et mourir à Lima, ce qui fausse les statistiques et empêche de voir la gravité du problème » explique une employée de la GESTA. En ce moment, le service travaille à l’actualisation du plan d’action de remédiation environnementale. Il vise à renforcer la stratégie de prise en charge des personnes affectées ou encore à faire venir plus de médecins spécialistes à La Oroya. Ce plan sera bientôt proposé au Ministère de l’Environnement pour obtenir des financements. « On a déjà demandé la venue de spécialistes des maladies pulmonaires avant. Ce n’est pas tant un problème d’argent qu’un manque d’intérêt de la part des autorités qui fait que rien ne se passe » explique Liliana.
Depuis 2009, la suspension partielle des activités de l’entreprise a diminué le niveau de pollution. « Les arbres repoussent, les taux de métaux lourds ont diminué. L’entreprise s’en vante mais c’est uniquement car l’intensité de leurs activités a diminué » clame Liliana.
Les changements législatifs de 2017 ont incité le groupe Renco, propriétaire de Doe Run, à introduire une nouvelle plainte contre l’Etat péruvien pour traitement discriminatoire lui réclamant 800 millions de dollars. Selon Renco, l’entreprise n’aurait pas pu bénéficier de flexibilisations environnementales dont d’autres entreprises auraient profité. Une première plainte avait été rejetée en 2016 par le Centre International de Règlement des Différends Relatifs aux Investissements (CIADI) pour des motifs techniques. La seconde est toujours en cours.
Non loin de La Oroya, dans le district de Santa Rosa de Sacco, Yolanda Surita, agente pastorale, a décidé d’agir à son échelle avec un groupe de femmes. Depuis 1999, elles mènent bénévolement un projet de reforestation des zones contaminées. À ce jour, elles ont reforesté 21 ha de terrain que leur a concédé la communauté. Maintes fois persécutées par Doe Run, qui a détruit durablement l’unité de la communauté via différentes stratégies, elles continuent de mener ce travail au profit des générations futures.
Le Pérou au pied du mur
Le rabais des standards de qualité de l’air s’inscrit dans la continuité d’une série de mesures de flexibilisation environnementale mises en place par les différents gouvernements du Pérou depuis 2013 dans le but de promouvoir les investissements et la compétitivité. Soulignons que ces mesures ont été maintes fois dénoncées par la société civile péruvienne. Elles sont également contraires au chapitre « commerce et développement durable » de l’accord commercial entre l’Union européenne et le Pérou (la Colombie et l’Équateur) qui stipule clairement qu’« aucun recul en matière de protection environnementale ne pourra être effectué en faveur de la promotion des investissements ». Ces violations évidentes de l’accord de la part du Pérou ont conduit Justice et Paix, en collaboration avec une dizaine d’organisations européennes et 27 organisations péruviennes, à déposer plainte auprès de la Commission européenne. Après un an d’analyse, les conclusions sont attendues avant fin 2018.
Dans le conflit de La Oroya, les relations entre acteurs sont complexes. Le rôle de surveillance et de dénonciation de la société civile ne suffit pas toujours à bousculer l’inaction de l’État et de l’entreprise. Pourtant, « nous ne sommes pas contre l’entreprise mais on souhaite qu’ils agissent correctement et dans le respect des droits des populations » se justifie Liliana. Assumer leurs responsabilités reviendrait selon les entreprises et l’État à reconnaître les externalités négatives évidentes de leurs actions, ce qu’ils ne sont pas disposés à faire de façon franche.
Rendre visibles ces cas à un niveau international se révèle souvent utile, selon la société civile péruvienne. Justice et Paix a la volonté de mettre en évidence ces injustices flagrantes face auxquelles on ne peut rester insensibles. En parler, faire pression sur nos responsables politiques, mais aussi prendre conscience que ces métaux se retrouvent dans nos biens de consommation quotidiens (smartphones, tablettes, voiture, etc.) est à la portée des citoyens qui peuvent choisir d’adapter leur mode de consommation.
Géraldine Duquenne.
Documents joints
Notes[+]
↑1 | Le complexe, aujourd’hui en liquidation, appartenait jusqu’à 2009 à l’entreprise Doe Run Pérou, filiale de la corporation états-unienne Doe Run Company du Groupe Renco. |
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↑2 | Les mesures de précaution sont prévues par le règlement de la CIDH (art. 25) en cas de situations de gravité ou d’urgence qui présentent un risque irréparable pour les personnes concernées par la demande. |
↑3 | Le dioxyde de souffre est un gaz qui irrite les yeux et les voies respiratoires. Il est principalement généré par la combustion des combustibles fossiles mais des effluents soufrés sont aussi produits par les procédés de traitement des métaux. |