L’extractivisme : c’est quoi ?
L’extractivisme subit de sérieuses critiques, notamment de la part d’auteurs et autrices d’Amérique du Sud, en raison de ses conséquences politiques, économiques, sociales, environnementales et autres. Eduardo Gudynas[1], chercheur uruguayen spécialiste de cette question, définit l’extractivisme comme l’appropriation de ressources naturelles, de quelque nature que ce soit (ressources minières, énergies fossiles, viande, produits de la mer, produits agricoles, bois, etc.), en grands volumes, afin de les exporter comme matières premières. Cette définition n’implique en rien que ces ressources soient extraites par des multinationales étrangères. C’est ce que Gudynas, notamment, met en évidence dans son étude du cas bolivien[2], dans laquelle il indique que l’extractivisme peut se dérouler dans divers régimes de propriété, mais aussi de manière illégale ou informelle. De même, cette définition s’étend à toutes les ressources naturelles: ressources minières, énergies fossiles, viande, bois, produits agricoles, poissons et autres produits de la mer, etc.
Crédits : Golda Fuentes 2013, Wikimedia.
Le cas bolivien sous la présidence d’Evo Morales est un exemple, parmi d’autres, d’une nouvelle forme d’extractivisme, fondée sur une rhétorique progressiste selon laquelle l’État doit contrôler cet extractivisme afin d’en retirer une partie des excédents générés; et utiliser cette part à des politiques redistributives et de réduction de la pauvreté. La notion de néo-extractivisme vise à rendre compte de cette nouvelle forme d’extractivisme, impliquant un rôle plus important de l’État et de coopératives, réelles ou de façade, et cette nouvelle légitimation, liée à des questions sociales. On parle aussi d’extractivisme progressiste ou de nouvel extractivisme. La défense de cette forme d’extractivisme s’accompagne généralement d’une opposition entre préoccupation sociale et préoccupation environnementale, comme si cette dernière aurait comme effet d’empêcher le développement et de perpétuer la pauvreté[3].
Concentration des richesses
Pour Alicia Barcena, du secrétariat exécutif de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine), l’extractivisme est dans une impasse car il concentre la richesse en peu de mains[4].
Eduardo Gudynas, parmi de nombreux autres, met en évidence en quoi l’extractivisme est fondé sur le transfert de coûts vers les communautés. Ainsi que c’est évoqué plus loin, ceci se passe dans un cadre dans lequel tout un tas de coûts, monétisables ou non, sont tout simplement pas pris en compte et où les entreprises sont largement dispensées de prendre des mesures de protection, dispense qui entraîne des économies pour elles, mais des coûts importants pour de nombreux autres.
Dépendance
Pour Frédéric Thomas[5], la réduction de la pauvreté et des inégalités, que l’Amérique latine a connue au début du siècle, a cessée depuis 2015. Elle était liée à une orientation extractivisme combinée à des cours mondiaux élevés des matières premières. Face à la chute de ces cours, dont dépend une grande partie des recettes fiscales et des programmes sociaux, la solution semble souvent se réduire à extraire et exporter encore plus pour compenser les pertes. Cette dynamique aggrave les conflits liés à l’extractivisme, renforce le pays dans un rôle de pourvoyeur de matières premières et importateur de biens manufacturés et empêche la diversification de son économie.
Même son de cloche chez Gudynas[6], pour qui l’extractivisme empêche l’industrialisation et impose la subordination au commerce international, dont il faut accepter toutes les règles pour pouvoir continuer à exporter des matières premières. Rodolfo García Zamora[7], quant à lui, note que l’extraction prend de plus en plus de place dans les économies d’Amérique latine. Les exemples de la Bolivie sous Evo Morales et de l’Équateur sous Rafael Correa montrent que l’extractivisme n’a pas servi à diversifier l’économie.
Violence
Pour Gudynas[8], il ne faut pas s’étonner de la recrudescence de la violence autour de la question minière. Il ne s’agit plus seulement de l’opposition entre des communautés et des entreprises étrangères, mais aussi des conflits entre mineurs de diverses catégories, entre ceux-ci et les paysan·ne·s ou les peuples indigènes. La violence fait partie intégrante de l’extractivisme.
Frédéric Thomas, quant à lui, signale que l’extractivisme nécessite des investissements massifs, crée très peu d’emploi, est tourné vers le marché mondial. Il implique des acteurs très puissants et a des impacts importants et difficilement maîtrisable. Il exclut d’autres activités. Pour ces raisons, il est intrinsèquement source de conflits.
Cette extraction des ressources naturelles, étroitement liée à la violence (exterminations, esclavage, etc.), se trouve au centre de l’incorporation de l’Amérique latine dans l’économie mondiale, dès la conquête de la région à partir du tournant du 16e siècle, ainsi que le rappelle notamment Franck Gaudichaud[9].
Environnement
Il est bien connu et largement documenté que l’extractivisme a des conséquences négatives dramatiques sur l’environnement. Il est fondé sur une relation prédatrice et réductrice à la nature. Pour Gudynas[10], l’extractivisme n’est possible que si on réduit la nature à un simple ensemble de ressources reconnues sur la base de leur utilisée pour des fins humaines matérielles. Un arbre n’est pas un arbre mais un tas de bois. La nature et les êtres qui la composent n’ont aucune valeur autre que leur valeur marchande. Sa dimension culturelle ou spirituelle est niée.
Normes
L’extractivisme s’accompagne d’un affaiblissement des normes sociales, environnementales, sanitaires, de consultation des populations, du travail, etc. Ainsi que de leur contrôle par les autorités publiques. Cet affaiblissement des normes, qui vise à favoriser l’extractivisme, à le rendre possible et à attirer les investissements, tend à s’étendre à tous les domaines de la vie publique.
Ce phénomène est décrit notamment par Gudynas mais aussi par Maristella Svampa[11] pour qui Les années récentes confirment la relation entre développement de l’extractivisme et déclin de la démocratie : affaiblissement des contrôles environnementaux, renforcement de la criminalisation, augmentation des assassinats d’activistes environnementaux dans le cadre des conflits pour l’accès à la terre et aux biens naturels
Capitalisme
Pour Maristella Svampa, le néo-extractivisme, tout comme l’extractivisme, se trouve au centre de l’accumulation contemporaine, le capitalisme impliquant une consommation de plus en plus grande de matières premières et d’énergie et donc une pression croissante sur les biens naturels et les territoires.
Dans le cadre de cette économie mondialisée, selon elle, le néo-extractivisme nous permet de saisir les changements géopolitiques avec le déclin relatif des États-Unis et la montée de la Chine comme puissance globale. Cette transition hégémonique est corrélée avec l’intensification des exportations de matières premières et la consolidation de liens économiques et socio-écologiques de plus en plus inégaux avec la Chine. Ce processus de reconfiguration globale s’accompagne d’un retour vertigineux des économies vers le secteur primaire.
Pour Horacio Machado Araóz[12], il n’y a pas de capitalisme sans extractivisme. Pour lui, être pourvoyeur de matières premières obéit à un modèle de division internationale du travail hérité de l’époque coloniale ; L’extractivisme est un trait structurel du capitalisme. Ce dernier implique des zones sacrifiées qui pourvoient les « subsides écologiques » de la consommation inégale.
Pour lui, au centre de l’extractivisme, on retrouve la figure du conquistador comme prototype de l’humain et de sa relation au monde (conquérir): hommes armés, violents, désireux de s’enrichir vite, voyant le monde comme un pur objet de possession et de conquête et la vie comme une course à la richesse et au pouvoir. Mais ce mode de vie impérial s’impose à nous, nous persuade, nous séduit, y compris les populations colonisées, ce qui nous déshumanise, naturalise la violence et le saccage. Il n’y a pas de capitalisme sans extractivisme. Le capitalisme implique la réaffirmation d’une structure coloniale de l’économie monde. Il est erroné de considérer l’extractivisme comme une transition vers autre chose. Penser ainsi, c’est penser dans les termes mêmes du capitalisme et ne pas tenir compte de la nature.
Que faire ?
De manière spécifique, il est possible d’améliorer le respect des droits et de l’environnement dans le cadre de l’extractivisme par le biais d’un devoir de diligence. Ce concept, largement débattu dans les instances européennes, vise à imposer aux entreprises d’identifier, de prévenir et de réparer les conséquences négatives de leur activité sur les droits et l’environnement, ainsi que ce sur toute la chaîne de valeur. Pour être effectif, un tel devoir de diligence doit concerner toutes les entreprises et tous les secteurs. Il doit inclure une consultation effective des populations potentiellement affectées, sur la base d’une information honnête, impartiale, complète, accessible et compréhensible. Il doit également inclure un accès effectif à la justice, tenant suffisamment compte que les litiges sur ce type de questions opposent souvent des parties très inégales en termes d’influence, d’information et de moyens.
De manière plus générale, c’est l’extractivisme lui-même et son imbrication dans une économie mondiale inégale et non durable qui sont problématique. Relever ce défi implique de fonder l’économie sur les principes de droits humains, de démocratie et d’égalité, ainsi que sur une autre relation à la nature et au non humain.
Mikaël Franssens.
[1] GUDYNAS, Eduardo, “Los extractivismos sudamericanos hoy. Permanencias y cambios entre el estallido social y la pandemia” in Cuestionamientos al modelo extractivista neoliberal desde el Sur. Capitalismo, territorios y resistencias. Cristian Alister, Ximena Cuadra, Dasten Julián-Vejar, Blaise Pantel & Camila Ponce, eds. Ariadna Ediciones, Santiago de Chile, 2021, Extractivismos hoy: estallido social y pandemia
[2] GUDYNAS, Eduardo, « Guerras extractivistas en Bolivia », CETRI, 30 août 2016, Guerras extractivistas en Bolivia – Centre tricontinental (cetri.be), consulté le 30 janvier 2023
[3] GUDYNAS, Eduardo, (2021), op. cit.
[4] Citée par GUDYNAS, Eduardo, « Amérique latine: l’épuisement du « développement », les aveux de la CEPAL », CETRI, 10 mars 2020, Amérique latine. L’épuisement du « développement », les aveux de la (…) – Centre tricontinental (cetri.be), consulté le 25 janvier 2023-01-25
[5] THOMAS, Frédéric, “Le socialisme n’est pas compatible avec l’extractivisme”, CETRI, 23 septembre 2021, Le socialisme n’est pas compatible avec l’extractivisme – Centre tricontinental (cetri.be), consulté le 30 janvier 2023
[6] GUDYNAS, Eduardo, (2020), op. cit.
[7] Rodolfo García Zamora (Dir.), Megaminería, extractivismo y desarrollo económico en América Latina en el siglo XXI, Maporrua – Universidad Autónoma de Zacatecas, Zacatecas, 2015.
[8] GUDYNAS, Eduardo, (2016), op. cit.
[9] GAUDICHAUD, Franck , « Ressources minières, « extractivisme » et développement en Amérique latine : perspectives critiques », IdeAs [En ligne], 8 | 2016, mis en ligne le 16 décembre 2016, consulté le 30 janvier 2023.
URL : http://journals.openedition.org/ideas/1684 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.1684
[10] GUDYNAS, Eduardo, (2021), op. cit.
[11] SVAMPA, Maristella, Las Fronteras del neoextractivismo en América latina. Conflictos socioambientales, giro ecoterritorial y nuevas dependencias, Bielefeld University Press, 2019 (PDF).
[12] Horacio Machado Aráoz: No hay capitalismo sin extractivismo – OPLAS.org