Les violences sexuelles en temps de conflits armés constituent des violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme et s’apparentent souvent à des crimes internationaux, y compris des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Cette réalité, transforme les corps des femmes en champs de bataille et condamne des milliers d’enfants à porter le stigmate d’une violence qu’ils n’ont pas choisie.

Quand la guerre se mène sur le corps des femmes
En République Démocratique du Congo (RD Congo), théâtre de conflits depuis plus de trente ans, les violences sexuelles ne constituent pas des actes isolés ou des débordements de soldats indisciplinés. Elles s’inscrivent dans ce que nous devons reconnaître comme une véritable stratégie militaire, une « méthode de guerre » selon les termes du Comité International de la Croix-Rouge.
Cette tragédie n’est malheureusement pas propre à la RD Congo. De l’ex-Yougoslavie au Rwanda, du Darfour à la Syrie, ces crimes ont marqué l’histoire contemporaine, laissant derrière eux des milliers d’enfants nés de la violence. En Bosnie-Herzégovine, on estime que 20 000 à 50 000 femmes ont été violées entre 1992 et 1995, donnant naissance à des milliers d’enfants aujourd’hui âgés d’une trentaine d’années et toujours confrontés aux questions d’identité et d’appartenance[1]. Au Rwanda, environ 20 000 enfants sont nés des viols commis durant le génocide de 1994, surnommés les « enfants de la haine » par leurs propres communautés. Plus récemment, les femmes yézidies ont donné naissance à des centaines d’enfants durant leur captivité sous Daech, soulevant des questions complexes de rapatriement et de réintégration.
Le cas de République démocratique du Congo
L’ampleur du phénomène en RD Congo défie l’entendement : 40% des femmes de l’est du pays ont été victimes d’abus sexuels, et 17% d’entre elles ont donné naissance à des enfants issus de ces viols. Ces chiffres, rapportés par les organisations locales, ne reflètent probablement qu’une partie de la réalité, tant le silence et la honte entourent ces drames[2].
La situation s’est dramatiquement aggravée depuis janvier 2025. Les villes de Goma, fin janvier 2025, puis Bukavu, deux semaines plus tard, sont tombées aux mains du groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23). L’ONU a déjà recensé plus de 660.000 personnes déplacées dans la seule région de Goma. Cette recrudescence de la violence s’accompagne d’une multiplication des crimes sexuels. L’ONU a révélé en février 2025, qu’en RD Congo, une femme est violée toutes les quatre minutes.
Les enfants issus de viols : victimes d’une double peine
Des « enfants serpents » rejetés par leurs communautés
Parmi les conséquences les plus tragiques de ces violences figure la situation dramatique des enfants nés de viols, surnommés « enfants serpents » par leurs propres communautés. Ces enfants, estimés à plusieurs milliers en RD Congo, subissent une double peine particulièrement révoltante : ils portent en eux le stigmate de leur conception violente tout en étant rejetés par la société qui devrait les protéger. Cette stigmatisation ne relève pas du simple préjugé mais s’enracine dans des croyances qui considèrent ces enfants comme des porteurs de malchance. Ils sont souvent perçus comme les « enfants des Interahamwe [3]», en référence aux génocidaires rwandais, voire comme des “enfants sorciers” qui ont pour objectif inné de détruire la famille et la communauté. Perçus comme des ennemis, cette logique fait porter aux enfants la responsabilité des crimes commis contre leurs mères et constitue souvent une violation fondamentale de leurs droits les plus élémentaires.
Des fantômes juridiques
L’une des violations les plus insidieuses des droits de ces enfants concerne leur non-enregistrement à l’état civil. Bien que la loi congolaise exige l’enregistrement de tout enfant dans les 90 jours suivant sa naissance, la réalité est tout autre. En raison de la stigmatisation, du manque d’accès aux services administratifs et parfois de la corruption des autorités locales, de nombreux enfants issus de viols ne sont jamais enregistrés. Cette invisibilité administrative les prive de leur droit fondamental à une identité légale et les rend littéralement inexistants aux yeux de l’État. Sans documents officiels, ils ne peuvent accéder à l’éducation, aux soins de santé ou à tout autre service public. Ils deviennent ainsi des fantômes juridiques dans leur propre pays, privés de tout avenir.
L’impunité : terreau de la récurrence
Un système judiciaire défaillant
Il existe quelques avancées dans la lutte contre l’impunité, notamment grâce à la tenue d’audiences foraines.En juin 2024, le tribunal militaire du Sud-Kivu a condamné à perpétuité Munyololo Mbawo, un chef de milice, pour meurtres, viols et grossesses forcées. Une décision historique, car c’est la première fois qu’un tribunal congolais reconnaît la grossesse forcée comme un crime international. Cependant, le système judiciaire congolais reste profondément affaibli par des problèmes structurels persistants. Le manque de moyens financiers et humains entrave son bon fonctionnement, limitant l’accès à la justice pour une grande partie de la population. L’indépendance des magistrats est souvent compromise par des pressions politiques, tandis que la corruption gangrène les procédures à tous les niveaux. À cela s’ajoutent des infrastructures judiciaires dégradées, une formation insuffisante du personnel et une centralisation excessive qui éloigne la justice des zones rurales. Ces défaillances structurelles contribuent à l’impunité, en particulier dans les affaires de violences sexuelles, et alimentent la méfiance générale envers les institutions judiciaires.[4]
Les conséquences de l’impunité sur les enfants
Cette impunité a des conséquences néfastes sur les enfants issus de viols. Privés de reconnaissance juridique de leur statut de victimes, ils ne peuvent bénéficier d’aucune forme de réparation. Pire encore, l’absence de poursuites contre leurs géniteurs biologiques perpétue un climat d’insécurité qui les expose à de nouveaux risques. Le Dr Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018, le souligne sans détour : « le maillon faible de notre prise en charge, c’est la justice ». Cette défaillance compromet l’efficacité de l’approche « holistique » prônée par la Fondation Panzi, qui associe soins médicaux, soutien psychologique, accompagnement socio-économique et justice.
Brisons le cycle de la violence
Le rôle crucial de la société civile
Faute d’un cadre étatique adapté, la société civile tente de combler ce vide. En partenariat avec la Commission Diocésaine Justice & Paix (CDJP Bukavu), Justice & Paix Belgique souhaite œuvrer à la reconnaissance de ces enfants, en facilitant leur enregistrement à l’état civil et en luttant contre leur marginalisation. Grâce à des actions de terrain combinant accompagnement juridique, mobilisation communautaire et sensibilisation, notre projet vise à garantir à ces enfants leurs droits fondamentaux et une intégration dans la société. Faute de financements actuellement disponibles, cette initiative demeure à l’état de projet, en attente du soutien nécessaire pour sa mise en œuvre.
Ces initiatives, aussi louables soient-elles, restent limitées par l’absence d’un cadre étatique approprié. Elles pallient les défaillances sans pouvoir les résoudre structurellement. Comment assurer une protection effective des droits de l’enfant sans l’engagement de l’État ?
L’urgence d’une action internationale coordonnée
La réponse aux violences sexuelles et aux enfants issus de viols doit être à la hauteur de l’horreur. Pour les enfants issus de viols, des mesures urgentes s’imposent : facilitation de l’enregistrement civil, accès prioritaire aux services de santé et d’éducation, programmes de soutien psychologique spécialisés, et campagnes de sensibilisation pour lutter contre la stigmatisation. Le Fonds mondial pour les survivant·e·s, offre un modèle intéressant d’approche « co-créée » de la réparation, impliquant les victimes dès la conception des programmes.
La Belgique, en raison de ses liens historiques avec la RD Congo, a une responsabilité particulière dans cette crise. Justice & Paix Belgique plaide pour la poursuite des efforts menés, notamment, à travers l’agence de coopération Enabel, afin de renforcer la prise en charge globale des victimes de violences sexuelles, y compris les enfants nés de ces violences. Il est également essentiel de soutenir les systèmes judiciaires locaux, en leur apportant un appui technique, financier et logistique, notamment pour améliorer la collecte, la conservation et le traitement des preuves.
Le gouvernement doit amplifier le soutien aux ONG belges déjà engagées sur le terrain, comme Médecins du Monde ou l’ASBL « Les Enfants de Panzi et d’ailleurs », et porter cette question dans ses relations diplomatiques et dans les enceintes européennes. À l’échelle européenne, l’Union européenne doit conditionner son aide à la RD Congo au respect des droits humains, renforcer son soutien aux mécanismes de justice internationale, et financer durablement les programmes d’assistance aux survivantes et à leurs enfants.
Les violences sexuelles en RD Congo et leurs conséquences sur les enfants qui en naissent constituent l’une des tragédies humanitaires les plus méconnues de notre époque. Dès lors, les citoyens et citoyennes belges peuvent agir en partageant des témoignages et des documentaires comme Sema ou L’Homme qui répare les femmes. Brisons le silence en mobilisant l’opinion publique et ainsi pousser les décideur·euses à agir.
La situation des enfants issus de viols révèle l’échec collectif de nos sociétés à protéger les plus vulnérables. Justice & Paix Belgique appelle à une mobilisation urgente de la communauté internationale pour briser ce cycle de violence et d’impunité. Ces enfants, loin d’être des « enfants serpents », sont avant tout des enfants congolais·es qui ont des droits fondamentaux. Leur rendre leurs droits, c’est aussi donner une chance à la paix durable dans la région.
Louise Lesoil.
[1] Le courrier des Balkans, viols de guerre : les « enfants invisibles » de Bosnie-Herzégovine, 24 juin 2019.
[2] https://www.justicepaix.be/viols-et-agressions-sexuelles-en-periode-de-guerre-comment-y-mettre-fin/
[3] Pendant le génocide rwandais, la milice Interahamwe était dirigée par les Hutus.
[4] Wodon Clémence, La justice congolaise face aux violences sexuelles en République Démocratique du Congo, 2023.