Malgré les nombreuses crises qui traversent aujourd’hui le monde et le repli de certaines nations sur elles-mêmes, d’importantes avancées sont en cours en matière de justice fiscale au niveau mondial. De nombreux États vont en effet trouver de nouvelles recettes fiscales en imposant – enfin – une taxe sur les multinationales et sans doute bientôt sur les grandes fortunes. Grâce à ces recettes, ces États pourront investir dans la transition sociale et écologique.
Nous assistons en effet à une réelle prise de conscience au sein l’opinion publique et des instances mondiales : les inégalités de richesse et de revenus sont désormais considérées comme nuisibles au développement économique et à la cohésion sociale des sociétés.
Pour les gouvernements, il devient en effet difficile de justifier l’impôt auprès de leur population alors que les multinationales et les milliardaires ne paient pas ou quasi pas de contributions, en masquant leurs gigantesques profits dans des paradis fiscaux.
Rappelons les nombreuses révélations médiatiques qui ont étayé l’ampleur du phénomène : « Offshore leaks », « LuxLeaks », « SwissLeaks », « Panama Papers », « Paradise Papers », …
Selon les chercheur∙euses du réseau international Tax Justice, les États du monde perdent au total plus de 427 milliards de dollars d’impôts chaque année en raison de l’évasion fiscale des entreprises et des personnes. Pour donner une idée de ce manque à gagner : si les États du monde récupéraient ces recettes fiscales « cachées », ils pourraient par exemple recruter 34 millions d’infirmièr·es ! Ou en tout cas réinvestir massivement dans les secteurs de la santé, de l’éducation, des transports publics et dans les politiques climatiques (1).
Cette distorsion de richesse ébranle les sociétés, où l’on assiste à diverses formes de contestations face à cette injustice fiscale. Un exemple bien connu est celui du mouvement des gilets jaunes, qui a secoué la vie publique en France en 2018 et 2019, forçant le président Macron à retirer un projet de fiscalité profondément injuste, pénalisant les personnes aux revenus modestes et habitant·esdes territoires délaissés par les pouvoirs publics. On peut par exemple penser à la fermeture de services publics, l’inaccessibilité des transports publics, à la désertification médicalex, … (2)
Or, les inégalités se sont fortement accentuées avec la pandémie et deviennent intenables : depuis 2020, les cinq hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune tandis que, dans le même temps, la richesse cumulée de 5 milliards de personnes a baissé (3).
Un accord historique
Peu à peu, une volonté politique a émergé au niveau international, afin d’imposer une fiscalité plus juste. Une bascule historique a eu lieu fin 2021 : 136 pays de l’OCDE se sont accordés pour instaurer une taxe minimale sur les bénéfices des multinationales. Cette réforme met également fin à la logique des paradis fiscaux, ce qui était impensable il y a peu ! En effet, les entreprises ne pourront plus cacher leurs bénéfices aux îles Bermudes ou Caïmans car elles seront désormais taxées dans les pays où se trouvent leurs marchés et leurs client∙es – dans les pays européens par exemple.
Cette taxe devrait à terme générer près de 200 milliards $ de recettes annuelles à l’échelle mondiale – et environ 620 millions € à l’État belge.
Ce nouveau cadre fiscal se met progressivement en place et à des rythmes différents selon les pays ou régions du monde. Il est entré en vigueur au sein de l’Union européenne en janvier 2024. Un premier bilan pourra être fait début 2025 sur les premières recettes fiscales récoltées en Europe.
Cette réforme historique reste cependant imparfaite. La taxe sur les multinationales se limite à 15% des bénéfices, là où on pourrait plutôt en attendre 25%. Mais, selon plusieurs expert∙es, rien n’empêche les États d’ajouter une taxe supplémentaire pour atteindre un montant jugé plus juste.
Les pays à faible revenus se mobilisent
Une autre critique souvent évoquée est que cette réforme profitera surtout aux pays riches … mais la dynamique est lancée. Fort de ce précédent, les États à faible revenus se sont en effet mobilisés au sein de l’ONU pour faire adopter, en novembre 2023, une régulation fiscale internationale sur les entreprises, qui pourrait s’imposer à l’ensemble des États, occidentaux ou non.
Autre signe d’évolution majeure : en janvier 2024, un sondage révélait que près des trois quarts des millionnaires interrogé·es dans les pays du G20 étaient favorables à une augmentation des impôts sur la fortune, et plus de la moitié pensaient que l’extrême richesse est une « menace pour la démocratie ». Ce sondage a été publié alors que 260 millionnaires et milliardaires avaient signé une nouvelle lettre, adressée aux dirigeant·es politiques participant au Forum économique mondial de Davos, dans laquelle ils et elles affirmaient qu’ils et elles seraient « fier∙ères de payer plus » d’impôts.
Lors de ce forum, en juillet 2024, les ministres des finances des 20 plus grandes puissances économiques (G20) se sont engagé·es, pour la première fois, à coopérer en vue d’instaurer un impôt progressif et équitable sur les ultra-riches.
Selon Oxfam, un impôt sur la fortune des multimillionnaires et des milliardaires du monde entier pourrait rapporter 1 800 milliards de dollars par an.
Il est donc très probable que l’on assiste, dans les prochaines années, à des avancées inédites en vue de mener des politiques fiscales plus justes.
Cela se fera à travers des luttes, des débats, des négociations, mais de toute évidence, un consensus mondial se met en place pour permettre aux États de récolter les sommes dont elles ont besoin pour relever les défis du 21th siècle.
Le Canada va taxer les plus riches pour améliorer la vie des jeunes
Outre les avancées internationales, certains pays se montrent volontaires en matière de justice fiscale. Ainsi, le Canada va taxer davantage les grandes fortunes et les grandes entreprises, afin de pouvoir investir dans l’éducation, le logement et l’emploi – trois domaines qui préoccupent les jeunes.
Selon l’Institut Broadbent, groupe de réflexion progressiste et social-démocrate canadien, cette décision est juste car les plus riches auraient profité de la pandémie pour s’enrichir. L’État prévoit ainsi d’obtenir vingt milliards de dollars canadiens de recettes sur cinq ans, en grande partie grâce à cette nouvelle fiscalité. Il pourra ainsi améliorer la vie des jeunes.
Lors de la présentation de ces nouvelles mesures fiscales en avril 2024, Chrystia Freeland, la ministre du Budget, a souligné les inégalités du système fiscal actuel. Elle a critiqué le fait qu’un·e charpentier·ère ou un·e infirmier·ère puisse payer proportionnellement plus d’impôts qu’un·e multimillionnaire.
La Ministre Freeland a promis l’équité intergénérationnelle, reconnaissant les difficultés économiques rencontrées par les Millennials et la Génération Z, qui semblent moins bien loties que leurs parents et grands-parents.
La hausse du coût de la vie étant une préoccupation majeure pour la plupart des Canadien∙nes, le budget présente une série de nouvelles dépenses pour atténuer la facture des ménages.
Cette mesure fiscale permettra notamment de financer une panoplie de nouveaux programmes sociaux, dont le régime de soins dentaires et de médicaments, le programme national d’alimentation scolaire et la nouvelle prestation canadienne pour les personnes handicapées. La ministre a anticipé les critiques potentielles contre cette nouvelle mesure fiscale, reconnaissant que personne n’apprécie de payer davantage d’impôts, particulièrement ceux et celles qui en ont les moyens. Elle a interpellé directement les personnes faisant partie du 1% et du 0,1% le plus riche du Canada avec une question : quel type de société souhaitent-ils et elles vraiment construire ? Sa remarque suggérant que l’augmentation des impôts pour les plus aisé·es contribuerait à créer un pays plus équitable et solidaire.
Le gouvernement s’est également engagé, dans un contexte de crise du logement, à construire 3,87 millions de logements supplémentaires d’ici 2031 « à un rythme et à une échelle jamais vus depuis l’après-Seconde Guerre mondiale. » Pour y parvenir, le Canada ouvrira des terrains publics au logement, convertira des bureaux fédéraux en appartements, et taxera les propriétés vacantes.
Pour faire suite aux avancées internationales et à l’exemple canadien, les citoyen·nes belges peuvent agir en interpellant leurs élu·es sur la mise en œuvre de la taxe minimale sur les multinationales, en exigeant une fiscalité plus progressive et en soutenant les initiatives citoyennes pour plus de justice fiscale. Les politiques belges devraient saisir cette opportunité historique pour financer des services publics essentiels : santé, éducation, logement et accompagnement social. L’objectif serait alors de donner du pouvoir aux générations actuelles, notamment les jeunes, ainsi qu’aux classes moyennes, qui subissent une précarisation croissante.
La taxation des grandes fortunes et des multinationales offrirait une opportunité de reconstruction d’un modèle social plus équitable, où la richesse serait redistributive plutôt qu’accaparante, redonnant ainsi du sens à notre contrat social et à nos valeurs de solidarité. Il s’agirait de passer d’un système où quelques-un·es s’enrichissent au détriment du plus grand nombre, à un modèle où la prospérité économique bénéficie collectivement.
Pour aller plus loin :
- Lire ce dossier de Oxfam France
- Lire ces explications
- Lire le dernier rapport de Oxfam France sur les multinationales et les inégalités
Christophe Haveaux.