Quand on comprend la décolonisation comme un processus de réconciliation sociétale, cela nous encourage à nous y engager complètement.
Dans une analyse précédente, nous présentions la réconciliation post-conflit comme un trajet, mais également comme une destination. En d’autres mots, elle peut être considérée à la fois comme l’instauration d’un changement (le processus) et l’aboutissement d’un changement (le résultat).
La réconciliation a une nature polysémique, c’est-à-dire que le concept de « réconciliation » possède plusieurs contenus, plusieurs sens. En d’autres mots, nous pouvons dire que la réconciliation s’inscrit dans un continuum extrêmement large aux grands nombres d’expressions matérielles, d’où le fait qu’elle puisse se manifester (en termes d’activités, d’objectifs, de temporalité, etc.) différemment chez l’un et chez l’autre. Cependant, la réconciliation possède tout de même trois conditions absolues ou trois piliers, qui interagissent les uns avec les autres de manière itérative.
La première est que la réconciliation nécessite toujours la recherche de la vérité. Cette dernière est indispensable sous peine de voir le processus de réconciliation se bloquer. Cependant, l’objectif n’est pas de découvrir ce qu’il s’est passé pour se fixer sur le passé, mais plutôt de comprendre afin de discerner comment regarder vers l’avenir ensemble. En d’autres mots, la question à se poser n’est pas simplement « que s’est-il passé ? », mais plutôt « comment va-t-on avancer avec ce qu’il s’est passé ? ».
Parallèlement à cette recherche de vérité sur les évènements passés au travers d’un travail historique rigoureux, la recherche de justice par rapport à celles-ci s’impose. Il s’agit du deuxième pilier, souvent difficile à réaliser. Bien souvent, c’est ce pilier qui crée une difficulté, car nos appareils juridiques peuvent difficilement prendre en charge les types d’évènements qui se sont déroulés ou la temporalité de ceux-ci, à savoir dans un passé parfois lointain. Nous pouvons citer l’exemple de la colonisation belge. En effet, malgré les documents et preuves accablantes, la justice reste confrontée à des obstacles colossaux comme le déni de la responsabilité politique du Royaume de Belgique dans les crimes et les atrocités. Ce dernier est démontré par l’absence d’un accord politique entre les co-rapporteur∙rices de la Commission spéciale chargée d’examiner l’État indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. Il devient donc difficile de juger dans ce type de cas où la plupart des auteurs et autrices individuelles des crimes sont décédé∙es ou sont difficilement identifiables. Néanmoins, ça n’empêche pas le troisième pilier de pouvoir s’exécuter.
En effet, à la lumière des faits historiques, une réévaluation du passé commun peut s’opérer au sein d’une société donnée. Autrement dit, il s’agit de procéder à un travail de mémoire ou travail des mémoires des membres de cette dernière. C’est ce travail de mémoire qui permet de se souvenir pour avancer ensemble. Aussi clair que cela puisse paraitre, la mise en pratique de ces trois piliers est très compliquée à implémenter tant elle nécessite une réévaluation continue de la représentation de l’autre et de soi-même.
Décolonisation, une approche de réconciliation
Nous définissons la colonisation belge comme : « une exploitation massive et violente des ressources de l’Afrique centrale, à savoir le Rwanda, le Burundi et la République démocratique du Congo, et de leurs populations. Sous couvert de la nécessité de la modernisation de la civilisation des peuples autochtones, considérés donc comme fondamentalement non civilisés, l’administration coloniale a eu recours à toutes sortes de stratagèmes violents, dégradants, humiliants et traumatisants dans le but de maximiser les profits en minimisant les couts. Ces stratagèmes ont causé des dommages et des conséquences qui sont encore perceptibles aujourd’hui. Celles-ci n’apparaissent pas qu’au Rwanda, Burundi et République Démocratique du Congo, mais se retrouvent également en Belgique qui entretient toujours des liens pluriels (sociaux, économiques, historiques, diplomatiques …) avec ces 3 pays ». En partant de cette situation initiale, nous pouvons mettre en évidence la définition de la décolonisation de Van Beurden et Mathys, deux historiennes belges et expertes de la Commission spéciale, à savoir : « processus qui consiste plus largement à dénouer les liens [or the nodes] between the former colonizer and the colony and to establish the sovereignty of former colonies. Ce type de processus a donc commencé bien avant l’indépendance et s’est prolongé après celle-ci »[1].
Au regard de ces deux définitions et en considérant la définition de la réconciliation par Krondorfer Björn, docteur en étude comparative des cultures à l’Université d’Arizona comme « une idée [résultat] autant qu’une pratique [processus] qui vise la guérison individuelle et collective dans des situations où des torts qui semblent irréversibles ont laissé les gens dans une relation brisée caractérisée par la peur, la défiance et la colère »[2], notre propos se révèle. En effet, la décolonisation répond à la définition de la réconciliation, en tant que processus et résultat cherchant la guérison des conséquences de la période coloniale qui a laissé les communautés (entre elles) et les individus (entre eux) dans des relations brisées caractérisées par la peur, la défiance et la colère. Par ailleurs, la décolonisation nous invite à une déconstruction des représentations et idées incorrectes, injustes, racistes, etc. fondées notamment sur une vision/approche incomplète et biaisée de la période coloniale, en d’autres mots, à une réévaluation de la représentation de l’autre et de soi-même, ainsi qu’une réévaluation du passé commun. En effet, ces représentations et idées, souvent appelées imaginaire, ont cristallisé les relations de pouvoir construites durant la colonisation, à savoir la relation coloniale, enfermant « l’autre » dans une altérité subordonnée. Il s’agit intrinsèquement d’une profonde remise en question des relations de pouvoir au sein d’une société donnée. La décolonisation cherche donc à aboutir à une situation où la vérité, la justice et une mémoire commune/ partagée sont présentes non seulement dans l’espace public (les manuels scolaires inclus), mais également dans les esprits des citoyens et citoyennes afin de manifester cette société inclusive à laquelle nous aspirons tous et toutes.
Leurs objectifs se confondent, voilà pourquoi nous hypothétisons que la décolonisation constitue un processus de réconciliation spécifique. Il s’agit en définitive de travailler à la construction au sein de la société belge d’un véritable vivre ensemble, de former une réelle relation de paix entre des groupes de la société qui ont été impliqués dans un conflit insoluble, après la résolution formelle de ce conflit[3]. Ici, la démarche de décolonisation en Belgique porte deux des trois approches présentées par Pr. Valérie Rosoux[4], experte des questions de réconciliation, à savoir : l’approche structurelle et l’approche psychosociale. Comme expliqué, alors que l’approche structurelle est basée sur les intérêts réciproques des états et des parties, et travaille sur des mécanismes politiques et sociaux, l’approche psychosociale va un cran plus loin, en travaillant sur l’émotionnel, les stéréotypes, les croyances et les préjugés de chaque partie. L’approche structurelle se révèle notamment par la mise en place de la Commission spéciale chargée d’examiner l’État indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. L’approche psychosociale, elle, se manifeste au travers d’initiatives telles que le déboulonnage de certaines statues coloniales dans l’espace public ou des formations citoyennes comme celle proposée par Justice & Paix.
En conclusion, il est parfois très facile de penser que les processus de réconciliation ne nous concernent plus en tant que citoyen∙ne belge étant donné que nous n’avons plus vécu depuis longtemps un conflit armé ouvert en Belgique. Pourtant, nous voyons encore, au travers de cette analyse, à quel point il ne s’agit pas d’un concept du passé, mais qu’il exige notre investissement encore actuellement, notamment au travers de la décolonisation. Nous souhaitons donc encourager chaque citoyen∙ne belge, mais également les responsables politiques, à ne pas sous-estimer ce travail décolonial, clé pour notre vivre ensemble. Il nous faut donc investir la question par un travail profond, individuel et collectif de réévaluation continue de la représentation de l’autre et de soi-même. Chacun et chacune a la responsabilité de procéder à ce travail personnel par l’autoéducation. À cet effet, nous pouvons conseiller la lecture d’auteurs∙rices tel∙les que Frantz Fanon, Jérémie Piolat, Angela Davis et Mireille-Tsheusi Robert. Pour aller plus loin et commencer le travail collectif, la participation à des formations et autres activités d’éducation permanente constitue également un excellent moyen parmi d’autres de procéder à ce travail collectif. Plusieurs organisations et associations belges proposent cela, comme Justice & Paix et sa formation citoyenne : « Décolonisation : entre mémoire et réconciliation » ou encore BePax et sa formation citoyenne « Racisme systémique, un système à déconstruire ».
La réconciliation et donc la décolonisation sont fondamentalement intentionnelles. Elles exigent donc de notre part et de la part des pouvoirs publics une réelle volonté et une implication concrète. Alors si notre objectif en tant que société est réellement le vivre ensemble, engageons-nous concrètement dès aujourd’hui !
Emmanuel Tshimanga.
[1] Commission spéciale chargée d’examiner l’Etat Indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. Experts' report, 2021.
[2] Krondorfer, B. « Introduction. Social and political reconciliation ». Reconciliation in global context: why it is needed and how it works, 2018, p.1-15.
[3] Comprenez conflit au sens premier de celui-ci, c’est-à-dire « le résultat de la rencontre d’intérêts ou de positions contradictoires et incompatibles entre elles », voir Gatelier K., Dijkema C. et Mouafo H. « Transformation de conflit. Retrouver sa capacité d’action face à la violence ». Charles Léopold Mayer, 2017, p.17.
[4] Rosoux V. « Reconciliation as a Peace-Building Process: Scope and Limits ». The Sage Handbook of Conflict Resolution, 2008,p.543-563.