« Une génération ne saurait obliger les suivantes de façon absolue et la valeur d’une constitution ou de droits proclamés dans un moment historique déterminé est toujours contestable ». Explorons ensemble une des voies de contestation.
« Au-delà des discours moralisateurs, les actions de désobéissance civile ont une véritable valeur en tant qu’indicateur de maturité démocratique d’une société donnée et, conséquemment, méritent une analyse objective. »
« La Boum » est un terme qui devrait évoquer à plusieurs les fêtes entre copains lors de la période pré-adolescente et adolescente ou même encore le célèbre film dans lequel Sophie Marceau se mit en évidence. Ces derniers mois en Belgique, ce mot a pris une tout autre signification, faisant plutôt référence aux rassemblements de plusieurs centaines de personnes au Bois de la Cambre qui ont eu lieu le 1e avril et le 1e mai 2021 et qui ont causé de nombreux heurts entre forces de l’ordre et gouverné∙e∙s. Tantôt définies comme des actes d’incompréhension de la politique gouvernementale tantôt comme des actes politiques de protestation à part entière, ces actions amènent des questionnements profonds liés au système démocratique belge et nous poussent donc à les analyser en profondeur.
Il est intéressant de signaler que la Boum 1 fut le fruit d’une blague du Collectif Abîme, qui se définit comme « un concept d’intelligence collective qui s’articule par une sélection de ce qui est produit sur les réseaux sociaux, mais aussi par le fruit de la collaboration avec d’autres personnes ou groupes qui cherchent à défendre nos libertés »[1], qui s’est finalement matérialisée à la surprise générale. Il est donc difficile d’envisager celle-ci comme un mouvement en soi et encore moins comme un mouvement de contestation monolithique. Cependant, malgré que la Boum 2 soit à l’initiative du même Collectif, les logiques de celle-ci diffèrent et se rapprochent plus d’un mouvement de protestation qui semble s’inscrire sur le modèle de désobéissance civile. La désobéissance civile est souvent décriée pour sa tendance à la confrontation avec l’ordre politique en place. Néanmoins, au-delà des discours moralisateurs, les actions de désobéissance civile ont une véritable valeur en tant qu’indicateur de maturité démocratique d’une société donnée et, conséquemment, méritent une analyse objective.
Pourquoi désobéir en démocratie ?
À notre époque, les actions de désobéissance civile sont souvent des ultimes recours dans les stratégies d’engagement citoyen. Pourtant, historiquement, il s’agit de la forme de protestation citoyenne dont découlent la plupart de nos acquis politiques et sociaux actuels comme la contraception ou encore les journées de travail de 8 heures. L’explication de cette réticence populaire réside dans l’image négative, violente et chaotique véhiculée dans la société, aboutissant au final à une méfiance de l’opinion publique concernant ces moyens d’engagement citoyen. Il est souvent rappelé aux personnes qui désobéissent que, dans une société démocratique, il existe des outils et procédures légales pour arbitrer les multiples visions concurrentes. Cette conception de la démocratie a tendance à restreindre le concept de légitimité à la légalité positive, en d’autres mots, seul ce qui est légal est légitime. Les « désobéissants et désobéissantes » sont indirectement prié∙e∙s de rentrer dans l’ordre du légal et de se conformer aux modes de contestation institutionalisés et cadrés. Cette idée s’inscrit dans le courant de pensée connu sous le nom d’« hobbisme » contemporain qui considère que la légitimité d’un ordre légal est réductible à cet ordre.
Dans son ouvrage Droit et Démocratie, considéré comme une référence pour toute théorie normative de la démocratie, Jürgen Habermas juge plutôt la désobéissance civile comme tout à fait légitime dans les Etats de droit démocratique. Son argument se déploie ainsi : « lorsque certains principes ou droits fondamentaux sont en jeu et semblent être contredits gravement par une législation ou un acte gouvernemental, la désobéissance civile est légitime- plus, elle est souhaitable, voire nécessaire, et la possibilité d’y avoir recours doit en tout état de cause être valorisée positivement »[2]. Fondamentalement, il remet en question le hobbisme contemporain en invoquant l’adéquation nécessaire entre l’ordre et les principes qui le soutiennent. Seulement, Habermas émet des réserves et n’encourage que les actions de désobéissance civile qui répondent à des conditions strictes et se distinguent ainsi des dynamiques de résistance à l’ordre établi. Selon lui, « la tension entre la validité normative des Etats et leur réalité empirique est purement interne, et c’est pourquoi ils doivent être contestés au nom de leurs principes mêmes »[3]. En d’autres mots, cette forme de contestation populaire ne peut se justifier qu’en cas de violation d’un ou plusieurs principes fondamentaux qui établissent l’ordre légal et c’est en cela que se révèlent son cadre, ses limites. Ces dernières correspondent en tout cas aux objectifs principalement revendiqués par la Boum 2 et décrits par Dave Monfort, la personne responsable de l’appel à la Boum, et soutenue par plusieurs « boumeurs et boumeuses ». Mr Monfort aura d’ailleurs l’occasion de repréciser son positionnement auprès de la presse en ces mots : « Nous le faisons pour défendre notre Constitution, et les articles 23 et 26 en particulier, qui sont piétinés par des règlements jugés anticonstitutionnels par le tribunal de Bruxelles »[4].
Cependant, comme nous l’avons évoqué, malgré une ligne directive plus élaborée que la Boum 1, il est encore difficile de considérer la Boum 2 comme un mouvement monolithique. Et c’est en ce sens que plusieurs personnes présentes ont partagé des raisons à leur désobéissance qui semblent s’écarter des limites établies par Habermas et donc posent problème[5]. A titre d’exemple, Isabelle Duchateau, infirmière hennuyère, son compagnon Christophe Clarembeau et la juriste Stella Stellina, ont fondé l’ASBL Notre Bon Droit qui a pour premier objectif de lever des fonds afin de financer des actions en justice et produire des avis juridiques sur les mesures de crise. Un second objectif de l’ASBL est de « faire office de caisse de résonance auprès de sa communauté (7.000 abonnés sur Facebook) pour faire passer le message d’experts ‘à contre-courant’ »[6]. Dans leurs revendications, nous pouvons notamment distinguer des arguments qui ne semblent pas se fonder sur des principes et droits fondamentaux en ce qu’ils discriminent clairement une partie de la population. Mme Duchateau expliqua qu’une des raisons principales de son adéquation avec les revendications des gens sur place est « le ras-le-bol » face à la politique de crise qu’elle considère comme une attaque contre la jeunesse. Elle déclara même : « On ne peut pas accepter le fait que pour essayer de sauver quelques centaines de 85 ans et plus, qui vont de toute façon décéder dans les mois qui viennent, nous soyons en train de gâcher l’avenir d’une jeunesse qui se retrouve avec des idées suicidaires »[7].
Au-delà du fait que ces genres de discours ne sont pas empiriquement fondés, l’invalidation de ceux-ci en tant que justification d’actions de désobéissance civile repose sur le fait que : non seulement, ils ne se fondent pas sur des principes fondamentaux mais de plus, en mettant en opposition les personnes âgées et les plus jeunes, ils vont à l’encontre de principes de base de solidarité, comme le Collectif Santé en Lutte l’a si bien mis en exergue dans sa lettre ouverte aux participant∙e∙s des boums.
Des limites à nuancer
Dans la perspective d’Habermas, les démocraties contiennent en leur sein tous les éléments nécessaires à leur bonification et se retrouvent de manière inhérente dans des dynamiques normatives vertueuses. Malheureusement, la vision de l’Etat de droit démocratique d’Habermas est beaucoup trop idéalisée et bien loin de la réalité car, comme le rapporte le politologue Yves Sintomer, elle ne prend pas en compte les rapports de domination. Il est donc difficile d’approuver complètement le cadre normatif qu’il impose aux actions de désobéissance civile. Il nous faut donc encore nuancer. Dans son étude sur le Bien commun, la Commission Justice et Paix met en évidence la démocratie comme le meilleur système politique ou le moins mauvais, à même de garantir les conditions nécessaires au bien commun. Cette conclusion provient de la valeur intrinsèque de la démocratie comme le système garantissant « des espaces de libertés fondamentales, celles de pouvoir s’exprimer, penser et agir sur le destin de sa communauté politique », pas que pour les citoyen∙ne∙s mais pour tous les gouverné∙e∙s. Par conséquent, « la privation de ces libertés […] grève une des conditions indispensables à la vie bonne ». Sintomer va plus loin en argumentant que la privation ou l’altération de ces libertés abroge du devoir d’obéissance à la loi. Or, l’altération de ces libertés se concrétise tous les jours dans les Etats démocratiques contemporains « de manière visible telles que la corruption, le clientélisme ou les pressions ouvertes des gouvernants, ou de manière insidieuse, par des mécanismes extralégaux tels que la politique des partis, exclusion ou marginalisation des dominé.[es], les médias qui s’inscrivent dans une logique de publicité commerciale plutôt que publique et sont aux mains d’un petit nombre, l’illégalisme qui tend surtout à pénaliser davantage les modes de délinquance typique des classes populaires, la logique intrinsèque de l’économie capitaliste, etc. »[8].
Que peut-on en conclure ? Le recours aux actions citoyennes de protestation, notamment celle qui nous intéresse, c’est-à-dire la désobéissance civile, est-il donc toujours légitime ? Non, car les sociétés démocratiques ne se réduisent pas à leurs rapports de domination. Il est donc toujours important de prendre en compte l’appel à l’opinion et l’argumentation politique sur chaque question. Néanmoins, nous constatons que l’ordre politico-constitutionnel peut parfois reconnaître des droits sans pour autant être en capacité de les garantir. C’est alors qu’il est non seulement légitime mais il est même souhaitable de s’engager dans des actions de désobéissance civile car, comme l’indique Sintomer, elles « s’opposent à la stabilité de la constitution, et cependant la fonde et la prépare ; constituent une dimension fondamentale de la citoyenneté, qui n’est pas un statut ou une institution mais une pratique collective ; permettent [enfin] de conquérir des droits, de remettre périodiquement en question l’ordre et les rapports de domination établis »[9] par la manifestation du pouvoir constituant.
C’est ainsi que la question de la reconnaissance de la valeur ajoutée de la désobéissance civile constitue vraisemblablement un test de la maturité d’un Etat de droit démocratique car elle interroge la capacité des institutions démocratiques à reconnaître leurs limites. Effectivement, l’une des caractéristiques de quelqu’un de mature est le fait qu’il soit capable de reconnaître ses faiblesses et de se remettre en question. C’est dans cette remise en question citoyenne constante que résident les réelles vertus de la démocratie.
Nous invitons celles et ceux qui doutent de la capacité de la démocratie belge à gérer cette remise en question sans heurt, tant parmi les gouverné∙e∙s que les institutions, à se tourner vers les évènements de Liège du 1e mai 2021[10].
Il s’agit là encore d’une preuve empirique que la désobéissance civile n’est pas vouée à finir en débandade…encore faut-il être prêt∙e à se remettre en question…
Emmanuel Tshimanga
[1] Sente A., Co L., Eeckhaut M. & Bergmans E. (2021, 14 mai). La Boum, le bal non-masqué des indociles. Le Soir Plus.
[2] Sintomer, Y. (1998). Aux limites du pouvoir démocratique : désobéissance civile et droit à la résistance. Actuel Marx, n°24(2), 85‑104.
[3] Ibid.
[4] Sente A., Co L., Eeckhaut M. & Bergmans E. (2021, 14 mai). La Boum, le bal non-masqué des indociles. Le Soir Plus.
[5] Plusieurs autres raisons, certaines parfois très légères, d’autres assez anarchiques, mais toutes complètement inappropriées avec le bon fonctionnement en société, ont été soulevées pour justifier l’implication des un∙e∙s et des autres aux Boums. On notera, par exemple, la présence de groupes de casseurs et casseuses venu∙e∙s pour en découdre avec les forces de l’ordre.
[6] Sente A., Co L., Eeckhaut M. & Bergmans E. (2021, 14 mai). La Boum, le bal non-masqué des indociles. Le Soir Plus.
[7] Ibid.
[8] Sintomer, Y. (1998). Aux limites du pouvoir démocratique : désobéissance civile et droit à la résistance. Actuel Marx, n°24(2), 85‑104.
[9] Ibid.
[10] Des évènements semblables aux Boums se sont déroulés à Liège mais sans échauffourées, notamment grâce à la stratégie des autorités politiques liégeoises, différente de celle des autorités bruxelloises. En effet, considérant les revendications des citoyen∙nes comme étant basées sur les droits fondamentaux, le droit de désobéir devait être garanti. Les autorités liègeoises ont donc opté pour une gestion sécuritaire tolérante. De leurs côtés, les citoyen∙nes sont également resté∙es relativement pacifiques.