La décolonisation consiste fondamentalement en une remise en question, une déconstruction de nos pensées, de nos raisonnements, de nos imaginaires pour venir à bout des fondements des injustices et inégalités. Voici un exemple de cette déconstruction.
« Décolonisation », depuis plusieurs mois maintenant, la Belgique est secouée par ce terme. Nous pouvons l’observer, que ce soit dans le débat public comme dans les discussions entre proches : cette question s’impose comme une thématique bouillante dans notre société. La Commission Justice & Paix, travaillant sur les questions de réconciliation et mémoire, a identifié la décolonisation comme un travail des mémoires focalisé sur la question coloniale. La décolonisation a pour but, entre autres, de questionner les rapports mutuels entre êtres humains, et ce, dans tous les domaines, tous les secteurs. La décolonisation souhaite mettre en exergue les injustices et les inégalités perpétuées depuis des années à l’encontre des populations anciennement colonisées afin d’y mettre un terme. Se questionner et réévaluer les constructions sociales avec lesquelles nous avons tous et toutes grandis, mais qui sont fondamentalement déséquilibrés et entretiennent des représentations qui enferment certains êtres humains dans une position d’altérité subordonnée. Cette réévaluation suppose de toutes et tous nous remettre en question ou en d’autres mots, déconstruire notre pensée et nos raisonnements.
Cette analyse va tenter d’exemplifier cette démarche en déconstruisant trois arguments phares qui peuvent être déployés ou même pensés lorsque sont évoqués les fondements destructeurs de la colonisation ou que cette dernière est vivement critiquée.
« Beaucoup d’anciens colons avaient de bonnes intentions »
Les différents pays colonisateurs lors des XIXe et XXe siècles justifiaient leurs projets coloniaux différemment selon leur contexte, mais une constante persista au sein des discours justificatifs : « la volonté d’élever les peuples colonisés au niveau nécessaire de civilisation »[1] en sachant que le standard de cette civilisation correspondait au modèle des sociétés européennes occidentales (enseignement, soins de santé, développement urbain, etc.). En se basant donc sur ce principe, les pays européens se considéraient comme étant consacrés pour montrer la voie à suivre aux autres peuples du monde, « pour que ceux-ci tendent à devenir comme eux, de gré ou de force »[2]. Cette justification des pouvoirs coloniaux est connue sous le nom de « mission civilisatrice ». Beaucoup de citoyens et citoyennes des pays européens, dont les Belges, partirent à travers le monde pour participer à la conquête et à l’entreprise coloniale, convaincu∙e∙s du bien-fondé de leurs actions. Pourtant, le professeur belge émérite, historien et anthropologue de l’Afrique, Jan Vansina affirma que, dans cette mission, « la violence était la norme. L’État indépendant du Congo, cela signifiait pillages de territoires, saccages, domination et oppression des indigènes »[3]. Il est évident que plusieurs personnes ayant participé à l’entreprise coloniale avaient de bonnes intentions et étaient stimulées par des motivations « candides », néanmoins, malgré cela, on peut affirmer grâce à une analyse objective et un certain recul que ceux-ci ont consciemment ou inconsciemment bien contribué à un système effroyable. C’est ainsi que l’écrivain belge et activiste international, Ludo De Witte soutint que « la mission civilisatrice, indépendamment des bonnes intentions de certains individus, n’était souvent pas plus qu’une justification, parfois un sous-produit heureux »[4].
« Il s’agit d’une autre époque, nous ne pouvons pas les juger avec les valeurs d’aujourd’hui » :
Cet argument est très souvent employé pour dédouaner la période coloniale des nombreux maux occasionnés. Par cet argument, il faut comprendre que l’action historique doit être replacée dans son époque et son contexte (comprenez le contexte moral de l’époque où elle a eu lieu) pour bien l’appréhender. Bien souvent, ceux et celles qui présentent ce type d’arguments semblent vouloir légitimer les violences de cette époque sombre en affirmant que « la politique et la violence coloniales étaient conformes aux normes politiques, éthiques et juridiques en vigueur à cette époque »[5].
En nous référant aux travaux de Gillian Mathys & Sarah Van Beurden, voici deux limites de cet argument :
Premièrement, « il fait fi des critiques déjà émises à l’encontre du projet colonial durant la période coloniale »[6]. Déjà à l’époque, plusieurs voix, opposées au projet colonial du temps de l’EIC ou du temps du Congo belge, se faisaient entendre en Belgique et ailleurs dans le monde. Nous pouvons citer quelques noms belges parmi tant d’autres tels que le Jésuite Arthur Vermeersch, le socialiste Emile Vandervelde ou encore le député libéral francophone Georges Lorand et quelques noms internationaux comme le Congolais Paul Panda Farnana ou encore Albert Einstein et Jawharlal Nahru (qui soutenaient tous les deux la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale). Cela démontre bien que « la politique coloniale n’était donc pas du tout considérée comme universellement légitime d’un point de vue politique et éthique »[7].
Deuxièmement, il consacre « une vision eurocentriste et coloniale de l’histoire ». Bien souvent, il arrive également que les tenants de cet argument invoquent le système juridique international qui, à l’époque, ne condamnait pas le colonialisme. Pourtant, il est clair que « ce système juridique international était un reflet et un pilier des rapports de force impériaux qui prévalaient à l’époque – et, dans ce cadre, les peuples colonisés n’avaient pas droit à la parole »[8]. Nous pouvons évoquer alors les différents types de résistance hors du système juridique dont ont tentées de se saisir les peuples colonisés tels que les révoltes et autres formes d’opposition tant au Congo, qu’au Rwanda, qu’au Burundi et bien d’autres territoires. Cela démontre bien que le colonialisme en tant que système a toujours été contesté.
« Qu’en est-il des points positifs de la colonisation ? »
L’approche bilantaire (balance-sheet approach) est une approche dans laquelle « les « bienfaits » présumés que le colonialisme aurait apportés sont mis en balance avec ses conséquences considérées comme négatives. Cette approche est souvent promue comme un moyen d’aborder le colonialisme d’une manière plus « nuancée« »[9].
Pourtant, selon les docteures professeures Gillian Mathys et Sarah Van Beurden, cette approche est une façon improductive de réfléchir au colonialisme et elle est problématique sur le plan méthodologique. Elles affirment que « l’approche bilantaire repose sur l’hypothèse que le « progrès » n’a été possible que grâce à la colonisation. Elle est donc fondée sur une image très négative – raciste – de l’Afrique et sur la supériorité de l’Europe. Elle sous-entend également souvent que les conséquences négatives – notamment la violence – se seraient de toute façon produites, même sans la colonisation, et qu’elles ont même été atténuées par la colonisation »[10].
Nous pouvons présenter quatre limites de cette approche :
- Une présentation erronée du colonialisme
Mathys et Van Beurden démontrent que « les bénéfices supposés du colonialisme, par exemple, étaient très inégalement répartis, et pas du tout structurellement développés. Ils étaient souvent (parfois involontairement) des sous-produits des politiques coloniales destinées à protéger les intérêts de la métropole et non le résultat d’actions altruistes »[11]. Par exemple, la construction du réseau routier ou encore les soins de santé ; pour le premier les routes ont été construites pour les intérêts économiques belges en premier lieu et non ceux des autochtones qui ont d’ailleurs dû trimer pour ces constructions ; pour le deuxième, Mathys et Van Beurden nous rappellent que « les interventions médicales étaient très spécifiques et souvent davantage effectuées en vue de maintenir une population productive que d’assurer le bien-être des Congolais »[12].
- Les aspects négatifs comme des exceptions
Pourtant, comme le soutiennent les chercheuses précitées, ces « mauvais côtés » étaient beaucoup plus structurels que l’approche bilantaire l’indique. Cette approche minimise donc les atrocités commises durant cette période.
- Trop grande importance accordée au mesurable
L’approche bilantaire prête trop d’attention aux aspects mesurables de la colonisation, c’est-à-dire les aspects économiques et financiers, et « néglige ses répercussions culturelles, sociales et psychologiques – plus difficiles à soupeser –, ce qui s’apparente à du réductionnisme »[13].
- Néglige les éléments post-indépendance
L’approche bilantaire « limite aussi les conséquences du colonialisme à la période coloniale. Or, son « bilan » ne s’arrête pas en 1960 [lors des indépendances]. On oppose souvent la « paix » présumée de la période coloniale au « chaos » qui l’a suivie sans tenir compte des interventions belges qui ont sapé cette stabilité et sans s’intéresser aux dynamiques qui étaient à l’œuvre durant la période coloniale et ont contribué à l’apparition du « chaos » après l’indépendance »[14].
En conclusion, nous souhaitions préciser qu’en soulignant que les héritages du colonialisme ont hypothéqué l’avenir du Congo, du Rwanda et du Burundi, nous ne voulons pas nier la responsabilité des dirigeants africains postcoloniaux, mais bien nuancer les propos du débat public qui a tendance à « pathologiser » ou [à réduire] les États africains à des États « défaillants » sans tenir compte de la période coloniale et des relations néocoloniales qui en ont résulté »[15].
Ensuite, cette analyse n’a pas pour but de culpabiliser qui que ce soit, mais plutôt d’encourager le lecteur et la lectrice à oser la réflexion, la remise en question ou en d’autres mots, la décolonisation. En effet, nous pouvons voir que cette remise en question nous amène bien souvent à déconstruire nos raisonnements fallacieux comme les arguments mentionnés en titre ci-au-dessus. Mais ce n’est qu’un début, chacun et chacune est vivement appelé∙e à continuer ce travail de décolonisation par la lecture d’auteurs et autrices telles que Frantz Fanon, Mireille-Tsheusi Robert ou encore Jérémie Piolat, par le visionnage de nombreuses sources médiatiques abordant le sujet et par la discussion avec ses ami∙e∙s ou proches conscient∙e∙s du sujet. Ce travail nécessite beaucoup de patience et d’humilité, mais il possède une richesse inouïe en ce qu’il s’agit d’un travail éminemment constitutif du vivre-ensemble auquel nous aspirons !
Emmanuel Tshimanga.
[1] Dossier historique, « La colonisation belge en Afrique centrale », BELvue, 2020, p. 8.
[2] Ibid.
[3] De Witte, Ludo. « Impérialisme nouveau, colonialisme ancien, négationnisme renaissant. » Les Cahiers Marxistes. Vol.23, 2007,pp. 143-144.
[4] Ibid, p. 144.
[5] Commission Spéciale chargée d’examiner l’État Indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. 2021. Rapport des experts, p. 24.
[6] Ibid, p. 25.
[7] Ibid.
[8] Ibid, p. 26.
[9] Ibid, p. 21.
[10] Ibid.
[11] Commission Spéciale chargée d’examiner l’État Indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. 2021. Rapport des experts, p. 21.
[12] Ibid, p. 22.
[13] Ibid, p. 24.
[14] Ibid.
[15] Ibid.