L’immobilisme politique désigne une situation dans laquelle le pouvoir en place, volontairement ou non, s’abstient d’agir face à des enjeux sociétaux majeurs, que ce soit par choix et désintérêt assumé, par inertie ou par contraintes institutionnelles. Face à cette absence de réponse, la force populaire se mobilise et fait entendre sa voix par le biais d’actions collectives, véritables formes de contestations citoyennes et de résistance sociale.

Crédit : Pikisuperstar.
Par mobilisations citoyennes, nous entendons un éventail large d’actions menées parallèlement, comme les manifestations, les campagnes médiatiques, les recours juridiques, l’engagement associatif, le boycott ou d’autres formes de désobéissance civile. Ainsi, les citoyen·nes sont le dernier rempart contre l’oubli ou l’indifférence étatique et institutionnelle. Les mouvements de femmes et féministes en Amérique latine, illustrent parfaitement la manière dont les luttes pour la transition démocratique et la préservation de ces acquis, et les droits humains, notamment les droits des femmes, la justice et la mémoire, ont été au cœur des dynamiques sociales et politiques.[1]
Mobilisations de femmes et mouvements féministes en Amérique latine
Les mouvements sociaux, dont les mouvements féministes, ont évolué en fonction du degré d’ouverture du système politique et du contexte dans lesquels ils prennent forme. Ainsi, les vagues féministes, telles que conceptualisées en occident, ne se déclinent pas ailleurs de la même manière. En Amérique latine, dans les années 1960-1970, marquées par des régimes autoritaires et dictatoriaux, les femmes se sont organisées pour les contester.[2]
Les lignes de résistance des femmes en Amérique latine ont, dans un premier temps, découlé des rôles et responsabilités culturelles et sociales qui leur étaient attribuées dans la famille et la communauté. Et c’est en s’appuyant d’abord sur ces rôles, qu’elles ont investi l’espace public en tant que citoyennes actives. |
De plus, parce qu’il a longtemps été porté par des femmes issues des classes privilégiées, le terme « féminisme » a suscité une certaine réticence chez celles provenant des milieux populaires ou marginalisés en Amérique latine. La distinction entre mouvements sociaux de femmes et mouvements féministes reflète toutefois une complémentarité et évoque le caractère intersectionnel des luttes, les premiers jouant souvent un rôle déterminant dans l’ancrage et le développement des féminismes.
Les Mères (et Grand-Mères) de la Place de Mai (1977)
En Argentine, la dictature militaire des années 1970-1980 a mené de vastes campagnes de répression, dont la disparition forcée de près de 30.000 opposant·es politiques, et l’enlèvement de leurs bébés. Avec un pouvoir exécutif arbitraire et dictatorial, et un pouvoir judiciaire neutralisé, aucun moyen de recours légal n’était réellement possible pour les familles des disparu·es.
En 1977, bravant l’interdiction de rassemblement imposée par le régime, 14 mères ont commencé à marcher autour de la Place de Mai, devant le palais présidentiel à Buenos Aires, pour dénoncer ces disparitions, exiger le retour de leurs enfants et réclamer justice. Chaque jeudi, elles marchaient en silence, coiffées de leur caractéristique foulard blanc, et portant les photos et noms de leurs fils et filles disparu·es. Rapidement, d’autres mères, familles et allié·es les ont rejointes, donnant naissance à un mouvement emblématique de résistance civile non-violente. Elles ont entre autres mené des actions de sensibilisation auprès de la population argentine, déposé des plaintes et initié des démarches judiciaires pour interpeller les institutions nationales. Confrontées au silence des autorités, elles se sont tournées vers les instances internationales, mobilisant ainsi l’opinion publique au-delà des frontières du pays.[3]
Par l’influence du mouvement, ces citoyennes, mères de familles, ont transformé leur deuil en résistance pendant mais aussi après la chute du régime dictatorial. Leur marche est d’ailleurs encore perpétuée hebdomadairement sur la Place de Mai. Sur le plan judiciaire et politique, le travail de recherche et d’investigation mené par les Mères, et leurs démarches médico-légales, ont contribué à l’identification de nombreux·ses disparu·es et à la réouverture des procès contre les responsables des crimes dénoncés, après l’annulation des lois d’amnistie dans les années 2000. Sur le plan social et symbolique, les Mères de la Place de Mai ont imposé leur lutte et la mémoire des disparu·es comme un enjeu central de la démocratie argentine, devenus des référents nationaux, voire même régionaux. De plus, en définissant la maternité comme espace politique, elles ont ouvert la voie à une reconfiguration du rôle des femmes dans la sphère publique. À l’échelle internationale, leur combat continue d’inspirer de nombreux mouvements dans le monde, notamment celles et ceux qui luttent contre les violences d’État, l’impunité ou les disparitions forcées. Des luttes similaires ont eu lieu, comme celles des Mères de Tian’anmen en Chine, des familles de disparu·es en Syrie, ou du collectif vérité pour Adama en France.
Avant “MeToo”: “Ni Una Menos” (2015)
Le mouvement MeToo est largement reconnu pour sa portée mondiale, acquise dès 2017, mais une autre mobilisation significative avait déjà émergé en Amérique latine en 2015:
Sous le slogan Ni Una Menos (« Pas une [femme] de moins »), impulsé par les réseaux sociaux, ce mouvement au départ lancé en Argentine pour dénoncer les féminicides s’est rapidement étendu dans de nombreux autres pays de la région, devenant la première mobilisation féministe massive intergénérationnelle et intersectionnelle. |
Au-delà des dénonciations contre les violences faites aux femmes, le mouvement expose les dimensions sociales, économiques, politiques, culturelles et raciales qui nourrissent et perpétuent ces violences.[4]
L’évolution pluridimensionnelle du mouvement et son influence transnationale ont été marquées par plusieurs moments politiques et législatifs charnières, tel qu’une mise à l’agenda politique des féminicides, des avancées sur les lois contre les violences de genre et le droit à l’avortement. Par exemple, en Colombie ce dernier a été dépénalisé jusqu’à la 24ème semaine de grossesse, une loi controversée mais qui considère, entre autres, les barrières administratives et sociales ainsi que les inégalités d’accès au système de santé, notamment dans les régions les plus marginalisées.
Malgré ces avancées et le mur de silence fissuré par les mobilisations et la solidarité, les cas de féminicides et de violences, ainsi que d’impunité judiciaire, persistent. Les droits des femmes en Amérique latine continuent de représenter une dette structurelle démocratique encore en suspens. Sur le plan social et symbolique, la réappropriation de l’espace public et des corps en lieu de résistance et de survie en sont devenus majeurs. Aussi, à l’instar des foulards blancs des Mères de la Place de Mai, les foulards verts (lutte pour le droit à l’avortement) et mauves (contre les violences de genre et pour l’égalité) sont devenus des emblèmes forts de Ni Una Menos. Ils symbolisent à la fois les rassemblements massifs sous ces bannières, et leur appropriation comme accessoires du quotidien visibles, comme acte de revendication et de résistance. À l’échelle internationale, Ni Una Menos a permis le renforcement des réseaux féministes transnationaux, notamment par la réappropriation même mondiale de certaines de ses actions (cf. les chansons “Un violador en tu camino”, de Las Tesis du Chili et “Canción sin miedo”[5] de Vivir Quintana du Mexique, devenus les hymnes du mouvement). Le mouvement a aussi incité à des dialogues sur les dimensions intersectionnelles et les inégalités structurelles.
Éléments de réflexions et pistes d’action
Face à l’inertie des institutions, à l’impunité systémique, au silence complice ou à la violence directe de l’État, les citoyen·nes opposent des formes de résistance et de mobilisation collectives, qui au fil du temps, créent – mais aussi transforment – et régénèrent leur force populaire. Celles des femmes et des féministes en Amérique latine en témoignent avec force. Ayant rompu avec l’isolement traditionnel d’une société machiste et de régimes répressifs, elles ont acquis une citoyenneté active, et même développé des compétences politiques.[6]
En sortant du carcan ethnocentrique d’un féminisme prétendument universel, elles nous rappellent que les luttes sont situées, imbriquées dans des contextes sociaux, politiques et historiques spécifiques. Ce féminisme pluriel, ancré, porté par des femmes racisées, précaires, autochtones ou afrodescendantes, mêle avec intelligence : émotion, mémoire, et stratégie citoyenne.
Leurs expériences offrent ainsi des clés précieuses pour repenser nos propres formes de mobilisation. Elles nous incitent à :
Décentrer nos regards : reconnaître la richesse des féminismes ailleurs qu’en occident pour mieux interroger nos références et pratiques militantes.
Cultiver la mémoire des luttes : inscrire nos combats dans une continuité historique, réhabiliter et honorer les héritages des luttes passées.
Tisser des alliances transversales, intersectionnelles : entre mouvements, entre générations, entre luttes féministes, antiracistes, écologistes, etc.
Réinventer les formes d’action : mêler art, émotions, récits personnels, outils numériques et actions de terrain pour élargir les imaginaires de lutte.
Renforcer les espaces collectifs : construire des lieux sûrs, inclusifs, autonomes, où se penser, se soigner et s’organiser ensemble.
Aujourd’hui plus que jamais, il nous appartient à tous et à toutes de nourrir notre curiosité citoyenne différemment, en dépassant les schémas ethnocentristes, pour que nos actions collectives soient davantage solidaires, conscientes et inclusives.
Andrea Marin Cardona et Line Reguig.
[1] Camille Goirand (2010). Penser les mouvements sociaux d’Amérique latine, Les approches des mobilisations depuis 1970. Revue Française de Science Politique.
[2] Virginia Vargas (2015). Feminism and democratic struggles in Latin America. The Oxford Handbook of Transnational Feminist Movements.
[3] Tahir Nadia (2015). Chapitre II. Des Proches, des Mères et des Grands-Mères. Argentine, Presses universitaires de Rennes.
[4] Celeste del Bianco (2023). “Ni Una Menos”, la manifestation latino-américaine qui a précédé MeToo. Le Temps.
[5] Traduction d’un extrait: “Que l’État tremble, le ciel, les rues, que tremblent les juges et le pouvoir judiciaire (…)”
[6] Bérengère Marques Pereira & Florence Rae (2002). Trois décennies de mobilisations féminines et féministes en Amérique latine. Cahiers des Amériques latines.