Conflit et ingérences : comprendre la crise soudanaise

Avez-vous déjà entendu parler de la guerre au Soudan ? Pas du conflit au Darfour au début des années 2000, ni de la séparation du Sud-Soudan en 2011, mais bien de la guerre qui a éclaté depuis le 15 avril 2023. La réponse est probablement non. Cela n’est pas étonnant : ce conflit est largement marginalisé, tant sur les plans médiatique, politique qu’humanitaire

Pourtant, le conflit au Soudan est aujourd’hui considéré comme le théâtre de la crise humanitaire la plus importante et la plus dévastatrice au monde, selon la présidente de l’UNICEF.  Dès lors, pourquoi la Belgique ne s’est-elle pas impliquée dans la conférence internationale sur le Soudan coorganisée par l’Union Africaine, l’Union Européenne, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne à Londres le 15 avril 2025 ?

Une guerre aux conséquences humanitaires dévastatrices

Après deux ans de conflit, les agences des Nations Unies dressent un bilan funeste de la situation humanitaire. Qualifiée de la « pire crise humanitaire au monde », la guerre au Soudan détient également le triste record de la plus grande crise de déplacement au monde et de famine aujourd’hui officiellement reconnue.

Depuis la fin octobre 2025, la situation s’est encore aggravée avec la prise de la ville d’El Fasher, capitale du Nord-Darfour, par les Forces de soutien rapide (FSR). Selon plusieurs organisations et témoins, les combats ont fait des milliers de mort·es civil·es. Des groupes médicaux locaux affirment que des milliers de personnes sont toujours piégées dans la ville, privées d’eau, de nourriture et de soins.
Des journalistes sur place décrivent un processus systématique et intentionnel de nettoyage ethnique visant les communautés non arabes, notamment les Fur, Zaghawa et Barti, marqué par des exécutions sommaires et des déplacements forcés.
Les survivants évoquent des scènes de massacre rappelant celles du Darfour au début des années 2000. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a fait état de « violations graves et systématiques », sans toutefois employer pour l’instant le terme de génocide. Ce mot, rappelons-le, a une définition juridique stricte : il suppose l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Mais son utilisation n’est pas nouvelle au Soudan : le Congrès américain l’avait déjà employé en 1999 et 2004, et le secrétaire d’État Colin Powell l’avait officiellement reconnu en 2004 pour qualifier les crimes commis au Darfour. Cette reconnaissance avait conduit le Conseil de sécurité de l’ONU à saisir la Cour pénale internationale, qui a finalement retenu la qualification de génocide dans le second mandat d’arrêt émis contre Omar el-Béchir en 2010.

Aux racines d’un conflit complexe et enraciné dans l’histoire

Pour comprendre la catastrophe actuelle, il faut remonter aux dynamiques historiques et politiques profondes, héritées de la période coloniale et des décennies de marginalisation et de violence.

Des fractures héritées de la colonisation

Dès le XIXe siècle, le territoire soudanais est dominé par une double emprise ottomane et égyptienne, puis colonisé par les Britanniques à la fin du siècle. Le condominium anglo-égyptien met en place une politique de « diviser pour mieux régner », connue sous le nom de Southern policy, qui sépare le sud chrétien et animiste du nord musulman et arabophone.
À l’indépendance, en 1956, ces fractures resurgissent et plongent le pays dans deux longues guerres civiles entre le nord islamique et les populations noires africaines chrétiennes du sud Conflits qui mèneront à la sécession du Sud-Soudan en 2011.
Mais la marginalisation ne s’arrête pas là. D’autres régions, telles que le Kordofan, le Nil Bleu ou encore le Darfour, sont laissées pour compte sur les plans politique et économique.

Le Darfour, un précédent annonciateur

C’est de cette marginalisation qu’éclate en 2003 la rébellion au Darfour. Le président Omar el-Béchir fait appel aux milices Janjawid, responsables d’atrocités massives contre les civils : viols, massacres, déportations et politique de la « terre brûlée ».
La Cour pénale internationale ouvre alors une enquête pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, émettant un mandat d’arrêt contre el-Béchir.
Les Janjawid, intégrés en 2013 dans les forces de sécurité sous le nom de Forces de soutien rapide, forment aujourd’hui le cœur du conflit actuel. Leur chef, Hemetti, ancien chef de guerre au Darfour, est devenu l’un des principaux opposants du général al-Burhan.

Une transition avortée et une lutte de pouvoir

La révolution populaire de 2019 met fin à trente ans de dictature et fait naître l’espoir d’une transition démocratique. Mais ce rêve s’effondre en 2021 lorsqu’un coup d’État mené conjointement par les FAS et les FSR interrompt le processus.
Les deux généraux se partagent alors le pouvoir, avant que leurs rivalités n’éclatent au grand jour autour du contrôle des ressources naturelles — or, pétrole, gomme arabique — et de l’appareil d’État. Le 15 avril 2023, les affrontements se propagent de Khartoum à l’ensemble du pays, mettant fin à tout espoir de démocratie.

Aujourd’hui, l’armée régulière contrôle à nouveau Khartoum, tandis que les FSR dominent le sud et l’ouest, notamment le Darfour, où les ONG alertent sur des risques de nettoyage ethnique visant les populations massalits et d’autres communautés non arabes.

Des ingérences étrangères qui alimentent la guerre

Le conflit ne se limite pas aux frontières soudanaises. Les Émirats arabes unis sont accusés de soutenir les FSR, tandis que les FAS reçoivent l’appui de l’Égypte, de l’Iran, du Qatar, de la Turquie et de l’Arabie saoudite selon des intérêts géopolitiques et économiques divergents.
Cette multiplicité d’ingérences transforme le Soudan en terrain d’affrontement régional, prolongeant le conflit et complexifiant toute perspective de paix.

Allié des Forces de soutien rapide, Abou Dhabi apporte une aide logistique essentielle aux paramilitaires, notamment en leur fournissant du carburant, des véhicules et du matériel militaire acheminés via le Tchad.
Des expert·es de l’ONU et plusieurs enquêtes de presse ont révélé que les Émirats arabes unis auraient établi une chaîne d’approvisionnement aérienne reliant leurs bases militaires à Amdjarass, dans l’est du Tchad, à proximité de la frontière soudanaise.
Cette aide aurait joué un rôle déterminant dans l’assaut sanglant sur El-Fasher, où des milliers de civil·es ont été tué·es ou déplacé·es selon Al Jazeera et Human Rights Watch.

Face à ces complicités, la responsabilité collective des puissances occidentales est également engagée. Si certaines capitales européennes et Washington dénoncent publiquement les violences, elles ferment les yeux sur les flux d’armes et de capitaux transitant par leurs alliés du Golfe. Aucune sanction significative n’a été imposée contre les réseaux de financement ou de livraison d’armes, et le silence diplomatique persiste au nom de la realpolitik et des intérêts énergétiques.
Cette complaisance nourrit un sentiment d’impunité et rend les appels humanitaires des Nations unies profondément hypocrites : on ne peut prétendre vouloir la paix tout en laissant ses alliés alimenter la guerre.

Il est essentiel de bien qualifier le conflit soudanais : il ne s’agit pas d’une simple « guerre civile », terme trop réducteur. La guerre au Soudan est avant tout une guerre par procuration, alimentée par des acteurs extérieurs tels que les Émirats arabes unis, l’Égypte, la Russie ou encore certains pays occidentaux, dont les intérêts géopolitiques et économiques perpétuent le conflit. Le Soudan n’est pas en guerre contre lui‑même : le pays est pris en otage par des forces étrangères, tandis que la population civile paie le prix fort de cette instrumentalisation internationale.

Une faible mobilisation politique, humanitaire et médiatique

Malgré l’ampleur du drame, la réponse internationale reste timide et fragmentée. Les initiatives diplomatiques peinent à aboutir. La conférence internationale sur le Soudan organisée à Londres en avril 2025 visait à mobiliser 6 milliards de dollars d’aide humanitaire, mais seulement 960 millions ont été annoncés. Aucune mesure concrète n’a suivi, les belligérants refusant de cesser les hostilités.

La situation soudanaise illustre le désintérêt international face aux crises sans retombées géopolitiques majeures. L’absence de la Belgique à cette conférence en dit long sur le désengagement européen. Pourtant, face à une telle urgence humaine, cette indifférence est intenable.

Rompre le silence : agir pour le Soudan

Alors que la guerre s’enlise, il est urgent de rompre le silence assourdissant. Derrière les chiffres, il y a des vies : des familles déplacées, des enfants affamé·es, des femmes violentées.
Ces souffrances sont le résultat de décennies de fractures historiques, d’une lutte de pouvoir impitoyable et d’une impunité internationale.

Alors que la guerre s’enlise, il est urgent de rompre le silence assourdissant. Derrière les chiffres, il y a des vies : des familles déplacées, des enfants affamés, des femmes violentées.
Ces souffrances sont le résultat de décennies de fractures historiques, d’une lutte de pouvoir impitoyable et d’une impunité internationale.

La Belgique ne peut plus se contenter d’observer.
En tant qu’État membre de l’Union européenne, siège d’institutions internationales et partenaire privilégié des pays du Golfe, elle a une responsabilité morale et politique dans la recherche d’une issue au conflit. Bruxelles doit plaider activement pour l’ouverture de couloirs humanitaires sécurisés, soutenir les cessez-le-feu sous l’égide de l’Union africaine, et exiger la transparence sur les flux d’armes et de financement impliquant ses alliés régionaux, notamment les Émirats arabes unis. Elle doit également accroître sa contribution à l’aide humanitaire, aujourd’hui dramatiquement sous-financée. Enfin, la diplomatie belge peut jouer un rôle moteur au sein de l’Union européenne pour porter la question soudanaise devant le Conseil de sécurité de l’ONU et défendre la mise en place de sanctions ciblées contre les responsables de crimes de guerre.

Mais au-delà des gouvernements, nous, citoyennes et citoyens, avons aussi un rôle à jouer.
Soutenir les campagnes du HCR, du Programme alimentaire mondial ou de Médecins Sans Frontières, relayer les informations, interpeller nos élus et nos médias : autant d’actes concrets pour briser l’indifférence.
En Belgique, plusieurs organisations agissent directement ou en appui aux acteurs sur le terrain : Caritas International, Handicap International, Oxfam Belgique, 11.11.11, Médecins du Monde Belgique ou encore CNCD–11.11.11, qui appellent toutes à renforcer l’aide humanitaire et la pression diplomatique.
Ces structures belges jouent un rôle clé dans la sensibilisation, la collecte de fonds et le plaidoyer auprès des autorités nationales et européennes.

Pour mieux comprendre, plusieurs ressources permettent aussi de saisir la profondeur du drame soudanais :

  • « Sudan’s Forgotten War » (BBC, 2024), sur le quotidien à Khartoum assiégée ;
  • « Darfour : les cicatrices de la guerre » (France 24), retraçant les origines du conflit ;
  • « Blood Gold » (Al Jazeera, 2025), sur les enjeux économiques de la guerre

Parmi les lectures récentes à découvrir : « Soudan : anatomie d’un effondrement » de Magdi El Gizouli et « La guerre des généraux » de Clément Deshayes.

Parce que le silence tue autant que les armes, le Soudan fait partie de ces crises oubliées qui méritent toute notre attention et notre solidarité.

Gabrielle Caillet.

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