Quelles technologies pour quelle société ?
« On déterminera les seuils de nocivité des outils, lorsqu’ils se retournent contre leur fin ou qu’ils menacent l’homme ; on limitera le pouvoir de l’outil. On inventera les formes et les rythmes d’un monde de production post-industriel et d’un monde social. »
Ivan Illich
Pas une semaine ne passe, sans que nous soyons submergés par les promesses technologiques. Dans de nombreux médias, programmes de recherche, colloques ou discours politiques, la confiance en la technique pour résoudre les diverses crises que notre monde traverse semble être inébranlable. L’heure est à l’optimisme et à « la pensée positive » : Si l’on écoute les plus grands partisans de l’innovation high tech, le monde numérique, la 5G et les nanotechnologies [1] devraient permettre de diminuer la pression sur les ressources naturelles ; les panneaux solaires et les éoliennes nous débarrasseront des vieilles centrales polluantes, tandis que des spécialistes ou apprentis-sorciers en géothermie nous bercent dans l’illusion de maîtriser l’évolution du climat. En parallèle, des scientifiques, adeptes du transhumanisme [2]., nous promettent rien de moins que l’immortalité, une intelligence et une mémoire augmentées, lorsque l’homme et la machine auront fusionné. Alors, pourquoi s’inquiéter ? Notre destin étant remis entre les mains d’experts en tout genre, l’avenir s’annoncerait donc radieux.
Pour faire face aux grands défis contemporains, comme la lutte contre le réchauffement climatique, il est pourtant nécessaire de refaire de la technique un enjeu politique, appropriable par chacun, car, contrairement à ce que pourrait laisser penser certains slogans, un grand nombre de développements technologiques participent davantage à la dégradation de l’environnement et à la déstructuration des liens sociaux qu’à leur protection. Selon Murray Bookchin, penseur de « l’écologie sociale », la question technique est un enjeu démocratique de premier ordre car « La technologie est le fondement structurel d’une société ; c’est dans le cadre qu’elle définit que viennent s’inscrire l’économie et la plupart des institutions. [3] »
Mais quels critères peuvent nous permettre de distinguer les infrastructures techniques souhaitables des autres ? Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? À l’heure de la rupture promise par le numérique et la digitalisation, de la « troisième révolution industrielle » annoncée par Jérémy Rifkin [4], et des technologies dites « vertes » (éoliennes, panneaux solaires, voitures électriques… etc.), cette question apparaît essentielle. Enfin, si nos infrastructures techno-industrielles contribuent grandement à la destruction de nos conditions de vie, à quoi pourrait ressembler un modèle technologique authentiquement émancipateur ?
Dans le sillage d’Ivan Illich, auteur de « La Convivialité » en 1973 [5], il nous faut d’abord identifier les limites à partir desquelles un développement technologique exerce une influence destructrice sur la société. Deux exemples concrets nous permettront d’illustrer notre propos : la voiture et internet.
Valéry Witsel.
Notes
[1] Les nanotechnologies sont des technologies qui impliquent des processus de fabrication, à l’échelle du nanomètre, c’est-à-dire à une échelle microscopique. Quant à la 5G, il s’agit d’une technologie qui devrait permettre un débit de données au moins 10 fois plus important que la 4G.
[2] Mouvement qui promeut l’amélioration des performances humaines, grâce à la technologie
[3] Murray Bookchin, Vers une technologie libératrice, Ecosociété, 2013.
[4] Jérémy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Les Liens qui Libèrent, 2012.
[5] Ivan Illich, La Convivialité, Editions du Seuil, 1973, p.13.
[6] Ivan Illich, Op. Cit, p.11.
[7] Face aux politiques du « tout à la voiture », notons néanmoins qu’un mouvement inverse semble émerger aujourd’hui dans différentes villes, notamment avec l’agrandissement des trottoirs, la construction de pistes cyclables et la piétonisation de certaines rues.
[8] Ivan Illich, Op.Cit, p.56.
[9] Cette idée de destruction de nos capacités d’attention à l’heure du numérique est développée par le Philosophe Bernard Stiegler.
[10] Etude du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) sortie en 2019.
[11] Coline Tison et Laurent Lichtenstein, Internet : la pollution cachée, Camicas Productions, 2012.
[12] Philippe Bihouix, L’âge des low tech, Les Liens qui Libèrent, 2014.
[13] Ivan Illich, Op. Cit, p.45.
[14] Philippe Bihouix, L’âge des low tech, Editions du Seuil, 2014.
