Une idée reçue, particulièrement répandue en sciences politiques, tend à associer modernisation économique et transition démocratique. Plus un Etat développe ses activités économiques et commerciales, plus celui-ci s’ouvrirait à la démocratie. Dès lors, de façon binaire, les régimes autoritaires renverraient aux dictatures militaires ou aux régimes autoritaires d’inspiration communiste ou fasciste, tandis que les démocraties seraient le propre des sociétés ouvertes au libre marché, telles que les « démocraties occidentales » comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France ou la Belgique. Selon ce raccourci de pensée, la libéralisation économique irait donc de pair avec la libéralisation politique. Ce paradigme, théorisé, à la fin des années 50, par le sociologue américain Seymour Martin Lipset [1], a progressivement été remis en question au début des années 2000. L’envolée économique spectaculaire de la Chine depuis les années 80 a invalidé cette théorie. En effet, cet Etat s’est ouvert au libre marché, a développé son PIB, tout en consolidant son régime autoritaire. Suite aux travaux de la politologue et juriste Eugénie Mérieau [2], une analyse similaire peut être faite au sujet de la Thaïlande et de l’Indonésie.
Par ailleurs, bon nombre d’Etats organisent aujourd’hui des élections et s’ouvrent au libre marché, sans pour autant que ces aspects soient suffisants pour les qualifier de « démocraties ». Le Pérou, par exemple, à l’instar d’autres pays d’Amérique latine et du monde, s’est tourné vers une modernisation accélérée de son économie, l’ouverture aux investisseurs étrangers, l’émergence d’une élite économique, l’organisation d’élections, tout en continuant à réprimer de façon extrêmement violente et autoritaire les communautés dont les conditions d’existence sont menacées par des projets d’exploitation minière et qui militent pour leur droit à une vie décente. Dans le monde entier, différents Etats bafouent des droits fondamentaux d’une partie importante de la population et servent les intérêts d’une certaine élite économique et financière, tout en se donnant les atours d’une démocratie, à travers les élections.
La situation est-elle si différente dans les sociétés européennes ? Ces exemples pris dans d’autres continents nous amènent à reconsidérer sous un jour nouveau les sociétés plus proches que nous avons tendance à qualifier, par réflexe langagier, de « démocraties libérales ». En France, par exemple, la violence policière digne d’un pouvoir autoritaire est désormais considérée comme un problème structurel par de nombreux analystes, comme le sociologue Sebastian Roché [3]. Un autre exemple, Emmanuel Macron, par l’intermédiaire de son Premier Ministre, fait passer de plus en plus de projets de lois, comme la réforme des retraites, sans vote à l’Assemblée nationale. Passer régulièrement au-dessus des procédures délibératives (votes, débats, dialogues), c’est affaiblir le caractère démocratique des Institutions.
En Belgique, la répression violente envers les migrant·e·s au Parc Maximilien de Bruxelles ou les manifestant·e·s d’Extinction Rébellion, dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, est également contraire à un Etat qui affirme son attachement aux valeurs démocratiques. Enfin, les différents chocs auxquels est soumise notre société, comme les attentats terroristes de Mars 2016 ou la crise sanitaire du coronavirus en mars 2020, imposent de plus en plus souvent un régime de « plein pouvoir » ou de « pouvoirs spéciaux », avec des restrictions fortes des libertés publiques : interdiction de rassemblements de la population, présence de militaires dans les rues, dispositifs de renseignement ou surveillance des citoyens et des citoyennes. Si ces mesures venaient à perdre leur caractère temporaire et exceptionnel, lesquelles peuvent toutefois être légitimes en cas de situations graves et urgentes comme c’est le cas de la crise sanitaire du coronavirus, nous pourrions basculer progressivement vers un régime autoritaire.