L’option du pardon: un choix individuel qui implique une réflexion collective

Parler de pardon dans un contexte de réconciliation est toujours difficile. Le pardon est un acte tellement personnel et subjectif qu’on ose rarement le mentionner dans un contexte social voire « post-conflit ». La possibilité de pardonner a pourtant fait l’objet de réflexions chez différents philosophes, juristes et politiciens, particulièrement dans les années qui ont suivi l’Holocauste.

Au-delà d’une rapide vision de l’évolution de la place du pardon au cours de l’histoire récente, cette analyse pose la question des conditions pour que le pardon puisse faire partie d’un processus post-conflit. Car, bien qu’il soit le fruit d’un choix individuel, il ne peut faire l’impasse d’une réflexion de société. Évolution de la place du pardon en situation post-conflit Le 8 août 1945, les gouvernements du Royaume Uni, de France, des États-Unis et d’URSS se réunissent afin de mettre en place un Tribunal « pour juger et punir de façon appropriée et sans délai, les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe ».[1]Statut du Tribunal de Nuremberg, art. 1.L’article 1er du Statut du Tribunal exprime d’une part la volonté de la Communauté Internationale de punir les coupables et est d’autre part révélateur d’une période pendant laquelle l’octroi du pardon semble impossible. La punition des criminels nazis et l’indignation contre les crimes de la Seconde Guerre mondiale ont amené la Communauté Internationale à créer la Cour Pénale internationale afin que les horreurs commises ne puissent jamais tomber dans l’oubli. À partir de 1998, le Tribunal, complémentaire aux tribunaux nationaux, jugera les crimes de guerre, génocides, crimes d’agression et crimes contre l’humanité. La volonté d’instituer cet organisme ad hoc se situe dans une période historique où la chute du Mur de Berlin a provoqué l’effondrement de toute idéologie et marqué la transition des anciennes colonies vers le modèle démocratique. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale et des processus de décolonisation, de nombreux conflits sociaux en Amérique latine et en Afrique ont provoqué de véritables guerres civiles. C’est lors des situations transitionnelles (post-conflit) que les Commissions de Vérité et Réconciliation mettent en place un système para-juridictionnel de recherche de la vérité et de rétablissement de la justice. Ces Commissions représentent un véritable tournant pour le concept de pardon dans l’histoire de l’Homme. C’est à partir de leur mission qu’un équilibre entre deux types de justice est devenu possible: la « justice rétributive » et la « justice restauratrice». Deux mécanismes qui devraient toujours être complémentaires : en effet, la tâche des Commissions est de restaurer un lien entre victime et offenseur, tandis que les tribunaux ont pour mission de juger les coupables. Le point commun entre ces deux mécanismes est qu’ils recherchent tous deux la vérité. La mission des Commissions est définie « macrofact-finding » en opposition à l’ordinaire activité juridictionnelle visant au « microfact-finding », c’est-à-dire l’individualisation de la responsabilité pénale. En effet, les Commissions ont pour mission d’enquêter sur la responsabilité pénale de groupes sociaux, mais aussi de vérifier la responsabilité morale des atrocités commises envers l’autre groupe social. C’est la raison pour laquelle les Commissions attribuent beaucoup d’importance aux récits des événements passés. C’est à l’occasion de rencontres entre victimes et offenseurs, lors de séances de témoignages, que le pardon devient envisageable. Le pardon n’est pas synonyme d’oubli et ne fait pas l’impasse sur le besoin de justice Pour mieux comprendre le concept de pardon, il faut se référer préalablement aux auteurs qui ont analysé le sujet. En effet, la réflexion philosophique, stimulée par le thème de l’imprescriptibilité des crimes nazis, s’est vue confrontée à la tradition chrétienne qui est fondée sur le pardon, conçu comme expression ultime de la charité de Dieu envers les Hommes et comme acte d’amour de l’Homme envers autrui, finalement rendu possible par sa fraternité avec Jésus Christ et par sa filiation avec Dieu le Père. Mais, au-delà de sa nature spirituelle et chrétienne, le pardon peut être également une étape réfléchie dans une situation telle que le difficile chemin vers la réconciliation après un conflit. Selon Hannah Arendt, le pardon est un devoir pour les chrétiens, qui est possible aussi dans un contexte politique [2]Arendt H., “Vita Activa”, ed. Bompiani, Milano, 2011. ; d’après Vladimir Jankélévitch, le pardon doit se confronter avec la capacité du coupable d’admettre ses erreurs [3]Jankélévitch V., “Il perdono”, ed. IPL, Milano, 1968. ; tandis que Paul Ricœur souligne la capacité du pardon de séparer l’agent de son acte, en croyant que l’Homme vaut beaucoup plus que ses actions [4]Ricoeur P. , “La memoria, la storia e l’oblio”, ed. Cortina Raffaello, Milano, 2003. . Par contre, Jacques Derrida le définit comme une illumination instantanée, absolument inconditionnelle, image hyperbolique du « possible impossible » [5]Derrida J., “Le siècle et le pardon”, dans “Le monde des débats”, 1999 . En étant d’accord sur le fondement qui a mené l’Homme à accepter ce commandement moral, ces philosophes en repèrent également le potentiel bénéfique : à travers l’acte du pardon, le cercle vicieux de la violence et de la colère peut s’arrêter. Grâce à la rencontre entre l’Homme-victime et l’Homme-offenseur, la personne blessée, seule détentrice de l’option du pardon, peut découvrir l’humanité de son offenseur. Par conséquent, la victime, consciente de la possibilité pour l’Homme de changer, peut finalement faire la différence entre son offenseur et son acte. Cependant le choix de pardonner paraît difficile puisqu’il demande un très grand effort à la victime, et ce à l’avantage de l’offenseur. Or, criminel et victime se trouvent souvent piégés dans le cercle vicieux de la colère et de la vengeance à cause d’un présent douloureux qui rend difficile la conception d’un futur pacifié. Tout en se souvenant de l’offense, celui qui pardonne, croit dans la possibilité pour son bourreau de changer et d’agir pour le bien, et lui donne ainsi un futur, ainsi qu’à lui-même… Finalement, pour la victime, le pardon peut être un véritable catalyseur de la réconciliation avec le criminel et avec elle-même. Mais alors, quel est le destin du passé ? Le choix du pardon est basé sur la conscience des événements passés, le pardon n’étant pas synonyme d’oubli. En effet, l’oubli apparaît comme une injustice envers les souffrances de la victime. Dès lors, le devoir de l’État est de reconstruire l’histoire, de juger les responsables et de punir les criminels. L’option du pardon appartient quant à elle à l’homme-citoyen qui peut, après les sentences de la justice ordinaire, éventuellement, décider de pardonner en toute liberté. À nos yeux en effet, l’État n’a pas la légitimité d’octroyer un pardon, sous forme d’amnistie par exemple. Comme l’origine du mot le démontre, l’amnistie est proche de l’amnésie, et donc elle empêche les victimes de demander justice et de connaître les responsables des crimes. Au contraire, l’État a pour mission de restaurer une coexistence sociale qui peut passer aussi par un travail de mémoire. Une piste concrète d’action peut être la création de lieux de rencontre, encadrés par des professionnels, où le coupable et la victime peuvent se parler. De cette rencontre peut découler la décision du pardon qui se déroule uniquement de manière libre, intime et personnelle. Les Commissions Vérité et Réconciliation : un lieu qui favorise la rencontre, le dialogue, et la possibilité de pardon ? Un lieu qui peut permettre ce type de démarche est la Commission Vérité et Réconciliation où, à l’occasion des auditions, la victime et l’auteur du crime peuvent raconter leur histoire. Il s’agit d’un lieu de dialogue et d’écoute où chacun peut faire ressortir son humanité, ses faiblesses, ses erreurs. Cette part d’humanité est ce qui rapproche bourreau et victime. Si la victime arrive à percevoir cette nature commune de l’Homme en son bourreau, elle peut choisir « l’option du pardon » mais il importe de spécifier qu’on pardonne l’humanité de l’offenseur, non pas ses offenses. Par ailleurs, il ne peut nullement s’agir d’une obligation, il s’agit d’une option, d’un choix qui reste personnel, car il est difficile. Enfin, bien qu’étant le résultat d’un choix individuel, le pardon peut faire l’objet d’une réflexion citoyenne et sociétale, dans un pays post-conflit, mais aussi en Belgique. Emanuella Mazzilli

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Notes

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1 Statut du Tribunal de Nuremberg, art.
2 Arendt H., “Vita Activa”, ed. Bompiani, Milano, 2011.
3 Jankélévitch V., “Il perdono”, ed. IPL, Milano, 1968
4 Ricoeur P. , “La memoria, la storia e l’oblio”, ed. Cortina Raffaello, Milano, 2003.
5 Derrida J., “Le siècle et le pardon”, dans “Le monde des débats”, 1999
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