Quelle transition écologique pour demain ? Energie, climat, métaux (Partie 1)

Transition énergétique et croissance économique sont-elles compatibles ?

Aujourd’hui, la transition écologique est indispensable, urgente même. Ce constat semble être largement partagé. Mais les avis divergent sur les moyens et les solutions à mettre en œuvre pour bâtir une société durable. De plus, certains éléments essentiels semblent évincés de la réflexion. Sur une planète aux ressources naturelles limitées, surconsommées par un système économique destructeur, quel modèle de société inventer ?

Si la transition écologique est indispensable, certains aspects clés tels que la croissance économique ou les limites aux énergies renouvelables semblent trop peu réfléchis.

Cette analyse s’inspire du contenu des interventions de Philippe Roman, Professeur en économie à l’ICHEC et chargé de cours invité à l’UC Louvain, et Hervé Jeanmart, Professeur à l’école Polytechnique de Louvain la Neuve, lors du séminaire organisé par Justice et Paix et le RBRN le 16 mai 2022.

Repenser notre modèle économique

Depuis des décennies, la croissance économique guide les décisions politiques, à travers l’indicateur du PIB. Elle est inhérente à l’économie capitaliste qui détermine nos sociétés contemporaines. Aujourd’hui, elle se heurte à des limites écologiques forçant sa remise en question en profondeur. La croissance de la production fondée sur des l’extraction et la transformation de ressources naturelles, dont certaines ne sont pas renouvelables (pétrole, gaz, ressources minérales), détruit l’environnement et les écosystèmes terrestres, mettant en péril les conditions de vie de l’humanité.

Pour pallier les faiblesses du paradigme de croissance économique, des économistes contemporains, repris par la plupart des institutions internationales (OCDE, ONU, UE, etc.), ont inventé la « croissance verte ». Fondée sur le principe du découplage, elle postule qu’une croissance économique dissociée des impacts environnementaux est possible. Le progrès technologique, une économie de services, l’efficacité et l’optimisation dans notre usage des ressources et de l’énergie font partie des éléments qui soutiennent cette thèse. Ce découplage devrait être très rapide et absolu[1] pour répondre aux défis écologiques actuels parmi lesquels diminuer nos émissions de gaz à effet de serre.

Lorsque l’on regarde la littérature scientifique actuelle, nous dit le professeur à l’ICHEC Philippe Roman, le découplage absolu ne se trouve quasiment pas ou de manière très ponctuelle dans certains pays, mais c’est très rare. Mais certains techno-optimistes pensent que c’est un fait du futur. Parfois, on trouve des découplages sur base d’indicateurs territoriaux, mais ils n’intègrent pas les matières premières, l’énergie ou les technologies nécessaires à l’étranger pour produire ce que l’on consomme. Notre consommation continue à induire des impacts ailleurs.

Il est aussi intéressant de constater que plus un pays a un PIB par habitant élevé, plus ses émissions de gaz à effet de serre sont hautes et ce, uniquement en considérant les émissions territoriales[2]. Enfin, la croissance du PIB est également fortement corrélée avec la consommation d’énergie. En d’autres termes, plus la production de richesses, c’est-à-dire l’activité économique augmente, plus l’énergie consommée, et les externalités associées (GES, détérioration de l’environnement, etc.), augmentent. « On n’arrive pas à se passer d’énergie pour croître » explique Philippe Roman. La corrélation du PIB avec l’empreinte matière[3] est encore plus forte. Le couplage est presque parfait[4].

Certains éléments méritent d’être mentionnés comme freins au découplage. Le premier est l’effet rebond. C’est l’idée que lorsqu’on procède à une amélioration technique, par exemple de l’efficacité énergétique d’un processus, l’économie d’énergie ou de revenus, va servir à consommer ou à produire plus. Il existerait aussi des effets rebonds liés à des comportements sobres. Par exemple, un gros effort dans un domaine de la vie (être végétarien par exemple) entraînerait des comportements plus laxistes dans un autre domaine (voyager en avion par exemple). « La sobriété ne serait pas vécue de façon holistique » explique Philippe Roman.

Un autre problème, selon Philippe Roman, est celui des transferts d’impacts. Cela signifie que, dans un procédé industriel de production d’un bien, l’optimisation de l’impact environnemental d’une étape de production sera souvent reportée ailleurs. Selon lui, « ce report d’impact a souvent lieu dans des pays dits en développement. Un exemple est celui de la voiture électrique où on va réduire l’impact ici mais sans doute les augmenter ailleurs, notamment au niveau de l’extraction des métaux ».

Si l’on se centre sur la matérialité des échanges économiques, les échanges sont très inégaux entre pays du Nord et du Sud. Les pays du Nord importent beaucoup plus de matières et de quantité de travail humain que ce qu’ils exportent. Par exemple, de nombreuses ressources naturelles, notamment métalliques (or, cobalt, cuivre, etc.), sont extraites dans des pays du Sud (RD Congo, Pérou, etc.) au prix de dommages socio-environnementaux considérables. Certains auteurs proposent de monétiser cela avec l’idée de dette écologique et concluent qu’un quart du PIB serait de l’échange écologique inégal. Pour avoir des relations économiques justes avec les pays du Sud, il faudrait rééquilibrer cet échange économique inégal.

Finalement, « cherche-t-on à découpler croissance économique des impacts environnementaux ou plutôt le bien-être humain des impacts environnementaux ? » questionne Philippe Roman. Des travaux remontant aux années 80 calculent la quantité de matières et d’énergie nécessaire pour vivre de manière digne, et révèle que celle-ci serait bien inférieure aux consommations en cours. Dans ce cas apparait la possibilité de découpler la vie bonne de la quantité d’énergie et de matières consommées[5]. Redéfinir les besoins essentiels au bien-être humain serait donc davantage la voie à suivre.

Changer de matrice et d’indicateurs économiques est indispensable pour mettre en œuvre la transition écologique. Bien que ce chantier de taille revête moins un caractère d’urgence aux yeux de nos décideurs politiques, il mériterait d’être priorisé tant le reste en découle.

100% d’énergies renouvelables demain, est-ce possible ?

Un autre impensé que nous voulons questionner concerne les énergies renouvelables. Les discours ambiants laissent à penser que les énergies renouvelables (propres ou vertes) suffiront à remplacer les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz) sans rien changer de notre confort de vie actuel.

Pourtant, une série de facteurs apportent des nuances à cette croyance. L’espace nécessaire au déploiement d’éoliennes et de panneaux solaires est-il suffisant ? Les ressources, notamment minérales, sont-elles disponibles pour construire ces infrastructures ? Comment s’adapter à l’intermittence propre aux éléments naturels que sont le vent et le soleil ? Le Professeur Hervé Jeanmart de l’école Polytechnique de Louvain-la-Neuve nous a apporté quelques éléments de réponse.

Selon une étude de Jacobson et Delucchi[6], en 2050, pour limiter le réchauffement climatique, nous pourrions remplacer les énergies fossiles par des panneaux solaires résidentiels et tertiaires (57,55%) et de l’éolien offshore et onshore (37,14%), auxquels on rajoute de l’efficacité énergétique. Ce scénario, si l’on regarde le potentiel important de ces sources d’énergie, est plausible. Mais le EROI[7] (Energy Return On Investment ou taux de retour énergétique) permet de nuancer l’attractivité des énergies renouvelables. Le taux de retour énergétique désigne le ratio entre l’énergie brute produite et l’énergie investie, c’est-à-dire quelle est la quantité d’énergie produite par rapport à la quantité d’énergie investie au départ. Et celui des énergies renouvelables est bien plus faible que celui des énergies fossiles. Tandis que l’EROI du pétrole conventionnel se situe autour de 1 pour 30, c’est-à-dire que pour une unité d’énergie investie, l’on en retire 30[8] ; le solaire se situe à 1 pour 3 à 10 et l’éolien à 1 pour 9 à 15 environ.

En outre, plus le nombre de panneaux solaires et d’éoliennes installés augmente, plus l’EROI a tendance à baisser, car les sites les mieux exposés sont les premiers à être occupés (éoliennes sur les côtes par exemple).

Le cas de la Belgique

Pour ce qui est de la Belgique, le déploiement des énergies renouvelables est assez limité. Notre petit pays avec une forte densité de population et une consommation élevée n’a pas suffisamment de ressources que pour être auto-suffisant en énergie. Nous dépendons et nous dépendrons demain, à demande constante, des pays voisins ou/et de l’énergie importée d’ailleurs[9] (il en va de même pour les Pays-Bas ou l’Allemagne).

Dans tous les cas, le déploiement généralisé d’énergie solaire et éolienne augure une société basée sur l’électricité. Si cette source d’énergie peut combler certains usages (chauffage par pompe à chaleur par exemple), elle ne peut pas répondre à tous les besoins. Il en va ainsi des procédés industriels à haute température.

Hervé Jeanmart et son équipe ont modélisé ce que pourrait être le mix énergétique de la Belgique sur base du potentiel de déploiement des énergies renouvelables. Les résultats obtenus, sans importation d’énergie, révèlent que 10% du territoire belge devrait être occupé par des panneaux solaires, ce qui est peu réaliste. Si on diminue la part du solaire, alors c’est le gaz naturel qui occupe une plus grande place et, selon Hervé Jeanmart, « on aura encore du gaz très longtemps, c’est l’énergie de la transition et c’est une bonne chose, c’est mieux que le charbon ou le pétrole, si le gaz vient remplacer ces derniers et non s’y ajouter. ». Il rappelle que le gaz, émetteur de gaz à effet de serre, doit malgré tout diminuer voire disparaître d’ici à 2050.

La Belgique a donc besoin d’importer de l’électricité. Cela suppose de construire des réseaux d’électricité supplémentaires et cela n’est pas si simple selon Hervé Jeanmart. « Même en acceptant la boucle du Hainaut, même en doublant voire en triplant les lignes électriques, ce n’est pas suffisant.  On ne sera jamais capable en Belgique d’importer de l’électricité sous forme électrique, c’est-à-dire par des câbles en suffisance que pour satisfaire nos besoins ». Soit il faut diminuer la demande, soit il faut importer de l’électricité autrement, sous forme de matière, c’est-à-dire d’hydrogène. C’est pourquoi l’Allemagne et la Belgique poussent fort dans ce sens. L’autre option est l’énergie nucléaire. La clé pour la Belgique serait de tout faire : importation d’électricité, géothermie, renouvelables, etc. Une partie du mix resterait fossile en raison du besoin de pouvoir contrôler une partie de l’énergie dédiée à certains usages industriels par exemple. Pour Hervé Jeanmart, « ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité ». Il reste toujours possible de faire baisser la demande, ce qui soulagerait beaucoup le modèle. En effet, si l’on baisse fortement la demande, la Belgique n’aurait alors pas besoin d’importer de l’énergie.

Impact économique des énergies renouvelables

Hervé Jeanmart pointe une autre préoccupation à propos des énergies renouvelables. La quantité d’énergie grise[10] nécessaire aux infrastructures renouvelables est bien plus élevée que pour les énergies fossiles. Cela signifie qu’une grande quantité d’énergie va être dédiée à produire les matières premières nécessaires à la construction des éoliennes et panneaux solaires. En effet, pour une éolienne de 3,45MW, à peu près le plus grand modèle terrestre, 600 tonnes de matériaux (dont 89% de fer et d’acier) sont nécessaires auxquelles on rajoute les 1800 tonnes de béton pour les fondations. Si l’acier ne présente pas de problème en termes de disponibilité de matériaux, il en va autrement du cuivre. Ce dernier est indispensable dans toutes les technologies énergétiques et sa disponibilité à un prix acceptable est plus incertaine.

Pour conclure, Hervé Jeanmart nous présente deux scénarios prospectifs pour analyser l’impact économique des énergies renouvelables. Le premier est le business as usual. Il prévoit une augmentation de la consommation énergétique de 45% (développement des pays non industrialisés) et une décroissance lente de l’intensité énergétique[11]. Le second est le sustainable development scenario. Il prévoit une consommation énergétique constante (supposant une forte baisse dans les pays industrialisés pour compenser la hausse des pays émergents) et une décroissance rapide de l’intensité énergétique pendant la transition grâce à des progrès importants basés sur des technologies nouvelles. Un premier type de comportement est appliqué aux deux scénarios : un taux d’épargne fixe de 25% et des préférences de consommation égales. Dans ce cas, les résultats des deux scénarios ne sont pas à la hauteur des ambitions en matière de limitation des émissions de GES. Si le taux d’épargne est fixe, les investissements dans le domaine énergétique sont insuffisants. Si l’on n’investit pas plus de capital dans les énergies renouvelables, la transition est trop lente.

Le deuxième type de comportement appliqué suppose une croissance du capital de 2,3% et des préférences de consommation inchangées. Dans ce cas, on rencontre les objectifs climatiques mais cela demande d’avoir un taux d’épargne de 40%. Aucun pays ne dispose de cela ! « Car c’est cela la transition énergétique, c’est développer les infrastructures mais au détriment de la consommation publique et privée. De façon caricaturale, si j’ai besoin de centaines de millions de tonnes d’acier pour les éoliennes, c’est au détriment des voitures électriques. On ne peut pas à la fois construire des éoliennes et des voitures pour tout le monde » explique Hervé Jeanmart. Dans ce modèle, l’état doit intervenir pour limiter l’inflation. Les investissements importants dans le secteur de l’énergie ont une répercussion sur les prix de l’énergie. L’état doit subventionner le secteur énergétique pour limiter cette hausse des prix.

Pour conclure, Hervé Jeanmart rappelle toutes les limites des modèles utilisés qui n’intègrent pas toute une série de paramètres techniques, géopolitiques, juridiques, etc. mais permettent d’envisager des tendances fortes généralisables. Bien qu’ils soient imparfaits, ils nourrissent la réflexion.

Les paramètres énergétiques et économiques sont directement liés. La croissance économique doit être impérativement surpassée aujourd’hui par un nouveau paradigme plaçant le bien-être humain au centre. Le passage à un mix énergétique basé sur les énergies renouvelables va nécessairement transformer la structure de notre économie et rendre inévitable la décroissance économique[12].  Il est donc essentiel que nos décideur·euse·s politiques n’idéalisent pas les énergies renouvelables mais soient conscient·e·s de leurs limites. Afin d’augmenter nos chances de combler nos besoins énergétiques, baisser la demande en matières et en énergie est une option qui devrait être envisagée avec plus de sérieux et soutenue par une vision de société basée sur le questionnement profond de nos besoins.

Géraldine Duquenne.


[1] Un découplage absolu signifie que la consommation des ressources diminue tandis que le PIB continue à augmenter. Le découplage relatif signifie que la consommation de ressources et ses externalités négatives augmentent mais à un rythme inférieur à la croissance du PIB.

[2] Global Carbon Project, Maddison, 2017

[3] L’empreinte matières recense la quantité de matières primaires mobilisées pour satisfaire la consommation finale d’un pays et intègre à ce titre non seulement les flux directs de matières (la matière contenue dans les produits consommés), mais aussi les flux indirects (la matière non contenue dans les produits mais nécessaire à leur fabrication, intérieure ou importée)

[4] Wiedmann et al., 2020, Scientist warning’s on affluence, Nature Communications

[5] Référence aux travaux de Julia Steinberger et J. Timmons Roberts, « From constraint to sufficiency : the decoupling of energy from human needs, 1975-2005.

[6] JACOBSON, DELUCCHI & co, Feuilles de route de l’énergie éolienne, de l’eau et de la lumière du soleil 100% propre et renouvelables pour 139 pays du monde

[7] Energy Return On Investment ou taux de retour énergétique en français

[8] Article qui donne une idée du Taux de Retour Energétique des différentes énergie rappelant que le calcul ne fait pas consensus parmi les scientifiques

[9] Le potentiel de la biomasse est, au niveau mondial, assez important. La Belgique pourrait en importer mais ce scénario reste assez incertain pour Hervé Jeanmart.

[10] L’énergie grise est la quantité d’énergie nécessaire à la production et à la fabrication des matériaux ou des produits industriels. 

[11] L’intensité énergétique permet de mesurer l’efficacité énergétique. Elle désigne le rapport entre la consommation d’énergie d’un pays et son PIB.

[12] JEANMART H., DUPONT E., POSSOZ L., Transition énergétique et (dé)croissance économique, dans Regards économiques, n°135, 2017

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