Pour vivre dans « le monde d’après », il nous faut « déchirer le rideau de la pré-interprétation »

Pour tous ceux qui veulent la démocratie culturelle, chaque individu ou chaque groupe est abordé en tant qu’il est doté d’une culture, c’est-à-dire entre autres d’un système de perception et de représentation du monde qui lui permet d’apprendre de son expérience et, à partir de là, de faire évoluer ses représentations, de mettre au travail ses appartenances, bref de se produire plutôt que de reproduire. Cette approche n’est toutefois pas d’office effective.

M. Poncelet, directrice du Service de Protection de la Jeunesse de Neufchâteau, exerce ses missions de service public dans le contexte délicat de la confrontation de droits : confrontation entre le droit des familles à opérer leurs choix éducatifs et le droit du plus faible (l’enfant) à être défendu par la société si ces choix le mettent en danger. Elle constate par exemple la stigmatisation des personnes qui sont un peu « hors normes » ; un des effets de cette stigmatisation est qu’elles sont considérées comme non capables de se prendre en mains et d’éduquer leurs enfants. Elles n’ont de crédit aux yeux de personne (et surtout d’aucune institution) et se voient dès lors imposer un « mode d’emploi » plutôt qu’être aidées à trouver le leur.[1]

Ce qui vaut pour les personnes vaut pour les groupes, qui peuvent être privés ou spoliés de leur droit à apprendre par l’expérience et à se transformer librement en trouvant leur « mode d’emploi » de l’existence.

Pour nous, c’est une des missions prioritaires de l’éducation permanente que de rendre visible cette spoliation peu visible et, par exemple, d’en expliciter les mécanismes pour les combattre. Pour ce faire, il n’y a pas d’autre moyen que de dialoguer avec ceux qui sont privés d’action ou ceux dont la liberté d’action est contrainte ou entravée. C’est en nous laissant inspirer par leurs analyses que nous pouvons créer les conditions d’un apprentissage réciproque par le dialogue, assumé comme tel dans une sorte d’expérimentation d’un « intellectuel collectif ». Nous avons procédé ainsi, pendant la durée de cette crise sanitaire, en écoutant les analyses d’acteurs de l’éducation permanente, de permanents syndicaux, de travailleurs sociaux ou de bénéficiaires de ce travail[2].

Dans ces différents domaines d’expérience, le « mouvement » que nous avons rencontré est similaire. D’abord, la crise sanitaire, une fois dépassée la sidération produite par la rupture brutale des capacités d’action de chacun, a suscité de nombreux espoirs sociétaux. Une personne confrontée à la pauvreté l’exprime clairement, en espérant que, du fait que chacun a pu faire l’expérience de la privation de ses activités favorites, sa situation à elle – d’en être privée en permanence – allait être mieux comprise par tous[3]. Enfin, pensaient beaucoup, notre espoir d’un changement significatif de société allait être partagé par une majorité. Seraient enfin abandonnées les diverses vulgates sur lesquelles s’appuie la domination, par exemple la théorie du ruissellement, selon laquelle l’enrichissement des plus favorisés profiterait par contrecoup à tous les autres. Cet espoir allait être déçu : le plan de relance wallon, par exemple, ne rompt pas avec ce postulat. Qu’en sera-t-il de l’endettement autorisé pour les Etats, la règle d’or étant le levier par excellence des dogmes néo-libéraux (il est systématiquement invoqué pour réduire la protection sociale et les services publics à peau de chagrin).

Quels mécanismes peuvent-ils expliquer ce fonctionnement de régression aux situations problématiques d’avant ?

Trois mécanismes semblent bien présents dans nos enquêtes.

  • L’exploitation de l’occasion de la crise pour imposer à tous un « mode d’emploi » qui promeut « encore un peu plus de la même chose ».

Ce mode d’emploi est justifié par un curieux retournement de valeur : le retour en arrière est en effet présenté comme le Progrès, est travesti sous le nom de « modernisation » ; ceux qui résistent sont décriés comme archaïques. Cette modernisation régressive est par ailleurs présentée comme inéluctable et tous sont invités à s’adapter sans plus tarder.[4]

La digitalisation « inéluctable » des services publics peut ainsi renforcer la version dominante du travail social et sa dérive vers la privation de droits assumée, en diffusant une pré-interprétation de veulerie des ayant droit qui se complairaient dans l’assistance.

  • L’obscurcissement des véritables enjeux

Cet obscurcissement est rendu possible par le découplage du débat sur les moyens de celui qui porte sur les fins. Ainsi beaucoup de questions sont présentées comme « techniques » ou sont reliées à d’obscures visées.

La promotion du télétravail (lui aussi « inéluctable » pour ceux qui se veulent « modernes » …) est ainsi reliée à la question floue du « bien-être » au travail dont plus d’un auteur a montré la mystification quand celui-ci est défini d’en haut. La question qui est exclue du débat est :  que ne sommes-nous pas prêts à perdre ? Les permanents syndicaux dont nous avons pu interroger les propos mettent en avant qu’il peut s’agir dans cette promotion de pousser plus avant encore l’individualisation de la relation de travail (c’est-à-dire l’atomisation des travailleurs) et de priver les contre-pouvoirs de leurs moyens d’action : comment mobiliser celles et ceux qui ont perdu le vécu collectif de leur situation de travailleurs et sont le plus souvent reclu(e)s dans leur espace privé ?

  • L’uniformisation de la pensée par la confiscation de la connaissance 

Depuis de nombreuses années, nous avons laissé s’opérer une concentration des connaissances utilisées pour la conception de l’action notamment politique et se développer une technocratisation de l’action promue par une armée invisible de consultants capitalistes[5].

Jean-Pierre Le Goff nous met en garde : Les faits sont censés parler d’eux-mêmes alors qu’ils sont intégrés d’emblée dans un système de pensée qui les relie entre eux à partir d’un a priori [6].

Pour entrer dans le « monde d’après » sans qu’il ne soit le théâtre d’un renforcement de la domination, nous avons ainsi, selon le beau mot de Milan Kundera, à déchirer le rideau de la pré-interprétation[7], soit le système qui nous empêche de développer notre propre « mode d’emploi » de l’existence. En commençant, sans doute, par notre propre sphère d’action.

Ainsi, par rapport à la pratique de l’éducation permanente à distance, ne serait-il pas salutaire de ne pas nous précipiter dans l’adoption de pratiques en oubliant qu’elles nous ont été imposées comme des succédanés ; en ne nous laissant pas impressionner par le reproche idéologique « d’avoir une guerre de retard » ?

Ne faut-il pas plutôt nous demander si nous sommes vraiment prêts à perdre ce qui est le coeur de la démocratie culturelle : le dialogue égalitaire des cultures entendues dans leur sens anthropologique, ce qui est indissociable de la rencontre des corps. On ne voit pas non plus comment l’on pourrait prétendre que les pratiques en distanciel se développent dans une relation égalitaire.

Comment enfin ne pas évoquer, en ce moment où la guerre sévit de nouveau en Europe, la façon dont Kundera définissait l’Europe (et qui résonne tragiquement aujourd’hui) :

A côté des grandes nations, il y a en Europe des petites nations dont plusieurs, au cours des deux siècles derniers, ont acquis (ou retrouvé) leur indépendance politique. Peut-être leur existence m’a-t-elle fait comprendre que la diversité culturelle est la grande valeur européenne. A l’époque où le monde russe a voulu remodeler mon petit pays à son image, j’ai formulé mon idéal de l’Europe ainsi : le maximum de diversité dans le minimum d’espace ; les Russes ne gouvernent plus mon pays natal, mais cet idéal est encore plus en danger.[8]

La crise sanitaire que nous finissons de traverser (après d’autres crises) doit nous inciter, par un travail réflexif inlassable, à déchirer le rideau d’une pré-interprétation qui a pour visée constante d’uniformiser les diversités en leur faisant miroiter, sous le drapeau d’une modernisation régressive, l’accès à un espace virtuel apparemment illimité.

Jean Blairon.


[1]Interview réalisée par O. Bernaz dans le cadre des assises de la prévention, www.assisesdelaprevention.be

[2]Nous n’évoquerons que brièvement ici les enseignements de ces analyses, en invitant les lectrices et lecteurs à se rapporter  à leur publication, notamment « Education permanente et visibilité », https://intermag.be/analyses-et-etudes/associatif-institutions/726-education-permanente-et-visibilite ; « L’éducation permanente dans la crise sanitaire : quelle évaluation de son rapport au « numérique » ? », https://intermag.be/analyses-et-etudes/associatif-institutions/723-l-education-permanente-dans-la-crise-sanitaire-quelle-evaluation-de-sa-relation-au-numerique ; C. Mahy et J. Blairon, « Pourquoi il faut refuser le travail sociale en distanciel », https://intermag.be/analyses-et-etudes/socioeconomique/724-pourquoi-il-faut-refuser-l-exercice-du-travail-social-en-distanciel.

[3]Voir https://www.rwlp.be/index.php/ressources/videos-audios/982-vie-confinee-vie-appauvrie?highlight=WyJjb25maW5lbWVudCJd

[4]Dès 1976, P. Bourdieu et L. Boltanski remarquent que Le discours dominant sur le monde social doit sa cohérence pratique au fait qu’il est produit à partir d’un petit nombre de schèmes générateurs qui se laissent eux-mêmes ramener à l’opposition entre le passé (dépassé) et l’avenir ou, en termes plus vagues et apparemment plus conceptuels, entre le traditionnel et le moderne. (P. Bourdieu et L. Boltanski, La production de l’idéologie dominante, Paris, Demopolis, 2088, p. 57).

[5]J. Blairon et P. Mahoux, «Le pouvoir politique des firmes de consultance internationales : une analyse institutionnelle », https://intermag.be/images/stories/pdf/rta2022m02n2.pdf

[6]J.-P. Le Goff, La société malade, Paris, Stock, 2021, p. 203.

[7]M. Kundera, Le rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 145.

[8]M. Kundera, op.cit., p. 45.

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