Les aberrations de l’industrie agro-alimentaire : du Nord au Sud

En 2020, la Terre est confinée et le temps semble s’être arrêté. Les restaurants ferment, les industries sont à l’arrêt, le télétravail devient la norme et se faire à manger aussi. Aujourd’hui après un an de pandémie se pose la question du futur des excédents, des produits invendus. Les pays du Sud auraient exprimé un intérêt pour les acheter, mais à quel prix ?

« Le système agro-alimentaire actuel creuse les inégalités entre le Nord et le Sud. »

La terre et le lait

Ces prochaines années, l’augmentation de la production alimentaire triplera afin de subvenir aux besoins d’une population croissante. Cette augmentation radicale aura un impact important sur les pressions exercées sur les terres. C’est pourquoi, il est nécessaire de décrypter les usages qui sont données à ces dernières. Actuellement, plus de 70% des terres agricoles mondiales servent à l’élevage de bovins. La consommation de viande de bœuf ou de lait de vache est souvent considéré comme étant réservé aux personnes ayant une place élevée dans la hiérarchie sociale. Ils sont consommés de manière croissante dans les pays développés ou en voie de développement.

Cependant, l’élevage de bétail est néfaste pour la planète. En effet, à l’échelle mondiale il représenterait près de 14,5% des émissions de CO2, soit presque autant que les émissions émises par le secteur des transports. Il existe trois impacts majeurs de ce type d’élevage sur la planète :

  • La déforestation : d’importantes étendues sont rasées afin d’être dédiées à la culture du bétail, soit pour y accueillir le bétail soit pour y cultiver les céréales qui le nourriront. Environ 63% de la déforestation de la forêt Amazonienne au Brésil est due à l’élevage de bovins et notamment pour la culture du soja.
  • L’assèchement des nappes phréatiques : l’élevage de bovins nécessite, par exemple, une plus grande quantité d’eau que les terres agricoles de céréales.
  • La pollution de l’eau : Les eaux usées, contenant notamment des antibiotiques, sont déversées dans les eaux propres ce qui pollue ces dernières. Le problème des algues vertes en Bretagne en est un exemple récurrent.

L’élevage intensif de bovins impacte donc la planète en son sens large à travers sa biodiversité et ses écosystèmes. Grâce aux campagnes de sensibilisation et une évolution des mentalités, la consommation de viande et de produits laitiers commence à diminuer progressivement en Europe de l’Ouest. Elle s’est même intensifiée durant les restrictions de l’année 2020.

L’Europe a toujours fait partie des plus grands exportateurs de produits laitiers vers le continent africain. Cependant, le secteur n’enregistrant qu’un taux de croissance avoisinant les 1%, les industriels se sont intéressés à de nouvelles perspectives commerciales. La consommation de produits laitiers dans les pays émergents étant en hausse, le choix s’est alors principalement porté vers les pays de l’Afrique de l’Ouest. Le lait, surproduit en Europe, est donc vendu à bas prix à l’agro-industrie du Sud. Ces dernières années, le beurre a connu un engouement mondial et cela explique l’arrivée massive de lait sur les marchés d’Afrique de l’Ouest. En effet, après l’extraction de la matière grasse nécessaire pour créer du beurre, il reste alors un lait écrémé qui sera ensuite transformé en poudre afin de pouvoir le conserver à long terme. Au Sénégal, entre 2016 et 2018, les quantités de lait en poudre consommées ont augmentées de 234% et sont vendues jusqu’à 30% moins cher que le lait produit de localement. Les éleveurs du Sud font donc face à une concurrence féroce qui déstabilise toutes les filières locales.

Le cas emblématique du Sénégal

Pour comprendre ce phénomène, prenons l’exemple du Sénégal. Près de 90% du lait vendu dans le pays est importé et principalement, sous forme de poudre. La demande nationale de lait a été estimée à 457,5 millions de litres en 2017 pour une consommation moyenne par habitant de 30 litres/an. Le lait fait partie intégrante de l’alimentation sénégalaise. Malgré ses 200 000 éleveurs, en 2015, la production nationale n’a couvert que 33% de la demande sénégalaise. Le pays a donc naturellement recours à des importations de lait pour combler ce déficit. La demande étant en hausse, de manière constante, le lait en poudre vendu est souvent un mélange de poudre de lait écrémé et d’huiles végétales qui viennent remplacer les huiles animales, trop couteuses pour entretenir un tel marché.

Les agriculteurs et les éleveurs sénégalais ne sont pas soutenus par l’État qui privilégie une importation de produits européens en masse, quitte à pénaliser et à impacter ses producteurs locaux. Il existe un paradoxe sérieux sur la production du lait au Sénégal : d’une part, les éleveurs locaux ne possèdent pas d’aides de l’Etat pour produire un lait de bonne qualité qui entrainerait des coûts de production plus élevés ; de l’autre, l’industrie agro-alimentaire du Nord produit du lait en poudre, de piètre qualité en remplaçant l’huile animale naturellement contenu dans le lait par des huiles végétales. Ainsi, le lait en poudre coûte jusqu’à 30% moins cher, notamment grâce aux subventions de la Politique Agricole Commune (PAC) européenne. Il faut, cependant, noter que la majorité de la population qui consomme du lait en poudre est urbaine, le lait produit localement étant encore fortement consommé dans les campagnes.

Un programme national visant à développer le potentiel laitier du pays a été récemment mis en place et permet aux éleveurs d’obtenir une étable et une vache dont le taux de production est normalement supérieur aux vaches sénégalaises que ne produisent que 300 litres/an (contre 7000litres/an pour des vaches européennes). Ces « super » vaches sont donc le plus souvent importées d’Europe et plsu particulièrement des Pays-Bas. OR, la plupart périssent à cause des conditions climatiques auxquelles ne s’adaptent pas. Il a fallu attendre février 2019 pour que le gouvernement sénégalais prenne une nouvelle mesure pour venir en aide à ses petits producteurs, il s’agit de l’exemption de la TVA sur le lait pasteurisé au Sénégal. Mais aujourd’hui encore peu a été entrepris.

À l’avenir, quelles solutions ?

Alors que la situation risque de s’amplifier avec l’arrivée des excédents et des invendus accumulés durant la crise sanitaire, différentes organisations internationales et locales viennent en aide aux acteurs de la production laitière sénégalaise et demandent au gouvernement d’imposer des droits de douane plus conséquents sur l’importation du lait en poudre. En effet, la taxe imposée est aujourd’hui de 5% sur le lait en poudre en provenance de l’Union Européenne, en vertu du tarif extérieur commun appliqué par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Un plaidoyer est actuellement mené au niveau de la Cédéao pour faire émerger une industrie régionale compétitive et professionnaliser la filière laitière. Cependant, cela mettra du temps et n’empêchera pas pour autant l’arrivée en masse de produits européens non consommés (ou non vendus) en Europe dans les marchés et supermarchés sénégalais.

L’absurdité d’une telle situation amène à se poser de nombreuses questions. L’accroissement de produits à bas prix dans des pays émergents ne serait-il pas un accès à la nourriture pour plus de personnes, et notamment aux plus démunis ? Bien que le Sénégal se développe de manière exponentielle, la faim y est encore présente. De plus, bien que l’augmentation des droits de douane sur l’importation des produits reste une bonne initiative pour soutenir les producteurs locaux, l’aide financière à ces dernières ne serait-elle pas une priorité plus urgente ? Les éleveurs se meurent face aux coûts de l’élevage de vaches. Pour favoriser la production locale, il faut donc s’assurer dans un premier temps que les agriculteurs et éleveurs ont la capacité pour faire perdurer leur activité.

D’un autre point de vue, que faire des éleveurs et agriculteurs européens qui peinent à pérenniser leur activité ? L’arrêt d’une telle exportation viendrait impacter de manière certaine l’économie de l’Union Européenne et donc les fonds, aides, subsides reversés aux producteurs agricoles européens. Il est à noter et à rappeler que le pourcentage d’agriculteurs et d’éleveurs européens a diminué de moitié en 10 ans.

Finalement, la question principale serait de savoir s’il est possible de créer une équation stable et équitable soutenant les producteurs du Nord et du Sud. À la lumière de cet état des lieux, il paraît également indispensable que les décideu·r·se·s du monde entier se penchent sur la nécessité de considérer la valeur finie de leurs terres et plus largement de leurs ressources.

Maëlle Vannet

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