Indépendance vs décolonisation : une distinction primordiale

Souvent encore, la distinction entre indépendance et décolonisation n’est pas saisie. Bien qu’elles soient liées, l’une est plus ou moins achevée tandis que l’autre nous demande encore beaucoup d’efforts. À l’occasion de la fête de l’indépendance congolaise, cette analyse procède à cette distinction.

Référence : Cinquantenaire, Arch Brussels, Belgium – Sarah Stierch, Creative Commons Attribution 4.0

Plongeons-nous dans le contexte : nous sommes en janvier de l’année 1960 à Bruxelles. Après une mobilisation importante du peuple congolais en faveur de l’indépendance, des négociations politiques, dites des « Tables rondes » de Bruxelles, sont organisées entre les autorités belges composées des parlementaires des trois partis politiques traditionnels belges (chrétiens, libéraux et socialistes) et une représentation congolaise composée notamment de dirigeants de partis politiques et de chefs coutumiers assez influents. À ce moment-là, les modalités de l’indépendance sont fixées. La date d’indépendance retenue fut le 30 juin 1960. Cette date résonne encore aujourd’hui comme un jour de libération totale du peuple congolais. Certes, le peuple congolais venait tout juste d’acquérir son indépendance, mais celle-ci équivalait-elle à une rupture totale avec le système colonial qui leur fut imposé des décennies durant ?

Bien trop souvent, dans le débat public belge, le moment de l’indépendance politique de la République Démocratique du Congo est compris comme une rupture complète entre la métropole belge et la colonie congolaise. Pourtant, les docteures et professeures Sarah Van Beurden & Gillian Mathys soulignèrent dans le rapport des experts de la Commission passé colonial[1] que « tandis que l’indépendance renvoie au moment de la transition politique ou judiciaire de la colonie à un État autonome et souverain, le concept de la « décolonisation » couvre un éventail bien plus large de significations. Les historiens l’utilisent pour désigner les processus plus larges qui ont accompagné (théoriquement) l’indépendance politique »[2]. En d’autres mots, l’indépendance congolaise fut effectivement la fin de l’autorité politique et judiciaire de la métropole belge sur le territoire congolais. Cependant, les relations coloniales n’ont pas pris fin avec celle-ci !

En effet, « la colonisation n’est pas le fait d’individus isolés : c’est un système qui opère, et c’est cela qu’il faut comprendre »[3], disait l’historien congolais Elikia Mbokolo. Comprendre cela conduit à ne pas limiter son approche du système colonial et ses conséquences à la période coloniale au sens strict. Van Beurden et Mathys le relevèrent d’ailleurs : « C’est seulement en adoptant un tel cadre temporel plus long qu’il est possible d’entreprendre une tentative honnête de comprendre et reconnaître l’impact de la colonisation belge »[4]. Elles définissent donc la décolonisation comme le processus qui « consiste plus largement à dénouer les liens [ou les nœuds] entre l’ancien colonisateur et la colonie et à instaurer la souveraineté d’anciennes colonies »[5]. Ce type de processus a donc commencé bien avant l’indépendance et s’est prolongé après celle-ci. De plus, on comprend que la décolonisation se joue à de nombreux niveaux que ce soit économique, politique, culturel, social, idéologique, des relations internationales, etc.

Cependant, il est important de souligner aussi que le terme « décolonisation » est si riche qu’il est difficile de le cantonner à une seule interprétation. On peut par exemple citer « […] les interprétations africaines de la décolonisation en tant que projet d’autodétermination nationale qui fut dans le même temps un projet révolutionnaire de création d’un monde antiraciste et égalitaire par opposition à un monde impérialiste »[6]. In fine, l’ensemble de ces interprétations forment un corpus théorique assez disparate, mais ayant des fondations communes que nous pouvons appeler la pensée décoloniale. En général, la pensée décoloniale cherche à élucider les conséquences philosophiques, psychologiques, économiques, socioculturelles et politiques de la colonisation. Pour les penseurs et penseuses décoloniaux, la colonisation a affecté si profondément les sociétés partout dans le monde qu’il est impossible d’affirmer qu’on a mis un terme à celle-ci au travers des accessions à l’indépendance des anciens pays colonisés. Bien au contraire, les penseurs et penseuses décoloniaux démontrent que la relation coloniale continue d’ordonner les hiérarchies culturelles et économiques contemporaines.

La pensée décoloniale provient du courant poststructuraliste qui s’intéresse particulièrement au langage, au discours, ou plus précisément comment le discours influe et informe les pratiques et la réalité. Cette pensée se fonde sur les travaux d’auteurs phares tels que Frantz Fanon, qui fut un véritable emblème de la lutte anticoloniale à travers son engagement dans la guerre d’Algérie aux côtés du Front de Libération National. Il participa activement à la fin des empires coloniaux au travers de sa pensée révolutionnaire qui a inspiré de nombreux combats, des Black Panthers aux Palestiniens, en passant par les militants antiapartheid. On pense également à Angela Davis qui est, par son engagement et ses contributions écrites, encore aujourd’hui une figure du féminisme noire, c’est-à-dire un féminisme qui considère la lutte contre le sexisme, le racisme et les inégalités de classes sociales comme consubstantielle. Les penseuses et penseurs décoloniaux insistent sur les discours, les idéologies et les savoirs qui ont accompagné et façonné les processus de colonisation ainsi que les processus historiques qui ont suivi le processus de colonisation. Ils rejettent l’idée selon laquelle il existe une distinction entre la colonisation en tant que système d’exploitation et d’imposition par la force et la colonisation comme système de connaissance et de représentations. Les auteurs et autrices, militants et militantes décoloniales démontrent comment les processus culturels, économiques, politiques, épistémologiques, etc. travaillent ensemble pour perpétuer les relations coloniales, pour les reconstruire et les reconfigurer sous d’autres formes.

À la suite de ce développement, nous comprenons directement l’intérêt de distinguer l’indépendance congolaise de la décolonisation. Considérer les deux termes comme synonymes crée de la confusion pour les citoyens et citoyennes. D’aucuns risquent de ne pas saisir l’intérêt de décoloniser notre société aujourd’hui ; or ce processus est primordial à la cohésion sociale et au vivre ensemble. Après tout, décoloniser, ce n’est rien d’autre que questionner nos rapports mutuels, et ce dans tous les domaines, tous les secteurs, et ainsi d’exposer les injustices et les inégalités perpétuées depuis des années à l’encontre des populations anciennement colonisées afin d’y mettre un terme. En cette 63e année de fête de l’indépendance congolaise, la Commission Justice & Paix a souhaité mettre en évidence cette distinction entre indépendance et décolonisation afin d’encourager les citoyens et citoyennes à continuer le travail individuel, collectif et sociétal de décolonisation. Nous vous encourageons à vous informer, à lire sur le sujet, à soutenir les organisations de la société civile et les militants et militantes et surtout à oser remettre en question les relations de pouvoir coloniales ; relations avec lesquelles nous avons, certes, tous et toutes grandi, mais qui sont fondamentalement déséquilibrées et entretiennent des représentations qui enferment certains êtres humains et membres de notre société dans une position d’altérité subordonnée.  

Emmanuel Tshimanga.


[1] Commission Spéciale Chargée d’examiner l’état Indépendant Du Congo et Le Passé Colonial de La Belgique Au Congo, Au Rwanda et Au Burundi, Ses Conséquences et Les Suites Qu’il Convient d’y Réserver : Rapport Des Experts.

[2]Mathys, Gillian, et al. Commission Spéciale Chargée d’examiner l’état Indépendant Du Congo et Le Passé Colonial de La Belgique Au Congo, Au Rwanda et Au Burundi, Ses Conséquences et Les Suites Qu’il Convient d’y Réserver : Rapport Des Experts. Chambre des Représentants de Belgique, 2021, p. 345.

[3] Lismond-mertes, Arnaud. « De la propagande coloniale ». Ensemble, n° 95, 2017.

[4]Mathys, Gillian, et al. Commission Spéciale Chargée d’examiner l’état Indépendant Du Congo et Le Passé Colonial de La Belgique Au Congo, Au Rwanda et Au Burundi, Ses Conséquences et Les Suites Qu’il Convient d’y Réserver : Rapport Des Experts. Chambre des Représentants de Belgique, 2021, p. 349.

[5]Mathys, Gillian, et al. Commission Spéciale Chargée d’examiner l’état Indépendant Du Congo et Le Passé Colonial de La Belgique Au Congo, Au Rwanda et Au Burundi, Ses Conséquences et Les Suites Qu’il Convient d’y Réserver : Rapport Des Experts. Chambre des Représentants de Belgique, 2021, p. 345.

[6] Ibid.

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