Fini l’impunité des grandes entreprises : l’UE les obligera à rendre des comptes

Le chemin fut long, mais on y est arrivé : la Commission européenne a enfin présenté le 23 février dernier une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises. Cela signifie que celles-ci seraient contraintes par cette loi à effectuer un travail de « diligence raisonnable » tout au long de leurs chaînes de valeur. C’en est fini du modus operandi classique des grandes entreprises transnationales qui, en cas de violations des droits humains et de l’environnement, se déchargeaient souvent sur leurs sous-traitants. Une autre tactique devient désormais caduque : celle qui vise pour l’entreprise remise en question à invoquer la complexité des chaînes de valeur mondiales et l’impossibilité de vérifier ce qui se passe à l’autre bout de cette chaîne, souvent de l’autre côté du monde.

Ce dispositif a pour ambition d’instaurer une approche transversale qui viserait, selon la Commission, à éviter la fragmentation du marché unique et l’harmonisation au niveau législatif en la matière. En effet, plusieurs initiatives législatives ont déjà vu le jour au niveau national, au sein de l’Union européenne, notamment avec la France qui a adopté une loi sur le devoir de vigilance en 2017. L’Allemagne et la Norvège, pays qui n’est pas membre de l’UE, lui ont également emboîté le pas en 2021.

Dans l’UE et en Belgique, des propositions sont sur la table pour légiférer sur la responsabilité des entreprises à l’égard de leurs chaînes de valeur afin de mettre fin aux violations des droits humains et de l’environnement. Mais des lacunes persistent…

Que prévoit la directive ?

Tout d’abord, elle obligerait les entreprises à exercer leur devoir de vigilance, c’est-à-dire à vérifier les potentiels risques de non-respect des droits humains et de l’environnement tout au long de leurs chaînes de valeur, en amont et en aval. Si de tels risques existent, il incombe aux entreprises de prendre toutes les mesures nécessaires pour les éviter, les éliminer ou au moins, les minimiser.

En ce qui concerne le champ d’application, la directive s’applique aux entreprises européennes ainsi qu’aux opérateurs étrangers qui sont actifs sur le marché européen dans le but d’éviter une concurrence déloyale. Plus précisément, cela concernerait les entreprises employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions d’euros. 12.000 entreprises seraient donc concernées par cette mesure. Des seuils plus bas sont fixés pour les secteurs considérés « à risque » par l’OCDE, notamment le textile, l’agriculture et les minerais. Plus exactement, il s’agirait des entreprises qui travaillent dans ces trois secteurs employant au moins 250 personnes et ayant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 40 millions d’euros. Selon les estimations, 4.800 sociétés seraient concernées. Avec ces balises et ces seuils ainsi fixés, les PME échappent au champ d’application de la directive.

Deux articles de cette directive méritent particulièrement d’être soulignés, car ils mettent en avant les responsabilités qui sont attribuées aux États et aux entreprises. L’article 5 de la proposition prévoit expressément l’obligation des États membres à veiller à ce que les entreprises mettent à jour leur politique de diligence raisonnable chaque année. L’article 6, quant à lui, stipule que les entreprises sont tenues d’élaborer et de mettre en œuvre un plan de prévention, assorti d’un calendrier d’action raisonnable et clairement défini, ainsi que des indicateurs qualitatifs et quantitatifs permettant de mesurer les améliorations concrètes.

Longtemps restées démunies face aux grandes entreprises, ce sont aujourd’hui les victimes qui auront la possibilité de demander réparation en cas de dommage et si leurs droits sont bafoués. Si une entreprise est accusée de violations en matière de droits humains et de l’environnement, elle devra prouver qu’elle s’est acquittée de son devoir de vigilance pour éviter de nuire et si ce n’est pas fait, cela jouerait en sa défaveur dans le cadre d’un procès. Les sociétés sont également obligées selon la directive, de mettre en place un dispositif pour permettre aux personnes affectées, aux syndicats et à la société civile d’émettre des « préoccupations étayées » pour dénoncer d’éventuels abus et demander réclamation. Enfin, l’article 9 prévoit explicitement que « Les États membres veillent à ce que les sociétés établissent une procédure pour traiter les plaintes, y compris une procédure lorsque la société considère que la plainte n’est pas fondée, et informent les travailleurs et les syndicats concernés de ces procédures ». Nous ne pouvons que nous réjouir – à ce stade – de ces avancées, qui visent à remettre les victimes et la société civile au centre du débat.

En ce qui concerne les contrôles, les entreprises devront rendre compte à une autorité nationale de supervision qui sera établie dans chaque État membre de l’UE et qui pourra donc sanctionner les entreprises qui ne respectent pas leurs obligations de vigilance. Cela peut prendre la forme de sanctions administratives ou d’amendes dont le montant sera fixé à l’échelle nationale en fonction du chiffre d’affaires annuel des entreprises visées. Une autorité de contrôle peut ouvrir une enquête de sa propre initiative ou à la suite de préoccupations fondées qui lui sont communiquées. Les sanctions prévues doivent être efficaces, proportionnées et dissuasives.

Enfin, les autorités nationales de supervision seront coordonnées au niveau européen par un « Réseau européen des autorités de surveillance » afin de garantir une application cohérente de la directive dans tous les États membres.

Malgré les avancées, des lacunes restent à combler

Malheureusement, cette directive est loin d’être parfaite et de nombreuses failles peuvent déjà être identifiées.

La proposition couvre d’une part, les grosses entreprises comptant plus de 500 employés réalisant un chiffre d’affaires supérieur ou égal à 150 millions d’euros et d’autre part, les entreprises de plus de 250 employés pour les secteurs à risque du textile, de l’agriculture et des minerais et qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 40 millions d’euros. Cela concerne moins de 1% des entreprises déroulant des activités dans l’Union européenne et laisse 99 % des entreprises de l’UE en dehors du champ d’application. Même dans les secteurs à haut risque, les PME sont exclues et cela pose également problème, car l’impact de leurs activités peut parfois nuire aux droits des communautés locales et à l’environnement. Ces seuils doivent être abaissés de manière significative pour que la directive ait l’impact recherché sur les droits humains et l’environnement.

L’initiative proposée encouragerait les relations commerciales à court terme. En effet, la proposition attend des entreprises qu’elles procèdent à un devoir de vigilance sur leurs propres opérations, leurs filiales, ainsi que les « entités avec lesquelles l’entreprise a une relation commerciale établie ». Cette dernière notion est définie comme étant « une relation directe ou indirecte qui est (censée être) durable et ne représente pas une partie négligeable ou simplement accessoire de la chaîne de valeur ». Autrement dit, les entreprises pourraient aisément s’affranchir du devoir de diligence en changeant fréquemment de fournisseur.

Du point de vue des sanctions également, la proposition ne donne pas d’indications sur le niveau des sanctions, mais invite simplement les États membres à prévoir des « sanctions pécuniaires efficaces, proportionnées et dissuasives ».

La directive laisse aux législateurs nationaux le soin de décider à qui incombe la « charge de la preuve » dans les cas où les victimes réclament justice. Il s’agit là d’un obstacle important à l’accès à la justice, qui doit être corrigé. Les victimes ne doivent pas avoir à prouver elles-mêmes que l’entreprise a été suffisamment vigilante. Bien au contraire, cela devrait être aux entreprises de prouver que leur conduite a été adéquate. S’ajoutent à cela les nombreux obstacles juridiques (coûts élevés, délais courts, accès limités aux preuves) qui empêchent les victimes d’engager des poursuites judiciaires à l’encontre des entreprises.

Enfin, les sociétés pourront également remplir leurs obligations de vigilance en insérant simplement certaines clauses dans leurs contrats avec les fournisseurs, se déchargeant ainsi de leur obligation de diligence raisonnable.

La Belgique et le devoir de vigilance : « oui, mais nee »

Le 22 avril 2021, le Parlement fédéral belge a voté en faveur de la prise en considération d’une proposition de loi sur un devoir de vigilance belge. C’est une avancée importante obtenue notamment grâce au plaidoyer de la société civile. Déposée par le PS, elle a été cosignée par Vooruit, Ecolo-Groen et le CD&V. Le 22 septembre 2021, ce projet de loi faisait l’objet de discussions en commission parlementaire. La Commission Justice et Paix a pris part activement à ce processus en participant avec d’autres acteurs de la société civile à la rédaction d’un Mémorandum pour exiger la mise en place d’une loi belge sur le devoir de vigilance. Des acteurs privés ont suivi la même voie, en signant une lettre officielle adressée au gouvernement pour demander que le respect des droits humains et de l’environnement soit ancré dans une loi belge contraignante.

Le projet de loi en discussion fait une distinction entre un devoir de vigilance qui impose aux entreprises établies en Belgique de mettre en place des « mécanismes qui permettent, continuellement, d’identifier, de prévenir, d’arrêter, de réduire au maximum et de remédier à toute violation potentielle et/ou effective des droits humains, des droits du travail et des normes environnementales tout au long de leurs chaînes de valeur ; cette obligation vaut également pour leurs filiales. » En outre, le projet de loi prévoit une obligation de réparation qui oblige les entreprises à réparer les dommages subis par les victimes du fait de précautions absentes ou insuffisantes.

Si le projet de loi est adopté, il y aura une obligation supplémentaire de reddition de comptes de la part de l’entreprise, avec un article crucial traitant de l’inversion de la charge de la preuve. Celle-ci signifierait qu’il ne revient plus à la victime de prouver le dommage, mais bien à l’entreprise de « prouver qu’elle a tout mis en place pour éviter des violations ».

Le projet de loi est en attente pour le moment, en raison des blocages au niveau de la coalition du gouvernement. En effet, les partis libéraux ont prétexté une éventuelle cacophonie législative entre les différents niveaux de pouvoir, national et européen. C’est la raison pour laquelle ils ont préféré attendre la directive européenne avant d’avancer au niveau national. C’est chose faite désormais, donc le Parlement fédéral a toutes les cartes en main pour reprendre les travaux sur la proposition de loi belge. Selon un sondage réalisé par CNCD-11.11.11 en octobre 2021, plus de 80% de Belges souhaiteraient que la Belgique se dote d’un cadre réglementaire ambitieux pour protéger les droits humains et l’environnement.

Le long chemin vers la…contrainte

Plusieurs initiatives volontaires qui encouragent – sans pour autant obliger – les entreprises à faire preuve de diligence raisonnable ont déjà vu le jour. Le Guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises adopté en 2018, ainsi que les Principes directeurs des Nations Unies pour les entreprises et les droits de l’Homme constituent aujourd’hui le cadre de référence mondial en matière de respect des droits humains, sociaux, et de l’environnement par les entreprises.

Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, adoptés à l’unanimité le 17 juin 2011 par le Conseil des droits de l’Homme, ont formalisé la notion de « diligence raisonnable » en la déclinant en trois types d’obligations qui incomberaient aux entreprises, au même titre qu’aux États. On parle notamment du triptyque « protéger – respecter – réparer » l’éventuel non-respect des droits humains en permettant l’accès à des voies de recours pour obtenir une réparation adéquate en cas de dommage. Malheureusement, ces deux instruments se limitent à poser un cadre principal et de bonne conduite. Les entreprises se font désirer pour présenter des résultats concrets en matière de respect des droits humains.

Selon un sondage réalisé par la Commission européenne en 2020, seulement 37% des entreprises ont mis en place des mécanismes de due diligence[1]. Une raison de plus pour justifier la nécessité des mesures contraignantes relatives au devoir de vigilance des entreprises.

Désormais, la balle est dans l’engrenage institutionnel européen qui verra la proposition législative faite par la Commission discutée et amendée au Parlement européen pour une adoption ultérieure par les gouvernements des États membres au sein du Conseil de l’UE. Il reste encore du chemin à parcourir et des améliorations à apporter au texte initial, mais la dynamique est lancée. 


[1] Commission européenne, Direction générale de la justice et des consommateurs, Torres-Cortés, F., Salinier, C., Deringer, H., et al., Study on due diligence requirements through the supply chain : final report, Publications Office, 2020, https://data.europa.eu/doi/10.2838/39830

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