“ Les femmes travaillent gratuitement à partir d’aujourd’hui » annoncent les journaux chaque année sans exception pour signaler les inégalités salariales entre femmes et hommes qui persistent en Europe.
Ce constat se fonde sur une date et une heure symboliques calculées depuis 2015 par la newsletter féministe Les Glorieuses à partir des données de l’Office européen de statistiques Eurostat. Si ces inégalités entre femmes et hommes sont hélas déjà bien connues, ce n’est pas pour autant qu’elles diminuent. Bien au contraire. L’écart s’est même creusé passant de 14,1% en 2019 à plus de 15% en 2020 et à 16,5% en 2021[1]. Dès 2004 l’historienne et professeure émérite à l’Université Libre de Bruxelles, Eliane Gubin, affirmait que « l’égalité salariale, inscrite dans toutes les grandes conventions internationales depuis la fin de la Première Guerre, n’est toujours pas appliquée ». Force est de constater que, 17 ans plus tard, le problème se pose encore.
Par égalité salariale il faut entendre « à travail égal, salaire égal ». Ce principe est pourtant consacré dans le traité de Rome de 1957 et dans chaque législation nationale européenne mais il semble se heurter perpétuellement à une réalité nettement plus complexe des femmes dans le monde du travail. Arrivées en dernière sur le marché de l’emploi, les femmes ont le plus souvent accès à des postes moins rémunérés comme à des emplois « atypiques » (horaires décalés, temps partiels, CDD, etc.). Et on sait bien que ce sont elles qui réduisent le plus souvent leurs activités afin de s’occuper des enfants, ce qui met bien entendu un frein à leur carrière face à leurs homologues masculins. De plus, les femmes prennent en charge plus des trois quarts du travail domestique dans les foyers, tel un second emploi non rémunéré. Cette « répartition des tâches » dans les couples hétérosexuels, par exemple, permet aux hommes de se concentrer non seulement sur leurs carrières mais aussi sur leurs loisirs. Tandis que 42% des femmes, dans le monde, ne peuvent pas prendre un travail rémunéré à cause de la charge de travail domestique qu’elles effectuent[2]. Une fois de plus, ces éléments ne sont pas nouveaux mais ils se sont accentués avec la crise du Covid-19, particulièrement lors du confinement.
Alors que les premières études paraissent en Europe concernant l’impact du confinement et de la pandémie sur le monde du travail, que nous apprend la crise du Covid-19 sur le recul des droits des femmes ?
Droits des femmes en temps de crise
“ N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question » avertissait Simone de Beauvoir. Les crises environnementales et sanitaires ne font pas exception.
Les crises sanitaires du SRAS, de Zika et d’Ébola ont joué un rôle important sur le renforcement des inégalités professionnelles entre femmes et hommes, rôle pourtant curieusement peu analysé : sur 29 000 articles publiés, 1% seulement étudient l’impact du genre dans les crises sanitaires[3]. Ces rares publications ont mis en évidence que les femmes, comme elles occupent majoritairement les métiers du soin et de la santé, sont en première ligne des crises sanitaires. Applaudies pour leur travail essentiel, ces femmes ont pourtant été sous-rémunérées, dévalorisées et, privées de toute protection sanitaire. En avril 2020, durant le premier confinement en Belgique, 61,9% des cas confirmés de Covid étaient des femmes contre 38,1% des hommes[4].
Julie Smith, chercheuse en politique de santé à l’Université Simon Fraser, a également pu démontrer que les « revenus des hommes reviennent plus rapidement à ce qu’ils étaient avant l’éclatement de la crise que les revenus des femmes »[5].
Les premières études sur la crise du Covid-19 prennent le soin d’expliquer qu’il est encore trop tôt pour faire un lien entre inégalités de genre et Covid. Pourtant, les effets de cette crise semblent d’ores et déjà suivre exactement la même trajectoire de ceux des précédentes pandémies. Dès mars 2020, quelques associations alertaient déjà sur les risques liés au confinement sur quatre points précis : vulnérabilité économique plus forte pour les femmes, risques accrus de violences domestiques, augmentation en Europe des stéréotypes liés au genre et difficulté d’accès aux soins.
Inégales face à l’emploi
Alessandra Mezzadri[6] expliquait dès avril 2020 que les médias se sont essentiellement focalisés sur les classes moyennes jonglant entre télétravail et école à la maison. Pour celles et ceux qui ont dû se soumettre au télétravail, de nouveaux risques ont émergé et ont été abondamment décrits : stress, perte de sens, impossibilité de se déconnecter du travail, épuisement émotionnel lié à la peur de la pandémie et de l’insécurité de l’emploi.
Si ces risques n’ont pas de genre, de nombreuses femmes ont signalé ne pas avoir d’espace à elles, de chambre à soi comme disait Virginia Woolf, pour effectuer leur travail. Rien qu’en France 42% des femmes ont dû télé-travailler dans une pièce partagée contre seulement 26% des hommes. Ce manque d’espace les rend plus vulnérables aux risques psychosociaux et particulièrement à l’épuisement professionnel.
Une grande majorité des femmes a en réalité tout simplement perdu son emploi[7]. Si la suppression de postes en raison de la crise semble avoir touché les femmes et les hommes de la même façon, la chercheuse et économiste Anne Boring[8], elle, nous fait remarquer qu’il n’est pas encore possible de savoir si chez bon nombre de femmes l’arrêt du travail n’est pas lié à d’autres réalités. Boring prend l’exemple de la fermeture des établissements scolaires pour expliquer que certaines femmes n’ont eu d’autre choix que d’arrêter leurs activités pour pouvoir s’occuper des enfants. Le calcul économique semble évident : si le conjoint gagne plus d’argent, il parait évidemment sensé pour les femmes d’abandonner le travail le moins rémunéré pour s’occuper des tâches domestiques et de l’école à domicile. Bien qu’à court terme ce choix soit judicieux, voire s’impose pour des couples aux revenus limités, c’est moins le cas lorsque cela concerne l’avancée professionnelle de la femme, ses possibilités d’évolution économique ainsi que hiérarchique.
Et ce choix ? A-t-il réellement été dicté uniquement par la raison économique ? Il semble qu’il soit tout également influencé par des valeurs déjà bien ancrées avant la crise sanitaire.
Les stéréotypes ont la vie dure
De nombreux pays européens ont profité du confinement pour effectuer divers sondages concernant l’évolution des valeurs et croyances pendant la période incertaine du confinement. En France, par exemple, l’European Values Studies expliquait en 2018 que 8% des hommes pensaient déjà que le « travail d’un homme, c’est de gagner de l’argent, celui d’une femme de s’occuper de la maison et de la famille ». La proportion d’hommes tenant ces propos a tout simplement doublé pendant la crise du Covid, passant à 16% pendant le confinement. La crise du Covid s’est traduite, entre autres, par une adhésion nettement accrue aux normes sociales sexistes et patriarcales alors même que ces valeurs n’avaient cessé de diminuer depuis une vingtaine d’années[9].
Certes, ces chiffres montrent que l’ensemble de la population européenne n’adhère pas à ces valeurs et n’y a pas plus adhéré pendant le confinement. Mais ces chiffres, qui mettent en évidence que le confinement suffit à doubler la proportion d’hommes qui peuvent exprimer que le rôle d’une femme est « de s’occuper de la maison et de la famille » n’en restent pas moins inquiétants. De plus, cela ne signifie pas que dans la pratique la charge des femmes n’a pas augmenté, par habitude ou par facilité. Par exemple en Belgique, avant même la crise sanitaire, les tâches ménagères étaient réalisées à 81% par des femmes contre seulement 33% par des hommes d’après l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes.
Comme l’affirme le sociologue français Jean-Claude Kaufmann “ certains enjeux majeurs de notre époque, telle l’égalité entre hommes et femmes, sont étroitement dépendants des gestes les plus simples ".
Le déconfinement et la réouverture des établissements scolaires ont pu soulager les femmes. Mais rien ne prouve que ces dernières aient retrouvé du travail, encore moins un travail correctement rémunéré, ni que les inégalités se soient résorbées dès que l’Europe a rouvert les espaces publics. D’autant que leur exposition aux risques psychosociaux (stress, épuisement professionnel et pourrait-on dire épuisement « domestique »…) a été, à la lumière de ce que nous avons déjà rapidement parcouru, supérieure à celle des hommes. Et d’autant que nous disposons actuellement d’études qui tendent à montrer des conséquences importantes liées à la crise sanitaire sur le plan de la santé mentale et psychologique. Le Conseil wallon de l’égalité entre hommes et femmes (CWEHF) avance que les conséquences des deux dernières années sont largement sous-estimées chez les femmes en matière de santé mentale et physique.
Afin de trouver des solutions durables, la première étape ne serait-elle pas de réaliser de véritables analyses genrées de la crise sanitaire que nous sommes en train de traverser ?
Étape fondamentale : le faible nombre d’études portant sur l’impact du genre lors des crises sanitaires précédentes devrait nous inciter cette fois à en mesurer l’importance. N’oublions pas que si la pandémie du coronavirus a impacté durablement nos sociétés, ce sont ces femmes qui étaient (et qui sont encore) en première ligne qui en sont les premières victimes invisibles.
Alice Auxenfants.
[1] Parlement Européen, Comprendre l’écart de rémunération entre hommes et femmes, 2020.
[2] Oxam International, Quand l’ultra-richesse prospère au détriment des plus pauvres et des femmes, janvier 2020.
[3] Lewis Helen, The Coronavirus is a disaster for feminism, The Atlantic, 19 mars 2020.
[4] Sur l’urgence d’apporter une réponse « Post-Covid-19 » sensible au genre, rapport du Conseil Wallon de l’Égalité entre Hommes et Femmes, avis n°74 du 20/07/2020.
[5] Lewis Helen, op. cit.
[6] A crisis like no other: social reproduction and the regeneration of capitalist life during the COVID…, Alessandra Mezzadri, 20 April 2020.
[7] Mezzadri, op. cit.
[8] Boring, A., Sénac, R., Dominguez, M., Mercat-Bruns, M. & Périvier, H. (2020). La crise sanitaire et les inégalités entre les sexes en France. Dans : Marc Lazar éd., Le monde d’aujourd’hui : Les sciences sociales au temps de la Covid (pp. 117-131). Paris : Presses de Sciences Po. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/scpo.lazar.2020.01.0117″
[9] Ibid.