Fuyant la guerre, des milliers d’Érythréen·ne·s traversent la Méditerranée et rejoignent la Belgique dans l’espoir d’une vie meilleure. Derrière ces récits souvent invisibilisés se cache l’un des conflits les plus meurtriers du continent africain.

Crédit : English Pen
Aux origines politiques et économiques d’un conflit fratricide
Nous sommes le 6 mai 1998 lorsqu’éclate la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Les deux nations partagent une histoire commune et des intérêts économiques communs. Pour comprendre les raisons de cette guerre surnommée le Verdun africain en raison des 100 000 à 300 000 morts selon les estimations, il faut analyser ses dimensions politiques et économiques.
La dimension politique
L’Érythrée était anciennement rattachée au grand Empire éthiopien. La chute du dictateur Mengistu en 1991 a accéléré sa marche vers l’indépendance. En effet, l’alliance des deux mouvements rebelles : le Front Populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) et le Front de libération du peuple du Tigré (FPLT) viendra à bout du dictateur. L’indépendance de l’Érythrée est proclamée le 24 mai 1993. La paix relative qui suivit fut marquée par des tensions frontalières : en plus des nombreuses incursions militaires de part et d’autre, c’est un litige concernant le village de Badmé, situé sur le tracé séparant les deux nations, qui mettra le feu aux poudres en mai 1998. Cette guerre fratricide alliant propagande nationale et jeux d’alliances régionales va enflammer la corne de l’Afrique déjà considérée par beaucoup, comme la région la plus instable du continent.
La dimension économique
Depuis son indépendance, l’Érythrée a limité l’accès direct de l’Éthiopie à la mer Rouge. Cette situation crée une tension économique autour du commerce et des transports. Ainsi, les désaccords sur les mouvements des biens et des personnes vont servir de prétexte à la guerre. Par la suite, une paix relative, imposée par les Nations-Unies via les accords d’Alger en 2000, se fera sous des conditions plus ou moins acceptables pour les deux nations. Ce n’est qu’en 2018 que les deux pays ont signé un accord de paix historique, mettant officiellement fin à l’état de guerre.
Cependant, des tensions ont resurgi en 2021, ravivées par le conflit au Tigré. L’Érythrée a été impliquée dans ce conflit en soutenant le gouvernement éthiopien contre le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Bien que la guerre au Tigré ait officiellement pris fin en 2022 avec l’accord de Pretoria, des tensions subsistent, notamment en raison de la présence continue de troupes érythréennes en Éthiopie et de différends concernant l’accès de l’Éthiopie à la mer Rouge.
Les conséquences de cette guerre se répercuteront en Europe du fait de l’important flux migratoire que cela va engendrer depuis la corne de l’Afrique. En 2024, le CGRA[1] a enregistré environ 2 396 demandes d’asile de ressortissant·e·s érythréen·ne·s, plaçant l’Érythrée parmi les cinq premières nationalités représentées en Belgique. Pourtant, leur situation reste largement invisible dans le débat public et médiatique belge.
Les causes d’une très faible couverture médiatique
Dans le cas du conflit érythréo-éthiopien, comme pour beaucoup d’autres conflits, la couverture médiatique occidentale est traditionnellement faible. Le constat est malheureusement récurrent : de nombreux conflits durent des années, parfois des décennies, mais finissent par être négligés, voire oubliés par l’opinion publique. Pour comprendre ce phénomène, il est essentiel d’en identifier les causes, et nous allons ici nous concentrer sur une dimension centrale : l’image médiatique de l’Afrique.
Les rédactions internationales couvrent souvent le continent africain selon des schémas narratifs récurrents : pauvreté, crise humanitaire, conflits, corruption. Ces cadres, appelés poverty porn simplifient la complexité de la réalité africaine en récits répétitifs où les personnes apparaissent anonymes et interchangeables. Ces « packages » narratifs sont utilisés parce qu’ils sont rapidement identifiables et émotionnellement frappants pour un public occidental[2].
Cette simplification se manifeste également dans les choix visuels. Les médias montrent fréquemment des images de groupes, de campements ou de files de victimes, plutôt que des portraits individualisés. Or, la recherche montre que la représentation en masse favorise la déshumanisation et modifie la perception de l’événement par le public : il devient moins un récit humain singulier qu’une menace, une vague de migration ou une charge humanitaire abstraite[3]. Autrement dit, le simple choix de l’image influence l’empathie et les réactions politiques ou individuelles.
Cette tendance est renforcée par les impératifs économiques des médias et des ONG. Les formats faciles, les images choquantes et les récits courts sont privilégiés car ils génèrent plus de clics, de visibilité et de dons.
Enfin, la répétition constante de ce type de récit produit un effet de banalisation. Quand le public est habitué à entendre « Afrique = misère », il devient moins réceptif aux histoires nuancées et plus complexes. Les décideur·euses politiques et les médias perçoivent certains événements comme routiniers, et la pression diplomatique ou médiatique s’en trouve diminuée. Chimamanda Ngozi Adichie a théorisé ce phénomène sous l’étiquette de “danger of a single story” : la répétition d’un récit unique finit par créer des stéréotypes persistants et réducteurs.
La manière dont les médias occidentaux représentent la Corne de l’Afrique, et plus largement le continent africain, influence profondément notre perception des conflits. Ces récits stéréotypés, faits de pauvreté et de guerre, finissent par anesthésier notre empathie et nourrissent une invisibilité collective.
Lorsque les souffrances deviennent des images familières, la distance s’installe. Le conflit érythréo-éthiopien, pourtant d’une gravité majeure, illustre cette mécanique de l’oubli : faute d’un récit humain et incarné, il disparaît peu à peu du champ de l’attention publique.
Cependant, il est important de souligner que cette représentation médiatique n’est pas uniforme. À côté des grands médias internationaux, des journalistes indépendants et des médias alternatifs s’efforcent de proposer des récits plus nuancés, ancrés dans la réalité quotidienne des populations africaines. Parmi eux, Abraham T. Zere, journaliste et écrivain érythréen exilé aux États-Unis, illustre cette résistance médiatique. Fondateur de PEN Érythrée, une section de PEN International dédiée à la défense de la liberté d’expression et de la littérature, il s’attache à fournir des informations vérifiées et contextualisées afin de contrer la propagande du régime érythréen. Par ses publications et ses collaborations avec des médias indépendants, Zere cherche à redonner une voix à celles et ceux que la censure réduit au silence. Son travail contribue ainsi à réhumaniser les populations de la Corne de l’Afrique et à sensibiliser le public international à la complexité de leur vécu. Il montre qu’il est possible de dépasser la distance géographique et les stéréotypes médiatiques lorsque l’information est traitée avec rigueur et humanité.
Mais l’effort ne peut reposer sur les seuls journalistes. Il appelle aussi une responsabilité citoyenne. C’est dans cette continuité qu’émerge la question de la solidarité collective face à l’invisibilité.
Solidarité collective face à l’invisibilité
Apprendre à entendre le silence, c’est refuser qu’il devienne une norme.
L’Érythrée demeure l’un des États les plus fermés au monde : journalistes, ONG et observateur·ices internationaux•ales y sont presque totalement absent·es. Ce manque d’informations ne se comble qu’au prix de prudence et d’esprit critique face à la désinformation.
Les principales sources disponibles proviennent d’organisations comme Amnesty International, Human Rights Watch Or International Crisis Group, qui documentent les violations des droits humains et la répression politique. Cependant, au-delà des rapports institutionnels, il importe d’interroger nos propres réflexes d’attention : rechercher les témoignages, confronter les sources, conserver la mémoire.
Derrière chaque personne éthiopienne ou érythréenne vivant en Belgique se trouve un parcours marqué par la guerre, l’exil, et souvent, l’indifférence. Ces histoires, rarement entendues, laissent des traces profondes dans les corps et la mémoire collective. En tant que citoyen·nes, il nous appartient de comprendre ces trajectoires. L’invisibilité du conflit érythréo-éthiopien n’est pas inéluctable. Face au silence médiatique et à la crise de l’accueil, briser l’indifférence constitue à la fois un acte de lucidité and an forme de solidarité.
L’engagement reste possible à l’échelle locale. En Belgique, plusieurs structures apportent un soutien concret aux personnes en exil, telles que le Hub humanitaire de Bruxelles, THE hébergements citoyensde la Plateforme de soutien aux réfugié·es, ou encore les centres d’accueil de la Croix-Rouge. Ces initiatives contribuent à restaurer la dignité and the visibilité de celles et ceux laissés en marge.
Reconnaître cette invisibilité constitue un premier pas vers davantage de justice sociale.
Interpeller nos représentant·es, écrire, signer, voter en conscience : ces gestes, simples en apparence, contribuent à renforcer la cohérence de l’action publique et à maintenir la question dans l’espace démocratique.
Rompre le silence ne revient pas seulement à informer, mais à assumer une responsabilité collective : ne pas détourner le regard, relier nos réalités à celles d’autrui, et refuser que certaines vies soient jugées moins dignes d’attention que d’autres.
La paix ne se décrète pas : elle se construit. Dans les mots que l’on choisit, les récits que l’on transmet et les engagements que l’on prend.
Elle commence peut-être ici : dans la volonté de voir ce qui, trop souvent, demeure dans l’ombre.
Victorine Bellaiche & Philippe Kamitatu Etsu.
[1] Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides
[2] Comment le journalisme occidental parle de l’Afrique ?,Johanna Mack, 2019.
[3] Olier, J.S., Spadavecchia, C. Stereotypes, disproportions, and power asymmetries in the visual portrayal of migrants in ten countries: an interdisciplinary AI-based approach. Humanit Soc Sci Commun 9, 410 (2022).

