Adoptée en 2024, la directive sur le devoir de vigilance devait renforcer la responsabilité des entreprises européennes. À peine un an plus tard, le paquet Omnibus I en affaiblit les piliers, révélant une priorité politique donnée à la compétitivité au détriment des droits humains et de l’environnement.

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L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013, où plus de 1 100 ouvriers et ouvrières ont perdu la vie dans des ateliers produisant des vêtements pour des marques vendues en Europe, reste un symbole tragique de l’absence de vigilance dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Aujourd’hui, les mêmes problèmes persistent avec des entreprises comme la célèbre marque de fast fashion Shein, qui inondent le marché européen de produits fabriqués dans des conditions ne respectant pas les standards européens et sans transparence suffisante sur les risques de violations des droits humains[1]. Ces exemples illustrent l’importance d’une réglementation ferme sur le devoir de vigilance des entreprises.
CSDDD et Omnibus I : genèse d’un compromis controversé
Le devoir de vigilance est une obligation légale qui impose aux entreprises de prévenir, identifier et réduire les risques de violations des droits humains et de dommages environnementaux liés à leurs activités et à celles de leurs partenaires commerciaux, sur l’ensemble de la chaîne de valeur[2]. Concrètement, cela signifie que lorsqu’une entreprise produit un bien, elle est responsable du respect des conditions sociales et environnementales à chaque étape de la chaîne de valeur, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la mise à disposition du produit dans le magasin.
Après deux années de négociations, en 2024, l’Union européenne adoptait enfin la directive sur le devoir de vigilance des entreprises (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – CSDDD), présentée comme une avancée pour la protection des droits humains et de l’environnement dans les chaînes de valeur mondiales. Cette directive inscrivait dans le droit européen des principes déjà reconnus au niveau international, notamment les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains And les lignes directrices de l’OCDE. Elle reposait sur une approche centrale : une diligence fondée sur les risques, couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur, intégrant la consultation des parties prenantes et des mécanismes de responsabilité civile.
Les États membres devaient transposer cette directive dans leur droit national pour l’été 2026, mais le processus a été interrompu début 2025 lorsque la Commission européenne a présenté un nouveau texte dans le cadre du paquet législatif Omnibus I, officiellement destiné à réduire la charge administrative pesant sur les entreprises européennes et à renforcer leur compétitivité dans un contexte économique et géopolitique tendu. Cette proposition a ouvert des négociations entre le Parlement européen et les États membres, conclues par un accord politique entériné par le Parlement en décembre 2025. Il doit maintenant être formellement approuvé par le Conseil en début d’année prochaine et transposé par les États membres en juillet 2028.
Ce compromis constitue un précédent politique majeur et extrêmement préoccupant :
pour la première fois, une législation européenne de diligence raisonnable adoptée est substantiellement vidée de sa substance au nom de la « simplification ». En outre, la Médiatrice européenne a relevé des irrégularités administratives dans l’élaboration d’Omnibus I, notamment la précipitation du processus, l’absence d’évaluation d’impact et la marginalisation des organisations de la société civile. Malgré ces constats, l’accord final s’est inscrit dans un climat de fortes pressions politiques et économiques, notamment venant des États-Unis et de certaines multinationales actives sur le marché européen dans les secteurs énergétiques et technologiques[3].
Des reculs juridiques clairs par rapport à la CSDDD
L’accord sur Omnibus I ne se limite pas à une simplification technique ; il modifie en profondeur l’équilibre du texte initial et affaiblit plusieurs piliers essentiels du devoir de vigilance.
Premièrement, le périmètre du devoir de vigilance est restreint. Alors que la directive CSDDD adoptée en 2024 imposait une vigilance fondée sur les risques couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur, Omnibus I limite largement les obligations aux partenaires commerciaux directs. Or, les violations les plus graves surviennent souvent en amont des chaînes d’approvisionnement, c’est-à-dire chez des fournisseurs ou sous-traitants situés dans d’autres pays, avec lesquels les entreprises européennes n’ont pas de contrat direct. Même sans lien contractuel, ces entreprises exercent une influence économique importante, par exemple en fixant les volumes de commandes ou les prix. Elles ont donc la responsabilité de s’assurer que ces acteurs respectent les droits humains et l’environnement.
Deuxièmement, le champ d’application de la directive est fortement réduit. Avec Omnibus I, seules les entreprises employant au moins 5 000 travailleurs et réalisant un chiffre d’affaires net d’au moins 1,5 milliard d’euros seraient concernées. Cette augmentation des seuils exclut une grande partie des entreprises actives sur le marché européen, y compris de nombreuses entreprises de taille intermédiaire opérant dans des secteurs à fort impact social et environnemental. Résultat : la directive ne s’appliquerait plus qu’à un nombre très limité d’entreprises, réduisant fortement son efficacité globale.
Troisièmement, le rôle de la société civile et des communautés affectées est marginalisé. La CSDDD reconnaissait leur rôle central dans l’identification, la prévention et le suivi des risques. Omnibus I affaiblit ces obligations, alors même que ces acteurs sont souvent les seuls à pouvoir documenter les violations sur le terrain et à représenter des communautés confrontées à de forts déséquilibres de pouvoir face aux entreprises.
Quatrièmement, l’accès à la justice est fragilisé. L’affaiblissement des mécanismes de responsabilité civile et la réduction des possibilités de recours compliquent considérablement l’accès à la justice pour les victimes. Pour les communautés affectées en dehors de l’Union européenne, ces obstacles constituent dans les faits une remise en cause du droit à un recours effectif, pourtant garanti par le droit international des droits humains.
Finally, la dimension climatique du devoir de vigilance est vidée de sa substance. Alors que la CSDDD obligeait les grandes entreprises à adopter et mettre en œuvre des plans de transition climatique, Omnibus I supprime ces obligations. Cette suppression prive la directive d’un levier essentiel pour aligner les pratiques des entreprises sur les objectifs climatiques de l’Union européenne.
Pris ensemble, ces reculs traduisent un message politique clair : la compétitivité économique et les intérêts des grandes entreprises sont désormais priorisés au détriment des droits humains, de la protection de l’environnement et des engagements climatiques de l’Union européenne.
Le secteur minier, révélateur des conséquences concrètes
Le secteur minier illustre de manière particulièrement parlante les effets de cet affaiblissement du devoir de vigilance. La transition énergétique européenne repose sur un accès accru à des minerais dits critiques, extraits dans des contextes marqués par des risques élevés de violations des droits humains et de l’environnement : déplacements forcés de populations, pollution durable des sols et des eaux, travail des enfants, atteintes aux droits des peuples autochtones et violences à l’encontre des défenseur·ses de l’environnement.
Dans ce secteur, les chaînes d’approvisionnement sont complexes, fragmentées et caractérisées par une multiplication d’intermédiaires. Limiter la diligence raisonnable aux fournisseurs directs revient, dans les faits, à ignorer l’essentiel des risques réels. De nombreuses violations surviennent en amont, dans des zones où la capacité des communautés à faire valoir leurs droits est extrêmement limitée[4].
La réduction des exigences de consultation prive également les populations affectées d’un levier essentiel pour faire entendre leur voix, alors qu’elles subissent directement les conséquences sociales et environnementales des projets miniers. Enfin, l’affaiblissement des mécanismes de responsabilité rend l’accès à la justice particulièrement difficile pour ces communautés, renforçant un sentiment d’impunité déjà largement présent dans le secteur extractif.
Transposition nationale : un levier décisif
Face à cette évolution, la responsabilité ne saurait se limiter au niveau européen. La phase de transposition nationale constitue désormais un levier politique décisif. Les États membres doivent utiliser pleinement leur marge de manœuvre pour préserver une diligence fondée sur les risques, garantir un accès effectif à la justice pour les victimes et maintenir des standards élevés de protection des droits humains et de l’environnement, en particulier dans les secteurs à haut risque comme l’exploitation minière.
Sur la scène européenne, la Belgique n’a pas simplement suivi la majorité. Elle s’est abstenue lors des discussions entre États membres sur la position générale relative au paquet Omnibus I, marquant ses réserves face aux reculs proposés sur le devoir de vigilance. Par ailleurs, le ministre des Affaires étrangères a reconnu au Parlement que plusieurs modifications apportées au paquet Omnibus I risquent de vider la directive de sa substance, en affaiblissant les obligations des entreprises et la capacité réelle du devoir de vigilance à prévenir les violations des droits humains et de l’environnement[5].
La Belgique doit désormais traduire ces réserves politiques en actes concrets. Cela implique d’aller au-delà des exigences minimales de la directive, en assurant une transposition ambitieuse avec maintien d’une vigilance couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur, mécanismes de responsabilité civile effectifs, réintroduction d’obligations climatiques contraignantes, notamment en matière de plans de transition, et reconnaissance du rôle central de la société civile et des communautés affectées.
L’enjeu est fondamental : la transition écologique et économique ne peut se faire au prix des droits humains. Le devoir de vigilance n'est ni un fardeau administratif ni un frein au développement, mais une condition indispensable d'une économie juste, durable et au service de la dignité humaine. Il permet aussi au secteur industriel de disposer de règles claires sur le long terme, favorisant des investissements responsables et stables ; à l’inverse, les va-et-vient législatifs réent de l’incertitude et freinent le développement stable du secteur.
Mais quel impact concret cela peut-il avoir pour nous, citoyens en Belgique ? Chaque produit que nous achetons, de l’électronique aux vêtements, est lié à des chaînes où droits humains et environnement peuvent être violés. Une transposition ambitieuse garantirait que nos achats respectent ces standards, et nous pouvons agir en choisissant des produits responsables, en soutenant des labels durables et en interpellant entreprises et pouvoirs publics pour faire respecter le devoir de vigilance.
Clara Gobbe.
[1] Business & Human Rights Resource Centre, “Shein, ultra‑fast fashion and forced labour risks: Key issues for investors”, 2024, montrant que Shein présente des pratiques de chaîne d’approvisionnement particulièrement risquées et des niveaux de transparence très faibles par rapport aux standards de diligence raisonnable attendus.
[2] Une chaîne de valeur englobe l’ensemble des activités, ressources et relations qu’une entreprise mobilise pour créer ses produits ou services, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la commercialisation finale, en passant par la conception, la fabrication, le transport et la distribution. Elle inclut tous les acteurs impliqués (fournisseurs directs, sous-traitants, partenaires commerciaux) ainsi que les impacts associés à chaque étape, notamment sur les droits humains, les conditions de travail et l’environnement.
[3] SOMO et autres ONG, rapports sur les pressions politiques et économiques américaines, 2025.
[4] Amnesty International, Recharge for rights: Ranking the human rights due diligence reporting of leading electric vehicle makers, 2024.
[5] Chambre des représentants de Belgique, Commission des Relations extérieures, réponse du Ministre des Affaires étrangères Maxime Prévot à une question parlementaire (Lacroix, PS), séance du 17 juin 2025, compte rendu intégral, p. 79 et suiv.

