Quand on parle de questions liées à l’environnement et à la consommation, le terme « ressources naturelles » vient rapidement en tête. Mais ce terme a des connotations de « stock » où les êtres humains viendraient puiser à l’infini. Ne serait-il pas temps de faire évoluer les mots que nous employons pour désigner les matières premières nécessaires à nos sociétés vers « biens communs », terme qui met en lumière la solidarité, « l’agir commun » et la construction démocratique nécessaire à la gestion de ces matières premières ?
Notre organisation travaille depuis plusieurs années sur les questions liées à l’environnement et aux ressources naturelles. Notre expérience nous amène à décliner ces thématiques en différentes problématiques : liens entre exploitation des ressources naturelles, conflits sociaux et armés ; responsabilité des entreprises ; consommation dans des pays comme la Belgique, entre autres. Ces questions sont interconnectées et résonnent singulièrement dans notre actualité.
Plus que jamais, nos sociétés sont dépendantes des ressources naturelles. Nos habitations, nos vêtements, nos transports, nos modes de communication numérique… Tout cela est construit à partir de ressources naturelles. Certains pays disposent de grandes richesses (parfois potentielles) en termes de ressources naturelles, des pays aussi divers que la Chine, le Canada, le Brésil ou la République démocratique du Congo. Les ressources naturelles sont très présentes sur les marchés mondiaux : certains pays en importent beaucoup, comme les pays européens, qui sont très dépendants des importations en matières premières.
D’autres pays, notamment des pays « du Sud », sont fortement dépendants économiquement des exportations de ces matières premières. En 2018, les trois plus gros exportateurs de ressources naturelles (en termes de pourcentage de leur PIB) étaient le Congo, la Mongolie et la Lybie [1]Ces chiffres sont établis sur base des exportations déclarées, et ne tiennent pas compte des exportations illégales, qui peuvent représenter des volumes colossaux. Par exemple, l’ONU estimait … Continuer la lecture .
Historiquement, la consommation des ressources naturelles – et, corolairement, son commerce – n’a jamais été aussi important sur la planète [2]Prenons comme seul exemple le sable : 40 milliards de tonnes de sable seraient extraites chaque année rien que pour le secteur de la construction. Programmes des Nations-Unies pour … Continuer la lecture . Cette exploitation amène son lot de conséquences désastreuses, tant au niveau des conflits sociaux et armés que sur l’environnement Pour ces aspects, voir : Groupe interagences des Nations Unies pour les actions préventives, Guide pratique pour la prévention et la gestion des conflits liés à la terre et aux ressources naturelles. Introduction et vue d’ensemble, 2012. Pour les impacts environnementaux de l’extractivisme, voir à titre d’exemple : Claire Mathot (Commission Justice et Paix), Ressources limitées, conflits interminables ?, 2020. … Il devient de plus en plus évident que nous n’éviterons une catastrophe environnementale globale et n’atténuerons les conflits liés à l’exploitation des ressources naturelles qu’en réduisant drastiquement notre consommation de ressources au niveau mondial. Avoir conscience des conséquences de l’exploitation des ressources naturelles est un premier élément dans cette direction. Un autre élément pourrait-il être un changement de récit dans l’économie néolibérale ? Devrait on questionner notre discours, notre « narratif » autour de ces questions ? Et si, au lieu de parler de « ressources naturelles », on parlait « biens communs » ?
Jusqu’à présent, la Commission Justice et Paix définit les ressources naturelles [3]Terme qui est adopté par la majorité des ONG et des organisations de la société civile qui traitent de ces questions. comme les « les matières premières nécessaires aux besoins des activités humaines qui ont une valeur marchande sous leur forme brute ou peu transformée ». Ce concept est toujours le premier à être pointé quand nous entamons une intervention qui a trait à l’exploitation d’une ou plusieurs matières premières. Nous parlons de ressources naturelles pour toute matière première animale, végétale, minérale, organique fossile… La distinction qui est souvent faite en géopolitique est la suivante : on classe les matières premières entre énergétique et non-énergétique ; ainsi qu’en renouvelable et non-renouvelable.
Il est important de savoir que ces « matières premières » sont désignées par différents termes selon la réalité dont on parle. Quand une ressource naturelle est échangée sur un marché, il n’est pas rare d’entendre parler de commodities ou produits. Cela désigne une vision mercantile et financière de la ressource. Dans le secteur industriel – puisque les ressources naturelles sont les bases matérielles de tous nos biens et services – on parle volontiers de raw materials, ou matières premières (ou matières brutes, littéralement). L’appellation utilisée à l’heure actuelle par la Commission Justice et Paix « ressources naturelles » en appelle à une vision socio-environnementale et à un ancrage territorial. Nous insistons par là sur le fait que des personnes vivent sur les territoires concernés par l’exploitation des ressources naturelles, et que les conséquences désastreuses d’une exploitation irréfléchie les concernent avant tout, provoquant des conflits environnementaux, sociaux et même armés.
Mais ce terme, avec ses connotations attenantes, ne serait-il pas dépassé ? Cette dénomination reflète une vision où la nature est avant tout une ressource, et où le milieu naturel est nettement séparé de l’être humain [4] Pour les différentes critiques appliquées à ce terme, lire : Jorge Daniel Ivars, ¿Recursos naturales o bienes comunes naturales? Algunas reflexiones, 2013.. Cette sémantique a des implications car, insistons là-dessus, les mots ont du sens. Celle-ci laisse rayonner l’image d’une nature « ressource », « à disposition de … », au sein de laquelle un stock infini de ressources serait à disposition des êtres humains. On assiste, ces dernières années, à des remises en question de la place de l’être humain dans le vivant, de Vandana Shiva à Pablo Servigne. Serait-il donc pertinent de changer de vocabulaire, afin de changer nos conceptions ?
On le sait suffisamment, à présent, les mots façonnent le monde. Pierre Bourdieu, en son temps, avait critiqué l’étude de la linguistique en tant qu’objet « autonome » : le langage est issu de certaines personnes, cultures, classes… Il ne s’agit pas d’un objet déconnecté du réel, d’un « fait objectif », comme on pourrait dire que 1 + 1 = 2. Les échanges linguistiques démontrent, en effet, les relations de pouvoir entre êtres humains [5]Pour les idées de Bourdieu sur le langage : Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, 2001..
De manière plus concrète, si nous voulons influencer la consommation (c’est-à-dire, l’économie) de matières premières, commencer par changer le langage que l’on utilise pour en parler peut être une idée réellement porteuse. Quentin Mortier mentionne que, pour parvenir à changer l’économie, nous disposons de trois leviers: la pensée économique, les pratiques économiques et le langage économique. Ces éléments sont reliés par les « récits économiques », qui « jouent un rôle en amont et en aval de tout changement » [6]Mortier Quentin, Le pouvoir des mots : « les (biens) communs », Saw-B, 2013., car ces récits sont manipulés par tou·te.s dans les médias, les débats politiques, les entreprises, les débats de société…
Alors, changer de mot, soit. Mais quel vocabulaire adopter pour désigner les ressources naturelles ? Quelles idées chercherons-nous à faire transparaître derrière cette nouvelle appellation ?
Ces dix dernières années, les mots « communs » et « biens communs » se sont retrouvés dans beaucoup de discours et de pratiques, au point qu’il est parfois désormais difficile de savoir à quoi il s’applique, et comment. Le terme « bien commun » peut être utilisé au singulier dans une acception morale/philosophique [7]Mortier Quentin, Le pouvoir des mots : « les (biens) communs », Saw-B, 2013 ; Valeria Lucera, Les communs : entre débat théorique et pratiques, Démocratie, 2020.. Ce terme a aussi des acceptions économiques et juridiques (depuis le droit romain, le droit au Moyen-Âge, et jusqu’à nous [8]Idem.). Dans une perspective économique « classique », on caractérise les « biens communs » par leur non-rivalité (c’est-à-dire que leur usage n’entraine pas la diminution de la quantité disponible pour les autres usagers) et leur non-exclusion (il est impossible d’exclure quelqu’un de leur usage). On les oppose aux biens publics, aux biens de club ou aux biens privés [9]Pour une meilleure compréhension de ces concepts, voir l’analyse de Justice et Paix : Laure Malchair, Commission Justice et Paix, Biens communs : changeons notre axe de valeur, 2017..
Plus particulièrement, la notion de « biens communs » a été longtemps appliquée aux ressources naturelles à travers ce prisme économique. Deux pistes majeures ont été explorées pour lier ressources naturelles et biens communs.
La piste qui a longtemps prévalu, jusqu’aux années 2000, à la faveur des mouvements de (re)privatisation et de (néo)libéralisation de l’économie, a été celle amenée par Garrett Hardin dans son article La tragédie des communs (1968). Selon ce biologiste, mettre une ressource (il prend l’exemple d’une prairie dans son article) en libre-accès pour tout le monde conduirait à la surexploitation de cette ressource, car tout le monde souhaiterait en profiter au maximum et (forcément) au moindre coût. Cette conception des ressources naturelles comme « biens communs » était forcément peu souhaitable, et a mené à considérer dans les années à venir que la gestion privée (par l’état ou par un acteur privé) d’une ressource était économiquement et rationnellement la meilleure solution [10]Garrett Hardin, La tragédie des communs, 1968..
Cependant, Elinor Ostrom publie en 1990 un ouvrage, La gouvernance des biens communs, qui change fondamentalement cette vision des « biens communs ». La nouveauté est qu’elle ne s’attarde plus sur la nature de la ressource, mais bien sur son mode de gestion par une communauté. La question de l’auto-gestion est ici importante. Elinor Ostrom montre que le bien commun provient du mode d’(auto-)organisation d’une communauté. C’est à travers les règles définies collectivement par la communauté et acceptées par toutes et tous que se trouve le cœur du bien commun. Ces règles prévoient – entre autres – des accès et des limites d’accès clairement définis, des mécanismes de résolution de conflits et une échelle de sanction graduelle [11]Elinor Ostrom, La gouvernance des biens communs, 1990.. Définir les matières premières non-plus en partant de leur nature, mais en se focalisant sur l’usage qui en est fait, et leur gestion (en commun), pourquoi pas ? On ne parle plus uniquement de « prélever » dans un stock, mais de gérer et, surtout, de co-gérer !
Cette autre conception des « matières premières » peut être mise en avant à travers l’appellation « biens communs ». Voici, en quelques mots, pourquoi il pourrait être intéressant d’adopter ce terme :
- Comme esquissé ci-dessus, le terme « bien commun » intègre la dimension d’institution du commun, c’est-à-dire l’agir collectif et l’auto-gestion. Cela désigne donc de manière intrinsèque la co-activité de rendre les choses communes. On évoque aussi la dimension de démocratie participative nécessaire à la mise en œuvre de cette gestion [12]Valeria Lucera, Les communs : entre débat théorique et pratiques, Démocratie, 2020.. Cette gestion peut être imaginée au niveau d’une entité communale, comme à Naples où, dès 2011, les citoyen·ne.s se sont mobilisé·e·s pour faire de l’eau un « bien commun » [13]Idem.. Elle peut également être mise en œuvre au niveau d’une entreprise, comme c’est le cas de la SOTRAMI au Pérou, mine coopérative et plus grande mine productrice d’or « équitable » au monde ! [14]Commission Justice et Paix, De l’or à tout prix. Quand la ruée vers les ressources empoisonne les paysans du Pérou, 2016.
- L’exemple de la SOTRAMI, et le fait que la question de la gestion soit priorisée la question de la nature de la matière première, peut également mettre l’accent sur le fait que les « biens communs » ne doivent pas uniquement être les matières premières dites vitales (comme l’eau) mais qu’il pourrait s’agir de ressources stratégiques à l’heure actuelle (comme le sable ou les minerais), ou d’objets qui ne sont pas à l’heure actuelle désignés en tant que « ressources naturelles », comme l’oxygène, la couche d’ozone, les glaciers, les écosystèmes, etc.
- La notion de « commun » rappelle également (sans doute davantage que la notion de « ressource naturelle ») le lien de dépendance qui lie les êtres humains aux matières premières ; mais également les pays du « Nord » (majoritairement consommateurs de matières premières) et les pays du « Sud » (producteurs de matières premières). On peut aussi penser à un lien de solidarité entre générations, puisque les générations futures vont dépendre de ce que les générations présentes leur laissent.
- Enfin, soulignons que le passage de « ressources naturelles » à « biens communs », implique une dimension de responsabilité, y compris dans les dégâts environnementaux importants causés par l’exploitation de certaines ressources ! Cette notion va de pair avec un besoin de diligence responsable des entreprises.
Une limite notée par différent·e·s auteur·trice·s est la difficulté d’appliquer le principe des « biens communs » à des matières premières qui doivent être gérées à une échelle qui dépasse les communautés. Comment, en effet, nouer des alliances à une échelle nationale, régionale ou mondiale pour que les « biens communs » soient respectés comme tels par des grandes multinationales ou des états qui favorisent les politiques économiques néolibérales [15]Valeria Lucera, Les communs : entre débat théorique et pratiques, Démocratie, 2020.? Jorge Daniel Ivars affirme que, si on considère le nouveau terme, « biens communs », il sera nécessaire d’attribuer à ce nouvel « objet du langage » un nouveau statut juridique [16]Jorge Daniel Ivars, ¿Recursos naturales o bienes comunes naturales? Algunas reflexiones, 2013.. Des initiatives apparaissent, ces dernières années, dans cette perspective, comme l’établissement du Tribunal International des Droits de la Nature. De plus en plus de régions dans le monde intègrent des lois qui vont dans ce sens. Pour que l’on passe à un niveau supra-national, et que l’exploitation des ressources naturelles se fasse de manière juste, durable et raisonnée à travers le monde, sans doute faudra-t-il une pression qui s’organise de communauté en état, de région en organisation internationale… À la société civile et aux citoyen·ne·s de faire entendre leur voix… Et les mots qu’ils et elles auront choisis !
Claire Mathot.
Documents joints
Notes[+]
↑1 | Ces chiffres sont établis sur base des exportations déclarées, et ne tiennent pas compte des exportations illégales, qui peuvent représenter des volumes colossaux. Par exemple, l’ONU estimait dans un rapport en 2014 qu’environ 98% de la production d’or de République démocratique était illégale (sur 10 000 kg exportés, seulement 180 kg étaient déclarés). Lire : Conseil de Sécurité des Nations-Unies, Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, 01/2014. |
---|---|
↑2 | Prenons comme seul exemple le sable : 40 milliards de tonnes de sable seraient extraites chaque année rien que pour le secteur de la construction. Programmes des Nations-Unies pour l’environnement, Sand and sustainability : finding new solutions for environmental governance of global sand resources, 2019. |
↑3 | Terme qui est adopté par la majorité des ONG et des organisations de la société civile qui traitent de ces questions. |
↑4 | Pour les différentes critiques appliquées à ce terme, lire : Jorge Daniel Ivars, ¿Recursos naturales o bienes comunes naturales? Algunas reflexiones, 2013. |
↑5 | Pour les idées de Bourdieu sur le langage : Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, 2001. |
↑6 | Mortier Quentin, Le pouvoir des mots : « les (biens) communs », Saw-B, 2013. |
↑7 | Mortier Quentin, Le pouvoir des mots : « les (biens) communs », Saw-B, 2013 ; Valeria Lucera, Les communs : entre débat théorique et pratiques, Démocratie, 2020. |
↑8 | Idem. |
↑9 | Pour une meilleure compréhension de ces concepts, voir l’analyse de Justice et Paix : Laure Malchair, Commission Justice et Paix, Biens communs : changeons notre axe de valeur, 2017. |
↑10 | Garrett Hardin, La tragédie des communs, 1968. |
↑11 | Elinor Ostrom, La gouvernance des biens communs, 1990. |
↑12 | Valeria Lucera, Les communs : entre débat théorique et pratiques, Démocratie, 2020. |
↑13 | Idem. |
↑14 | Commission Justice et Paix, De l’or à tout prix. Quand la ruée vers les ressources empoisonne les paysans du Pérou, 2016. |
↑15 | Valeria Lucera, Les communs : entre débat théorique et pratiques, Démocratie, 2020. |
↑16 | Jorge Daniel Ivars, ¿Recursos naturales o bienes comunes naturales? Algunas reflexiones, 2013. |