Décolonisation : enjeu crucial du vivre ensemble ?

Où est passée la question décoloniale dans le débat public belge ? Au travers de ce texte, nous souhaitons remettre la question décoloniale sur la table en rappelant quelques-uns de ses enjeux. Dans un contexte social de plus en plus polarisé, la décolonisation se présente comme une voie à suivre pour un véritable vivre-ensemble !

Fin 2022, nous apprenions avec beaucoup de « regrets » (nous mettons à dessein ce mot entre guillemets), la fin abrupte de deux années et demie de travail colossal de la Commission passé colonial de la Chambre. La majorité en place n’a pu s’accorder ni sur la question des excuses à prononcer envers les peuples congolais, rwandais et burundais ni sur la question d’éventuelles réparations pécuniaires. Cet échec a condamné l’ensemble des 128 propositions de recommandations formulées par les commissaires. S’il est déplorable, il n’en constitue pourtant pas moins l’issue d’un processus profondément démocratique. Par ailleurs, ce processus a permis à la Belgique d’entreprendre un examen complet de son passé colonial pendant plus de deux ans. Ce travail a contribué à la mise en lumière d’un grand nombre de « non-dits » et a ainsi contribué modestement à faire progresser les idées et le travail de vérité. D’aucuns parleront de victoire modeste, mais il s’agit tout de même d’une victoire.

Cela dit, ce travail a également révélé d’importantes problématiques, focalisées sur la transparence démocratique. Un an après l’absence d’accord de la majorité sur les recommandations, nous apprenions le refus de la publication du rapport parlementaire de la Commission. En effet, en l’absence d’approbation du texte avant la fin des travaux de la Commission, les services de la Chambre se sont retrouvés en face d’une situation inédite pour laquelle le Règlement de la Chambre des représentant·es ne prévoit aucune règle spécifique. Selon son service juridique, cette situation a rendu impossible la publication du rapport sans l’obtention d’un consensus politique au sein de la conférence des président·es. Or, la tentative d’obtenir cette solution politique a lamentablement échoué. Fort heureusement, le rapport a fuité dans la presse et il est maintenant disponible en ligne, à plusieurs endroits. Bien qu’il ait été discrètement rendu public, cela ne devrait pas nous distraire de la décision de plusieurs partis, qui se résume à un enterrement officiel et qui souligne un manquement grave aux devoirs démocratiques fondamentaux de transparence et de redevabilité. Ceux-ci étaient pourtant stipulés dans l’acte fondateur de la Commission en son article 18 qui garantissait que serait visée “la plus grande transparence et visibilité possible au sein de la société“.

Outres ces éléments, il est donc interpellant de constater que cette « fatigue politique », que nous sommes tenté·es de considérer comme une invisibilisation d’un sujet pourtant crucial, a perduré durant les campagnes électorales. En effet, durant les périodes électorales et durant les négociations des accords de gouvernement, une grande partie du monde politique belge semble avoir été prise d’une amnésie généralisée qui a évacué la question décoloniale du débat public. Nous voulons remettre cette question sur la table, rappeler aux citoyen∙nes quelques-uns des enjeux que cette question suscite et les interpeller ainsi que les membres des nouvelles assemblées à s’engager dans la décolonisation.

Pour commencer, il faut absolument distinguer la décolonisation d’un concept proche, à savoir l’indépendance des pays concernés (RDC ; Rwanda et Burundi). Trop souvent, dans le débat public belge, le moment des indépendances politiques est compris comme la fin d’un processus et d’une certaine manière, c’est vrai. Il s’agit bien de la fin de l’autorité politique et judiciaire de la métropole belge sur le territoire congolais, rwandais et burundais. Cependant, en dépit de ce fait, les relations coloniales[1] n’ont pas pris fin avec les indépendances. La rupture n’a été opérée qu’au niveau institutionnel et les relations coloniales perdurent donc à d’autres niveaux. Abondant dans ce sens, le penseur franco-tunisien Albert Memmi nous explique que « la colonisation est d’abord une question de rapports les uns aux autres »[2], des rapports de supériorité et d’infériorité ou en d’autres mots, de dominant∙es et dominé∙es. Par ailleurs, les expert∙es décoloniaux∙ales nous disent que « la colonisation européenne de pratiquement tout l’espace africain subsaharien trouvait précisément sa légitimité dans une vision selon laquelle ses habitants étaient considérés comme inférieurs sur le plan « racial » et culturel »[3]. Ces perspectives nous amènent à reconnaitre que les indépendances ne constituent pas une réelle rupture et nous poussent à ne pas limiter notre approche du système colonial et ses conséquences à la période coloniale au sens strict (1885 -1962). Ainsi, Van Beurden et Mathys, deux historiennes belges et expertes de la commission passé colonial, nous encouragent dans ce sens : « C’est seulement en adoptant un tel cadre temporel plus long qu’il est possible d’entreprendre une tentative honnête de comprendre et reconnaître l’impact de la colonisation belge »[4].

Chez Justice & Paix, nous définissons la décolonisation comme, à la fois, un processus et un résultat, dont l’objectif et la forme sont la réévaluation (ou déconstruction) du passé commun (travail des mémoires) et dans un même temps, la réévaluation de la représentation de « l’Autre » et de soi-même au travers de la recherche de la vérité et de la justice par un travail d’éducation. Ces réévaluations ou déconstructions sont réalisées dans le but de rééquilibrer les relations les un∙es avec les autres et arriver à des rapports égalitaires (remplacement de la matrice de pouvoir colonial par un projet d’égalité radicale). En d’autres termes, décoloniser ou se décoloniser, c’est chercher à déconstruire nos représentations incorrectes et fausses idées, bien souvent injustes, racistes et discriminantes, fondées notamment sur une vision édulcorée du passé colonial pour considérer chacun et chacune à sa juste valeur. En effet, ces représentations et idées, que l’anthropologie appelle « imaginaires », ont cristallisé les relations de pouvoir construites durant la colonisation, à savoir les relations coloniales. La décolonisation cherche donc à aboutir à une situation où la vérité, la justice et une mémoire commune et partagée sont présentes non seulement dans l’espace public, mais également et surtout dans les esprits des citoyen∙nes belges. L’objectif ultime est donc bien de manifester cette société inclusive et égalitaire à laquelle nous devrions toutes et tous aspirer.  

Nous pourrions être tentés de limiter cette question de rapport de domination uniquement aux afro-descendant∙es originaires des anciens pays colonisés par la Belgique, mais les expert∙es décoloniaux∙ales nous rappellent que : « le commerce transatlantique des esclaves (XVe-XIXe siècles) et la colonisation européenne de territoires outre-mer (XVe-XXe siècles) étaient des phénomènes européens plutôt que nationaux, en ce sens qu’ils influent aujourd’hui encore sur l’image des personnes non blanches dans des pays qui, historiquement, n’y ont pas été impliqués directement. Cela se manifeste notamment dans le fait que les Belges blancs ne distinguent généralement pas les Belges d’origine congolaise, rwandaise et burundaise et les Belges originaires d’autres pays d’Afrique subsaharienne. En effet, comme il a déjà été indiqué, la traite négrière transatlantique a fait naître l’idée d’une identité noire unique. Cette situation entraîne que les Belges d’origine congolaise, rwandaise et burundaise ne sont pas les seuls à être confrontés à un racisme anti-noir. À l’inverse, l’histoire partagée du commerce des esclaves et la colonisation européenne de l’Afrique subsaharienne a pour conséquence que des Belges provenant d’autres anciennes colonies européennes se sentent eux aussi concernés par la décolonisation… [en Belgique] »[5].

Généralement, en Belgique, la question décoloniale émerge lorsque des questions liées à la transmission des mémoires sont évoquées. L’auteur et professeur à l’université de Cambridge, Rin Ushiyama, spécialiste des questions de mémoire, souligne en effet que la mémoire collective se présente comme un espace où les relations de pouvoir, les rapports de domination se manifestent et luttent. Ainsi, il s’agit d’un des espaces dans lequel, comme examinent les penseur∙ses décoloniaux∙ales, les processus culturels, économiques, sociaux, politiques, épistémiques, etc. travaillent ensemble à perpétuer les relations coloniales, les reconstruire et les reconfigurer. Il s’agit d’un des espaces où la société belge cristallise les hiérarchies coloniales qui servent les rapports de domination qui aboutissent aux pratiques racistes et autres discriminations qu’une frange de la population belge subit. En conséquence, il y a donc un réel risque d’enraiement de la cohésion sociale de la société belge. Nous l’avons déjà constaté, notamment face aux manifestations mondiales Black Lives Matter en 2020.

Un siècle après la montée du fascisme en Europe, nous nous trouvons dans une période où l’Histoire met à l’épreuve notre capacité d’apprentissage en tant que société pour ne pas reproduire les erreurs passées. Alors, nous osons poser la question : comment allons-nous répondre à ce moment historique ? Comment allons-nous nous positionner face au cri de cette génération, notamment d’afrodescendant∙es belges; cette génération métissée, qui souhaite se défaire des identités fondées sur des relations de pouvoir déséquilibrées ; cette génération dont la force d’indignation réussit à se jouer de « l’inertie collective qui fut longtemps imprégnée d’orgueil nationaliste et de paternalisme » ; cette génération, enfin, qui souhaite simplement vivre dans une société réellement inclusive et égalitaire  ?

À la lumière de ces explications, nous comprenons bien que l’un des objectifs principaux de la décolonisation est la construction d’une société pacifiée. Pour atteindre cet objectif, cette société doit donc être véritablement inclusive et égalitaire. Pour faciliter ce changement sociétal en Belgique, nous devons notamment nous engager dans un processus de décolonisation. Cette question appelle donc une réponse sérieuse et un travail concret de déconstruction de nos imaginaires, nous citoyen∙nes, mais également de celles et ceux qui ont reçu la confiance des électeurs et électrices belges afin de véritablement faire société ensemble.

Si la question décoloniale ne doit pas prendre l’ascendant sur tous les autres sujets débattus, nous sommes tout de même surpris∙es, et nous voulons exprimer notre indignation, de la voir invisibilisée à ce point dans les discussions politiques actuelles. Il pourrait presque sembler que la question a été épuisée. Or, nous affirmons avec force que c’est tout le contraire ! Et si nous devons admettre qu’il s’agit d’un sujet controversé, où est la volonté de se battre pour des idéaux nobles et justes, idéaux auxquelles nous prétendons souscrire ? Où se trouve le courage politique de celles et ceux qui défendent le projet d’une société juste, égalitaire et inclusive ? La récente décision de la Cour d’appel de Bruxelles concernant l’enlèvement d’enfants métis au Congo remet l’État belge face à ses responsabilités et nous exhorte à continuer ce travail de recherche de la vérité et de la justice tant au niveau personnel qu’au niveau sociétal.

Nous terminerons donc par ces mots de Nelson Mandela afin d’inspirer du courage à nous, citoyen∙nes, mais également à celles et ceux qui vont nous diriger durant les prochaines années : « Le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de vaincre ce qui fait peur ».

Emmanuel Tshimanga.


[1] Rapports entre colonisateurs et colonisés consacrant le bien-fondé de la domination à tous égards des colonisateurs sur les colonisés, figeant ces derniers dans une position d’altérité (« les Autres ») subordonné.

[2] Albert Memmi, « « Sociologie des rapports entre colonisateurs et colonisés » suivi de « Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres » », SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, le 02 juin 2009.

[3] Vers la Décolonisation de L’espace public en région de Bruxelles-capitale : cadre de réflexion et recommandations. Rapport du groupe de travail, 2022, p. 46.

[4] Commission spéciale chargée d’examiner l’État Indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. Rapport des experts, 2021, p.349.

[5] Vers la Décolonisation de L’espace public en région de Bruxelles-capitale : cadre de Réflexion et recommandations. Rapport du groupe de travail, 2022, p. 53.

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