De ces quatre œuvres se dégage à de niveaux multiples une sensation de dépersonnalisation de la personne marginalisée. Ainsi, dans sa nouvelle, Bruce Begout dépeint un vendeur de roses qui inspire en permanence le dédain, le mépris, la froideur ou l’indifférence chez les passants ou les gens auxquels il tente de vendre des fleurs :
« Il est très difficile d’être invisible. Pourtant j’y suis parvenu. J’ai totalement disparu, sans laisser de traces. Ni vu, ni connu. Comment ai-je fait ? C’est simple, je suis le genre de type qu’on ne remarque pas dans la rue. Lorsque c’est le cas, cela provoque chez celui qui me prête un peu d’attention une moue immédiate de consternation. Il faut dire que j’occupe une position sociale qui, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, est particulièrement ingrate : je vends des roses à la sauvette le soir dans les restaurants ».
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Ce phénomène d’exclusion, de mise à l’écart de la communauté est également perceptible, dans Un an, nouvelle racontant l’histoire d’une jeune femme, Victoire, qui progressivement tourne le dos au monde. Sans attaches, sans argent et sans logement fixe, elle part à la dérive et devient transparente aux yeux du monde, à l’instar du vendeur de roses. Cette impression de neutralité dans les relations apparaît, parfois, de façon détournée à travers la sécheresse du langage ou la description des décors. Ainsi, les paysages et les lieux visités renvoient à la situation d’anonymat à laquelle le personnage principal est réduit :
« Seule avec son quart Vittel, elle regardait ce panorama sans domicile fixe qui ne déclinait rien de plus que son identité fixe, pas plus qu’un paysage qu’un passeport n’est quelqu’un, signe particulier du néant. L’environnement semblait disposé là faute de mieux, histoire de combler le vide en attendant une meilleure idée. Le ciel consistait en un nuage uniforme où, figurants sous-payés, croisaient sans conviction d’anonymes oiseaux ».
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Dans Les saisons de la nuit, New-York est également le théâtre de deux mondes bien hermétiques. à la surface, synonyme d’ordre, de prospérité et de lumière, s’oppose l’indistinction des tunnels où errent, dans l’ombre, la crasse et le froid, d’anciens terrassiers de tunnels ou bâtisseurs de gratte-ciel, hommes d’origines multiples, descendants d’immigrés accrochés au rêve d’une vie meilleure. Face à une Amérique encore profondément marquée par les discriminations raciales, cette communauté de déracinés réalise un certain idéal d’égalité. Colum Mccann semble nous dire que dans le dénuement, la souffrance et la nuit, les hommes sont semblables, le blanc et le noir se confondent :
« Dans l’obscurité, tout le monde a la même couleur – rital, nègre, polaque ou rouquin irlandais, c’est du pareil au même.
[4] (…) L’égalité de l’ombre n’existe que dans les tunnels. Le premier syndicat intégré d’Amérique a été celui des travailleurs sous air comprimé. C’est seulement sous terre, il le sait bien, que la couleur est abolie, que les hommes deviennent des hommes ».
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Au-dessus du sol, ces êtres grandioses, magnifiés par l’auteur, sont indétectables, comme pourrait l’écrire Jean-Noël Pancrazi, ou indésirables, condamnés à l’ombre. Le tunnel devient une sorte de tombeau sans les honneurs, des oubliettes soustraites à la vue des passants. La scène d’enterrement de Faraday, un des sans-abri vivant dans le tunnel, révèle avec profondeur cette faille qui scinde même les familles en deux. Ainsi, le père de ce personnage accorde de l’égard à son fils, une fois celui-ci définitivement enterré dans les profondeurs. Les poignées en or de son cercueil contrastent avec le dénuement dans lequel il a vécu une partie de sa vie. Comme si une fois enrubanné dans son linceul, un clochard recouvrait l’enveloppe de respectabilité dont on l’avait privé de son vivant. Les morts sont toujours des braves types, écrivait Brassens. [6]