Comme tout autre domaine où le souci pour l’avenir humain est pris au sérieux, celui de la réflexion chrétienne se doit aujourd’hui de prendre en compte les graves interrogations pesant sur la relation entre l’humanité et son environnement. L’écologie n’est pas « à option », quand il s’agit d’exposer les conceptions que l’on se fait de l’humain, de la société, de la terre et de leur « commune » destinée, ainsi que des choix éducatifs et politiques qui en découlent.
Toutes choses à l’écart desquelles la réflexion chrétienne ne saurait se tenir, sauf à considérer les termes de « création » et de « salut », qui relèvent de sa tradition, comme des coquilles vides. Il en va ici d’un langage pertinent et crédible, à la hauteur du fait qu’à l’échelle planétaire, l’humanité et la nature sont « embarquées » ensemble vers un avenir rien moins que certain, ce qui est susceptible de remettre en question certaines « évidences » peut-être hâtivement associées à une approche chrétienne. La Commission Justice et Paix entend ainsi témoigner de cette préoccupation, conduisant aux quelques pistes ouvertes par l’analyse présentée ici.« Aujourd’hui, de nouveaux problèmes (…) sont passés sur le devant de la scène : que signifie croire au Dieu créateur, croire que ce monde est sa création, face à l’accroissement de l’exploitation industrielle et de l’irréparable destruction de la nature ? Ce qu’on appelle la “crise de l’environnement” n’est pas seulement une crise de l’environnement naturel des hommes, mais rien de moins qu’une crise de l’homme lui-même. Elle est une crise universelle, irréversible, appelée non sans raison apocalyptique, de la vie sur cette planète. Ce n’est pas une crise passagère, mais selon toutes les prévisions, le commencement de la lutte pour la vie et la mort de la création sur cette terre ».Les lignes qu’on vient de lire datent d’il y a vingt cinq ans. Elles se trouvent au seuil de l’ouvrage du grand théologien allemand Jürgen MOLTMANN, intitulé Dieu dans la création. Traité écologique de la création. [1]Publié dans la collection Cogitatio Fidei, vol. 146, Paris, Cerf, 1988. L’extrait cité est de la p.7. L’original allemand est de 1985. Compte tenu du quart de siècle qui nous sépare de l’ouvrage, il serait difficile de faire passer son propos pour une concession théologique faite à une quelconque mode « verte » ! Il s’agit clairement de l’amorce d’un retournement de perspective ; récemment, Bruno Latour a traduit cela dans une formule lapidaire et suggestive, s’inspirant d’un passage de l’Évangile : « Si tu viens à perdre la Terre, à quoi te sert d’avoir sauvé ton âme ? ». [2]Conférence inaugurale du colloque « Eschatologie et Morale », Institut Catholique de Paris, 13 mars 2008. Voici le passage de l’Évangile auquel le propos fait écho : « Quel avantage l’homme … Continuer la lecture Autrement dit, le risque est grand qu’entre l’humain et la nature, la relation devienne aujourd’hui un « paradigme perdu », pour le dire par analogie avec l’expression bien connue d’Edgard Morin3. Et en effet, l’on peut légitimement se demander si le souci croyant envers « l’âme », excessivement tourné vers son monde tantôt intérieur, tantôt social, ne s’est pas aveuglé lui-même en faisant preuve de négligence quant à l’usage – l’usure ? – de la nature, mené à tort et à travers, sans attention ni prévenance à l’égard de ses limites, de ses rythmes, de sa précarité, et du soin qui lui est dû. Dans ce cas, à ne pas vouloir ouvrir les yeux sur la nature qu’il perd en pensant gagner le monde, il sera vain à l’humain de vouloir insuffler quelque « supplément d’âme » à une nature épuisée. Penser que le terme de « création » suffirait à redorer le blason d’une nature plus que malmenée, ou encore qu’il s’agirait de « retrouver » la création « dans » la nature, c’est s’exposer à des malentendus. En effet, ce sont d’abord et avant tout des conduites humaines qui sont en cause dans le pillage, le gaspillage, l’épuisement, la spoliation, l’appropriation abusive et l’exploitation destructrice de la terre, de ses ressources, de ses biens, de ses fruits. Et envers cette même terre, tout aussi humaines sont les conduites de soin, de respect, de connaissance et d’organisation intelligentes, d’éducation et de culture. Or à travers toutes ces conduites, une relation est engagée entre, d’une part, des décisions et des actes humains, et d’autre part, ce que la terre et ses ressources mettent à disposition de l’humanité. Dès lors, parler ici de création, ce n’est pas seulement exprimer une certaine conception de la nature – même si c’est cela aussi – c’est encore se prononcer sur cette relation entre l’humanité, la terre et ses ressources. Pourquoi cela ? Parce que la notion de création est en elle-même relationnelle, puisqu’elle implique un « auteur ». Parler de création, c’est donc renoncer à une nature esseulée, et à une humanité esseulée en elle, dont elle serait comme un prolongement, ou un reflet, ou encore – certains ne sont pas loin de le penser aujourd’hui – un avatar néfaste. S’il n’est pas possible de parler de création sans référence à un « auteur » de celle-ci, cela ne signifie pas pour autant qu’on disposerait à son sujet d’un savoir en long et en large. Au contraire, la réserve et la discrétion seraient plutôt de rigueur en la matière, sauf à verser dans quelque ornière fondamentaliste où l’on a coutume d’en savoir sur « Dieu » apparemment plus que lui-même … On préférera plutôt dire que « l’auteur » invoqué ici se remarque par son absence, ou encore qu’il est invisible. Certes, mais la création, elle, ressortit bel et bien au visible et au sensible, qui ne se limitent évidemment pas au « spectacle » de la nature ! Car ce visible et ce sensible, c’est bien sûr ce à quoi se rattachent, non seulement mon corps, mais aussi tout autre corps, donc le corps d’autrui. Rappel salutaire à propos de la création si, comme le dit un texte auquel le franc-parler ne fait pas défaut, « celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas ». [3]1ère Épître de Jean, chapitre 4, verset 20 Dès lors, la question devient légitime : jusqu’où « porte » notre relation au visible, si la relation à autrui et la relation à la création tiennent « visiblement » l’une à l’autre ? Ainsi, parler de création, c’est rechercher le lieu relationnel entre nature et humanité. La relation établie avec la première n’est pas de moindre importance que celle qui affecte l’humanité elle-même, déjà entre autrui et moi. Or cette « affection » passe par la conscience des corps, en tant qu’ils sont aussi – et pas seulement – une partie de la nature. C’est la conscience par laquelle l’humain se distingue de la nature, sans pouvoir s’en désunir. Et c’est pourquoi, en perspective chrétienne, une approche écologique de la création affirmera qu’il s’agit, non pas de « faire corps » avec la nature, mais d’être conscient de la manière dont le corps nous assigne une responsabilité spirituelle envers la nature. Rien de plus visible, ici, qu’un événement défiant toute « spiritualité » : ira-t-on nier, en effet, la défaite de l’esprit, au vu de la destruction des corps – humains et autres –, consécutive à l’exploitation effrénée de la terre et de ses ressources ? …
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Notes[+]
↑1 | Publié dans la collection Cogitatio Fidei, vol. 146, Paris, Cerf, 1988. L’extrait cité est de la p.7. L’original allemand est de 1985. |
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↑2 | Conférence inaugurale du colloque « Eschatologie et Morale », Institut Catholique de Paris, 13 mars 2008. Voici le passage de l’Évangile auquel le propos fait écho : « Quel avantage l’homme a-t-il à gagner le monde entier, s’il se perd ou se ruine lui-même ? » (Luc 9,25). |
↑3 | 1ère Épître de Jean, chapitre 4, verset 20 |
↑4 | « Le jugement du corps vaut bien celui de l’esprit et le corps recule devant l’anéantissement. Nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable » : Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde (Folio-essais, 11), Paris, Gallimard, 1985, p. 22-23. |
↑5 | On fait ici allusion à un courant de la deep ecology, selon lequel la disparition de l’humanité apparaîtrait finalement préférable à sa continuation, si celle-ci devenait une menace insurmontable pour la survie de la Nature. Le présupposé de cette conception est que, la Nature ayant connu une très longue évolution sans l’humanité, alors une humanité durable n’est pas nécessaire au devenir de cette même évolution. |
↑6 | La foi en un Dieu « sauveur » est la matrice de la foi en ce même Dieu « créateur ». Si Dieu sauve, ce n’est pas en « retirant » l’humanité de la création, ni en portant celle-ci, humanité comprise, à un plus haut degré de perfection. On comprend ainsi comment le langage chrétien, dans le sillage de la tradition juive, a exprimé le salut sous l’image et le symbole de « la nouvelle création », la « nouveauté » étant synonyme de la disparition de la mort. Disparition qui n’a rien de « magique », mais qui est au cœur de l’espérance apocalyptique dont la foi chrétienne est issue. A ce sujet, on lira avec profit le très beau chapitre intitulé : « L’actualité de l’Apocalypse », dans l’ouvrage de Simon-Pierre ARNOLD, La foi sauvage. Bilan provisoire d’un théologien perplexe, Paris, Karthala, 2011, pp. 37-58. L’auteur était l’invité de la Commission Justice et Paix, le 6 mai 2011. |
↑7 | Ceci fait référence aux relectures des 11 premiers chapitres du Livre de la Genèse, en particulier du mythe du Déluge, symbole de l’issue représentée par une alliance avec la terre et « toute chair » qui l’habite. |
↑8 | À titre d’exemple, voir le blog de Patrice de PLUNKETT, journaliste, sous les catégories « écologie », « églises et écologie », etc. Adresse : http://plunkett.hautetfort.com |
↑9 | Simon-Pierre ARNOLD, La foi sauvage, ouvrage cité, p. 97. |
↑10 | Notamment dans Entre Dieu et le cosmos. Une vision non dualiste de la réalité. Entretiens avec Gwendoline Jarczyck (L’expérience intérieure), Paris, Albin Michel, 1998. Dans un esprit analogue, sur le « dilemme » entre religion de l’histoire et religion cosmique, voir Simon-Pierre ARNOLD, ibid., pp. 85ss. |
↑11 | Á ce sujet, voir Jacques SCHEUER, Un chrétien dans les pas du Bouddha (L’Autre et les autres, n° 11), Bruxelles, Lessius, 2010 ; en particulier, le chapitre 9 : « Mon visage originel, dès avant la fondation du monde ». |