Alors que les héritages de la colonisation se font encore ressentir sur la société belge, notamment par la forme d’inégalités raciales, comment en sortir ? Cette analyse propose de réfléchir aux réparations de la colonisation pour mieux vivre-ensemble.

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Le 30 juin prochain marquera « l’anniversaire » de l’indépendance de la République Démocratique du Congo, devenu indépendant en 1960. Cependant, si politiquement parlant, la République Démocratique du Congo est devenue indépendante il y a plus de soixante ans, les impacts de la colonisation se font toujours ressentir. On nomme « colonialité » les résidus de la colonisation dans les rapports. Le colonialisme perdure sous les formes d’un racisme structurel et de discriminations raciales. Ces inégalités se traduisent notamment par une forte dépendance économique vis-à-vis du Sud global, par la manière dont les savoirs sont construits et transmis en Occident et en Belgique notamment, ainsi que par un accès inégal aux droits fondamentaux tels que la santé, la justice sociale ou l’éducation. Elles se manifestent également dans nos relations quotidiennes à l’autre.
Dans une précédente analyse, on présentait la décolonisation comme un processus de réconciliation. La réconciliation correspond à un processus mais aussi à un résultat. Le processus réfère au trajet mis en place en vue de l’instauration d’un changement et le résultat comme l’aboutissement de ce processus. Trois piliers y sont évoqués, à savoir la recherche de vérité, la justice et le travail de mémoire. Bien que ces trois piliers ne soient pas nécessairement distincts les uns des autres, on s’intéressera aujourd’hui davantage au second pilier, la justice. Ainsi, pour remédier aux inégalités structurelles héritées de la colonisation, il est nécessaire d’engager un dialogue sur la justice avec les anciennes colonies belges, les Africain·es et les afrodescendant·es.
Les approches de justice transitionnelle pour réparer la colonisation
Quand on parle de justice, on réfère souvent à la justice des tribunaux, aussi dite « punitive ». Or, concernant la réconciliation, ce n’est pas nécessairement la meilleure forme de justice à adopter. Bien qu’il soit important que les hauts responsables soient traduits en justice, la justice punitive ne permet pas de réparer les violences subies. En d’autres termes, la justice punitive a pour mérite de désigner des responsables, mais les exactions commises durant la colonisation et leurs effets actuels demeureront toujours. Par exemple, mardi 17 juin dernier, le parquet fédéral a requis le renvoi en justice d’Etienne Davignon, ancien diplomate accusé de complicité de crime de guerre lors pour sa participation à l’assassinat de Patrice Lumumba, ancien Premier ministre de la RDC. Si son accusation est confirmée par le tribunal correctionnel et qu’il est ensuite inculpé, cela rétablira la justice pour Patrice Lumumba et sa famille, pour tous les Congolais·es et leurs descendant·es. Cette inculpation mettrait aussi enfin un terme à l’impunité latente du gouvernement belge face à sa responsabilité dans l’assassinat. Au-delà de la portée symbolique très importante de ce jugement, ce dernier ne permettra pas de réparer les crimes de la colonisation, à moins que d’autres actions en faveur de la réconciliation ne s’ensuivent. Les inégalités structurelles héritées de la période coloniale subsisteront donc encore malgré cette potentielle condamnation.
Si la justice dite punitive présente des limites dans le cadre d’un processus de réconciliation, une autre forme de justice, basée sur le dialogue et la réparation, peut être instaurée. On parle alors de justice transitionnelle.
La justice transitionnelle, comme son nom l’indique, est une justice de transition. C’est un mécanisme politico-juridique qui permet de passer d’un état de conflit à état de paix. Dans le cadre d’un processus de décolonisation, la justice transitionnelle permettrait alors de contribuer à passer d’une société emplie de colonialité à une société plus décolonisée, à savoir une société dans laquelle les dynamiques de dominations héritées de la période coloniale sont réduites. La première étape consiste à mettre en lumière les crimes subis et dans certains cas à les reconnaître pénalement, mais comme on l’a vu, cela n’est pas suffisant. Pour mettre fin au continuum des violences, c’est-à-dire à la continuité des violences qui s’exercent encore en temps de paix, il faut également instaurer un dialogue avec les communautés visées pour réparer ces violences subies. La question des réparations est essentielle. La fin des violences n’est pas synonyme d’un retour à la normale, il s’agit plutôt ici de « soigner les racines ». En d’autres termes, pour contribuer à mettre fin à la colonialité, il faut réparer les violences subies à cause de la colonisation.
Ces réparations peuvent prendre plusieurs formes, tant matérielles, comme la restitution ou la compensation, que symboliques, comme des excuses officielles.
Comment réparer ?
Maintenant qu’on a dressé le constat des inégalités structurelles héritées du passé colonial et trouvé l’outil adéquat pour les résoudre, une question demeure et pas des moindres : comment réparer la colonisation ? La question des réparations du passé colonial a fait couler beaucoup d’encre, notamment en Belgique. Récemment a eu lieu la Commission parlementaire spéciale sur le passé colonial qui avait pour mandat de traiter des injustices passées (les crimes commis au Congo de 1885 à 1960, et au Burundi et au Rwanda de 1919 à 1962) mais aussi des inégalités contemporaines. Faute d’un accord politique, cette commission pourtant prometteuse n’a pas donné suite. Les partis n’ont pas réussi à trouver un compromis. Certains partis militaient pour des excuses officielles et des réparations économiques, tandis que d’autres ont catégoriquement refusé l’idée d’une responsabilité rétrospective.
L’argument de l’irresponsabilité rétrospective est très souvent employé par les personnes opposées aux réparations des crimes coloniaux. Juridiquement parlant, on considère que le droit applicable aux faits invoqués devrait être celui existant au moment de leur perpétration, c’est le principe de l’inter-temporalité en droit international. En d’autres termes, on ne peut aujourd’hui être rendu responsable de crimes passés sur le principe qu’ils sont illégaux aujourd’hui, mais étant bien légal au moment où ils ont été commis. Or, la colonisation était bien légale au moment des faits. A l’inverse, d’autres argumentent que le droit international est fondamentalement colonial, ayant été créé par ces mêmes puissances coloniales, et qu’il serait temps de remettre en cause l’architecture d’un droit international empreint de colonialité. Le caractère transgénérationnel du traumatisme, transmis de génération en génération fait aussi pencher la balance en faveur d’une réparation juridique. Aujourd’hui, personne n’a encore tranché le débat, bien que la question émerge de plus en plus. Bref, la question des réparations en droit international est dans une impasse.
Si l’argument juridique reste inconcluant pour le moment, d’autres formes de réparations sont évoquées. Bien qu’insuffisantes, les réparations symboliques sont une part très importante dans le processus de réconciliation. Elles se manifestent sous la forme d’excuses publiques et permettent de signaler un changement, mais encore faut-il que de réelles actions suivent. Plusieurs pays, dont la France et les Pays-Bas par exemple, ont reconnu la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité, mais des excuses formelles plutôt que les « regrets » concernant la colonisation peinent encore à être prononcées.
Restituer les œuvres spoliées se présente aussi comme un arc important pour réparer la colonisation. Alors que la loi belge de 2022 sur la restitution des biens culturels issus de la colonisation consiste en une avancée, cette loi est en réalité bien limitée et continue d’alimenter une relation coloniale. Le cadre juridique pour la restitution et le retour des biens spoliés est assez limité. Une œuvre ne peut être restituée qu’à la suite d’un examen scientifique « portant sur le caractère illégitime de l’acquisition dudit bien, notamment en ce qu’il a été acquis sous la contrainte ou en raison de circonstances de violence ». Cette formulation questionne car elle sous-entend que certains bien auraient alors été acquis de façon légitime lors de la colonisation. D’autre part, pour obtenir réparation, il faut que les relations, y compris concernant la restitution d’œuvres d’art, soient égales, ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Par exemple, un geste symbolique en 2022 de la part de l’AfricaMuseum avait été de prêter un masque Kakuungu Suku au musée de Kinshasa. Bien qu’anodin à la lecture, ce geste est très discutable, car on parle donc d’un masque rarissime de la culture congolaise qui est prêté par l’AfricaMuseum au Congo, le pays d’origine du masque ! Pour qu’il y ait une véritable réconciliation, il faudrait plutôt renverser la dialectique, et faire en sorte que ce soit la RDC qui prête ses œuvres, et non l’inverse. Il faut toutefois noter que certaines initiatives d’autres pays européens vont en ce sens, comme la récente restitution de la part des Pays-Bas au Nigéria de 119 sculptures volées dans l’ancien royaume du Bénin durant la période coloniale.
Enfin, de nombreux débats se cristallisent autour des réparations économiques. Certains y voient une alternative permettant de résoudre la crise du développement en Afrique, d’autres soulèvent l’impossibilité de quantifier le montant des réparations. D’autres encore proposent d’annuler les dettes, de décoloniser le système international monétaire et repenser les systèmes de gouvernance qui maintiennent les relations inégales entre Nord et Sud. Ces discussions appellent à ouvrir un réel dialogue sur le sujet et de remettre les Africain·es au centre du processus. Il n’existe pas de solution universelle, un dialogue doit se créer entre les pays et communautés concernées, et réfléchir ensemble, sur un pied d’égalité aux réparations adéquates.
Pour conclure, si réparer la colonisation est un enjeu politique, c’est aussi un enjeu profondément social qui nous concerne toutes et tous. Au quotidien, en tant que citoyen·nes belges, nous pouvons agir en faveur d’une réconciliation. Pour ce faire, vous pouvez suivre la formation proposée par CJP : Décolonisation, entre mémoire et réconciliation qui éclaire les enjeux encore présents de la décolonisation et donne des pistes pour agir. Réparer la colonisation passe aussi par la décolonisation des savoirs, et pour cela vous pouvez soutenir des initiatives pour promouvoir les enseignements décoloniaux en suivant par exemple le projet “décolonisons-nous” de l’ULB. Ensuite, concernant les œuvres d’art, nous vous invitons à suivre les balades décoloniales du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations. Enfin, votre soutien à des collectifs décoloniaux militant pour une réparation est crucial, c’est pourquoi s’engager auprès de Fémïya et About Congo et d’assister à leurs évènements peut faire une réelle différence dans la lutte contre le colonialisme et l’aboutissement d’une réconciliation.
Gabrielle Caillet.