Même si le règlement européen sur les matières critiques reste inscrit dans un modèle économique largement injuste et non durable, il peut être un outil du plaidoyer pour plus de responsabilité et de sobriété dans la gestion et la consommation des métaux
Le 11 avril 2024, l’UE a adopté le règlement 2024/1252 visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques, aussi appelé règlement sur les matières premières critiques.
Ce règlement part de trois constats essentiellement, portant 1) sur l’importance de l’accès en matières première pour l’économie et le marché européens, 2) sur l’existence de matières premières qui sont jugées critiques parce qu’elles font l’objet d’une demande importante pouvant augmenter fortement, parce qu’elles jouent un rôle important dans divers secteurs stratégiques tels que la transition énergétique, la transition numérique, la défense, l’aérospatiale, parce qu’elles sont sujettes à un risque de pénurie et 3) sur l’existence d’un risque croissant de rupture d’approvisionnement dans un contexte de concurrence et de tensions géopolitiques ainsi que le risques de répercussions sociales ou environnementales graves
Ce règlement se fixe donc comme objectif général d’établir : « un cadre visant à garantir à l’Union l’accès à un approvisionnement sûr, résilient et durable en matières premières critiques, notamment en promouvant l’efficacité et la circularité tout au long de la chaîne de valeur ».
Ce règlement nous concerne dans la mesure où il devrait avoir des implications dans plusieurs domaines de politique, en économie, dans les relations étrangères, etc. Il nous concerne surtout parce qu’il traite d’une question, la consommation des métaux, qui concerne directement des traits fondamentaux de notre économie, traits qui déterminent dans une grande mesure comment nous vivons et dans quel monde nous vivons. Ces traits portent notamment sur notre rapport à la nature, sur la question du pouvoir de décision en matières économiques et technologiques, sur le rôle même de l’économie, sur les rapports inégaux, etc. Ces différents traits déterminent l’ampleur de la consommation de ressources, à quoi ces dernières sont utilisées, comment l’industrie se les procure.
Le présent article présente les lignes de force de ce règlement. Son message principal est qu’en dépit des critiques dont le règlement peut faire l’objet, il devrait pousser les autorités publiques à accorder une attention toute particulière à la réduction de la consommation de matières premières et à ne pas limiter les moyens pour y parvenir à la seule technologie.
Les objectifs du règlement
Le règlement vise à réduire le risque de rupture d’approvisionnement et à assurer la libre circulation des matières premières tout en garantissant un haut niveau de protection de l’environnement et de la durabilité. Le règlement fixe des objectifs chiffrés. D’ici 2030, d’une part, l’Union devra extraire 10% des matières premières critiques consommées, en raffiner 40% et en recycler 25% et, d’autre part, la dépendance à l’égard d’un seul pays devra être réduite à un plafond de 65%.
Quatre grands axes d’action sont prévus à cet effet : l’augmentation des capacités internes en matière d’extraction, de raffinage et de recyclage, l’économie circulaire, la diversification des sources d’approvisionnement externe et la modération de la consommation de matières premières.
Les grands axes du règlement et leur rapport avec la modération de la consommation
Augmentation des capacités
Cet axe d’action fait l’objet de la plus grande partie du règlement. Il est principalement centré sur la notion de projet stratégique. Pour être reconnu comme stratégique, un projet doit pouvoir « apporter une contribution significative à la sécurité de l’approvisionnement de l’Union en matières premières stratégiques » et être techniquement réaliste. Le volume de production attendu du projet doit pouvoir être estimé avec un niveau de confiance suffisant. Le projet doit être mis en œuvre de manière durable. S’il a lieu dans l’UE, il doit « apporter des avantages transfrontières au-delà de l’État membre concerné, y compris pour les secteurs en aval ». S’il a lieu dans un pays en développement, il doit « être mutuellement avantageux pour l’Union et le pays tiers concerné et apporter une valeur ajoutée dans le pays tiers en question ».
En vertu du règlement, tant l’Union européenne (et plus spécifiquement la Commission) que les États membres seront amenés à prendre des mesures afin d’encadrer, de permettre et de soutenir les projets stratégiques. Même si cette notion de projet stratégique semble avoir été conçue dans un esprit d’augmentation de l’offre, il importe de l’étendre aux projets visant à réduire la demande, et ce sans limiter cette notion aux seuls projets de type technologique.
En effet, d’une part, cette option correspond aux objectifs du règlement. La sécurité de l’approvisionnement, qui est l’objectif premier du règlement, doit se comprendre en termes de relation entre disponibilités et besoins et non en termes absolus. Ceci est d’autant plus important que le règlement vise aussi à modérer l’augmentation de la demande. On notera également que le règlement fait explicitement référence à l’Accord de Paris portant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, émissions auxquelles l’industrie extractive contribue significativement.
D’autre part, rien, ni dans les critères de reconnaissance comme projet stratégique ni dans les éléments d’évaluation de la conformité à ces critères, ne semble s’opposer frontalement à cette lecture étendue de la notion de projet stratégique. Les éléments d’évaluation sont par ailleurs indicatifs. Par exemple, l’évaluation des avantages transfrontières d’un projet dans l’Union tient compte de la participation d’entreprises de différents État membres. Or, il ressort clairement du règlement qu’un projet peut être introduit par une entreprise agissant seule.
En particulier, la prise en compte de deux critères spécifiques devrait pousser à privilégier les projets visant à réduire la demande. Le premier de ces critères est celui de la durabilité. L’autre critère, qui concerne les projets dans des pays tiers, est celui des bénéfices économiques et sociaux plus larges, y compris la création d’emplois. Or, le modèle actuel, fondé sur une consommation importante de ressources naturelles, n’est clairement pas durable. L’extraction minière est un facteur important de pollutions, de problèmes sociaux et sanitaires, de tensions, de corruption et autres problèmes. Elle tend à cantonner les économies dans le secteur extractif et à les rendre instables et dépendantes. L’extraction industrielle génère relativement peu d’emploi et tend à être de plus en plus automatisée. Elle entre en conflit frontal avec les activités agricoles et d’élevage, sources de revenus, d’emplois et d’aliment pour une part importante de la population. Il est courant que l’extraction industrielle suscite le développement d’exploitations illégales.
Économie circulaire
Le règlement oblige les États membres à adopter et à mettre en œuvre, d’ici 2027, des programmes ou plans incluant des mesures visant notamment à modérer l’augmentation attendue de la consommation de matières premières critiques dans l’Union, à promouvoir la prévention des déchets, à accroître le réemploi et la réparation, à accroître la collecte, le tri et la transformation des déchets et à promouvoir la conception circulaire.
Ici aussi, l’attention pour la réduction de la demande de matières premières est importante. Si on entend par économie circulaire, une économie qui, du point de vue des matières premières, fonctionne en circuit fermé, donc sans recours à l’extraction, seule la réduction de la demande peut aider, même de manière très imparfaite, à compenser la faiblesse des taux de recyclage (part des déchets qui sont recyclés) et d’incorporation (part des matières recyclées dans les matériaux incorporés dans les produits).
Diversification des sources externes
Le règlement dit très peu sur cette question de la diversification des sources d’approvisionnement externe et sur le moyen principal envisagé, et par ailleurs déjà mis en œuvre avant l’adoption du règlement, à savoir les partenariats stratégiques avec des pays tiers.
Cette politique comporte au moins trois risques sérieux. Le premier est celui d’un conflit entre les exigences en termes de durabilité et de droits, d’une part, et la croissance des besoins en matières premières, d’autre part, facteur qui risque fort de pousser à ne pas être vraiment regardant.
Le second risque est lié à la position de faiblesse de l’Union européenne. Celle-ci doit notamment tenir compte du rôle très minoritaire des entreprises européennes dans les secteurs extractif et de raffinage, de l’avance prise en matière d’investissements extractifs, de raffinage et autres et de relations avec les pays d’extraction par d’autres acteurs internationaux et notamment par la Chine, de la relative faiblesse de son influence diplomatique dans de nombreuses régions du monde, de sa grande difficulté à définir une politique étrangère claire et unifiée, de son passé colonial ou néocolonial et des réactions de rejet que cela suscite dans certains pays et des attitudes ou postures anti-occidentales d’un nombre important de pays.
Enfin, un manque d’attention à la réduction de la consommation des matières premières risque de placer l’Union européenne dans une situation de fort besoin. Cette situation de besoin, combinée à la position relativement défavorable de l’Union dans la course mondiale pour les ressources, risque, à son tour, de forcer l’Union à accorder une place démesurée à cette question dans le cadre de sa politique de partenariats et de relations extérieures. Ceci l’empêcherait de proposer des partenariats prenant mieux en compte les droits, l’environnement, la création d’emplois pour les populations locales, la diversification économique, la stabilité sur les plans économique et fiscal et autres objectifs désirables. Porter une réelle attention à la réduction de la demande de métaux aiderait donc à améliorer l’influence et le prestige de l’Union sur la scène internationale.
Modération de l’augmentation de la consommation de matières premières
Le règlement mentionne la modération de l’augmentation de la consommation de ces ressources. Il s’agit là d’un axe essentiel du règlement. Sans lui, le règlement pourrait bien servir à favoriser des investissements tant en Europe qu’ailleurs dans les secteurs de l’extraction, du raffinage, du recyclage et autres secteurs connexes. Mais, la sécurité de l’approvisionnement n’en serait pas pour autant assurée.
La modération de la consommation est également essentielle pour répondre au défi environnemental et climatique. La consommation de métaux est étroitement liée à la consommation de nombreuses autres ressources et en particulier d’énergies fossiles. Ces sources d’énergie et ces ressources sont notamment utilisées dans le cycle de vie des métaux, des premières phases de l’exploration jusqu’à l’élimination et dans les cycles de vie des équipements nécessaires à ces activités. Les objets et équipements dans lesquels on retrouve ces différents métaux contiennent aussi de nombreuses autres matières premières. Or, ces métaux n’ont de raison d’être que dans la mesure où ces biens et équipements sont produits et donc dans la mesure où ces autres matières premières sont consommées. Aux matières premières directement incorporées dans les biens et équipements, il faut ajouter celles qui sont mobilisées par exemple pour construire et faire fonctionner les usines, les infrastructures de transport, les véhicules, les machines, etc. Ceci implique une consommation massive d’un nombre important de ressources ainsi qu’une forte consommation d’énergie, en grande partie d’origine fossile, et donc une émission importante de gaz à effet de serre. Et ce sans parler des autres effets sociaux, environnementaux et autres de cette consommation de ressources.
Cette modération de la consommation est enfin essentielle pour enrayer la tendance du monde actuel à être de plus en plus inégal et autoritaire. La gestion actuelle des ressources, et des métaux en particulier, met en relation des zones de sacrifices et des zones de bénéfices, des situations de misère et la concentration extrême des richesses et du pouvoir. La perpétuation et l’acceptation du modèle extractiviste actuel est fortement lié à la croissance des forces et tendances autoritaires et radicales de droite. Cette évolution est un facteur important pour réduire les contestations et favoriser le consentement.
Que faire ?
Les autorités publiques devraient donc accorder une attention toute particulière à la réduction de la consommation de matières premières et à ne pas limiter les moyens pour y parvenir à la seule technologie, étendre la notion de projet stratégique aux projets visant à réduire la demande de métaux, et ce sans limiter cette notion aux seuls projets de type technologique et privilégier de tels projets visant à réduire la demande.
Une telle politique ne peut pas se limiter à édicter quelques règles relatives à l’écoconception, à la réparabilité ou à la recyclabilité. De telles règles sont certes nécessaires et bienvenues mais elles ne pourront jamais suffire. Il s’agit bien de questionner les fondements même de l’organisation économique actuelle, ses rapports de pouvoir et d’inégalité, ses principes de base, son rôle et la manière d’y faire des choix de production, d’investissement, etc. Une gestion responsable des ressources naturelles implique d’en réduire autant que possible la consommation, de développer la circularité et de recourir, comme solution de dernier ressort, à une extraction aussi responsable que possible.
Mikaël Franssens.