Quelle transition écologique pour demain ? Energie, climat, métaux (Partie 3)

La sobriété, l’oubliée des politiques

Le mot sobriété apparaît de plus en plus dans l’actualité, notamment en lien avec la guerre en Ukraine, mais celui-ci est loin d’être assumé comme un vrai projet de société. Le concept, dévoyé par certain·e·s, reste à la marge des politiques publiques. Pourtant, pour endiguer la catastrophe écologique qui menace nos conditions d’existence sur Terre, il est urgent de renouer avec la notion de limite et de transformer en profondeur nos sociétés.

Pour endiguer la catastrophe écologique, la sobriété est indispensable. Il est urgent que nos politiques l’admettent et s’en emparent.

Cette analyse s’inspire du contenu des interventions de Barbara Nicoloso, directrice de l’association française Virage Energie et Charlotte Luyckx, philosophe et chargée de cours invitée à l’UC Louvain lors du séminaire organisé par Justice et Paix et le RBRN[1] le 16 mai 2022.

 Qu’est-ce que la sobriété ?

Barbara Nicoloso, auteure du livre « Petit traité de sobriété énergétique » et directrice de l’association française Virage Energie est venue expliciter pourquoi et comment la sobriété devrait être la pierre angulaire de la transition écologique.

Pour repenser nos sociétés, l’association française Negawatt propose une démarche reposant sur trois piliers :

  1. La sobriété, c’est-à-dire la priorisation des besoins et des services énergétiques essentiels dans les usages individuels et collectifs de l’énergie ;
  2. L’efficacité, c’est-à-dire la réduction de la quantité d’énergie nécessaire à la satisfaction de ces besoins, en privilégiant des chaînes énergétiques efficaces, depuis la source jusqu’à l’usage des produits ;
  3. Les énergies renouvelables comme source d’énergie qui, grâce à un développement ambitieux mais réaliste, peuvent remplacer progressivement les énergies fossiles et nucléaire.

La sobriété permet de remettre au cœur du débat la question du besoin. Negawatt établit une échelle des usages énergétiques en fonction de leur caractère vital pour l’humain (se chauffer, se déplacer, se loger, etc.), ou à l’inverse nuisible (modes de transport polluants, loisirs de luxe, agriculture conventionnelle, etc.). Ces différents usages devraient être assortis de régulations allant de l’obligation pour les usages vitaux, à la dissuasion voire à l’interdiction pour les usages nuisibles.

En effet, « on ne peut pas parler de sobriété sans faire le constat qu’on est dans une société d’ébriété énergétique. Avec la sobriété, on va se poser la question de quelle est la juste quantité d’énergie et de ressources naturelles pour répondre à un besoin » poursuit Barbara Nicoloso. Une autre notion essentielle quand on parle de sobriété est de distinguer la sobriété subie de la sobriété choisie. « Des gens sont déjà en situation de sobriété subie aujourd’hui. Un rééquilibrage doit avoir lieu entre des personnes qui ont trop peu et des personnes qui ont trop ». Cette distinction permet d’introduire des balises en termes de justice sociale, essentielle selon nous pour une transition écologique vertueuse.

Plus encore, « c’est la dimension collective de la sobriété qui nous intéresse car, en tant qu’individu, on évolue dans des sociétés qui nous imposent des cadres socio-techniques (aménagement du territoire, mobilité, temps de travail, etc.) qui ne nous laissent qu’une marge de manœuvre limitée » explique Barbara Nicoloso. Selon le bureau d’études Carbone 4[2], la responsabilité de l’effort repose à ¼ sur les individus et à ¾ sur le collectif (entreprises et pouvoirs publics). Il est important d’en avoir conscience pour évaluer la part de responsabilités imputable aux différents acteurs de la société.

Au regard de ces éléments, nous pourrions donc définir la sobriété comme une démarche qui vise à réduire les consommations d’énergie, de matières et les émissions de gaz à effet de serre par des changements de comportements, de modes de vie et d’organisation collective volontaires et organisés. A la différence de l’efficacité énergétique, la sobriété énergétique ne repose pas essentiellement sur les technologies.

On peut distinguer différents types de sobriété :

  • La sobriété dimensionnelle concerne la taille des équipements nécessaires pour remplir un même besoin. Par exemple dans le domaine de la mobilité, une voiture pourra être plus ou moins grosse, et donc plus ou moins polluante.
  • La sobriété structurelle désigne les structures de notre société comme l’aménagement du territoire, hérité de l’après seconde guerre mondiale. Nous sommes, par exemple, tributaires des infrastructures routières et de l’aménagement des territoires, qui rendent la population captive des voitures.
  • La sobriété d’usage concerne un changement des usages dans le but de consommer moins. Par exemple, éteindre les éclairages publics entre minuit et 6h du matin.
  • La sobriété collaborative et conviviale, qui peut être exemplifiée par les Repair cafés, vise à ce que les personnes participantes puissent se réapproprier les techniques et la maîtrise des objets, dans un environnement convivial.

Tous ces éléments conjugués forment un projet de société, théorisé par Virage Energie. L’organisation de ce projet repose sur 6 axes transversaux : surabondance versus suffisance matérielle, artificialité versus adéquation nature-culture, culte de la vitesse versus mobilité économe, propriété versus services partagés, travail salarié versus activités gratuites, centralisation versus relocalisation.

La sobriété en pratique

Virage Energie (VE) a identifié 250 leviers de sobriété.

Pour le secteur de l’agriculture, VE propose différentes mesures parmi lesquelles mettre en place une politique foncière ambitieuse visant à préserver le foncier agricole et à faciliter l’installation et la transmission des terres agricoles ou encore favoriser le développement des circuits courts et la structuration de filières agro-alimentaires locales.

D’autres propositions portent sur la mobilité (réduction de la vitesse maximale sur les routes, réduction des déplacements, report modal, relocalisation, redimensionnement des véhicules, etc.), les bâtiments (mutualisation d’espaces, dimensionnement des surfaces, réhabilitation de logements vacants, usage modéré des équipements, etc.) ou les biens de consommation (dimensionnement, maximisation de l’utilisation, actions sur l’emballage, mutualisation, etc.).

La modélisation de toutes ces mesures sur la région Nord Pas de Calais (4 millions d’habitant·e·s) révèle que, d’ici à 2050, dans le scénario de sobriété le plus ambitieux, 39% des réductions d’énergie sont dues à des mesures de sobriété et 34% à des mesures d’économie d’énergie liées à de l’efficacité énergétique. « Et pourtant, on ne parle jamais de sobriété alors que le vrai gisement de transformation de la société, il est là, dans les modifications sociétales » affirme Barbara Nicoloso.

Les économies liées à la sobriété ne sont pas uniquement énergétiques :  les co-bénéfices de telles actions concernent aussi la qualité de l’air, des sols, des espaces publics, de la santé. La sobriété ouvre au renforcement des liens sociaux et un nouveau rapport au temps, entre autres. « Car l’objectif n’est pas tant d’être neutre en carbone en 2050 mais de préserver des conditions de vie en société et avec les écosystèmes qui soient viables » plaide Barbara Nicoloso.

La sobriété est-elle compatible avec la démocratie ?

Certaines politiques publiques ont été, par le passé, imposées aux populations pour des raisons de santé ou de sécurité : limitation de la vitesse des véhicules, obligation du port de la ceinture de sécurité, interdiction de fumer dans les lieux publics clos, etc. Selon nous, l’urgence écologique justifierait aussi d’imposer certaines mesures. Tout en veillant à l’adhésion et à la participation de la population: « Il faut faire de la sobriété avec les gens et pas contre les gens » plaide Barbara Nicoloso.

D’autre part, la sobriété permet d’être assez résilient en temps de crise énergétique. Lors des chocs pétroliers de 1973 et 1979, des politiques de sobriété ont été mises en place. Par exemple, les Pays-Bas avaient imposé l’interdiction de l’usage de la voiture le week-end sauf urgence. La France avait produit des timbres libellés « économie d’énergie ». Plus récemment, la guerre en Ukraine a mené plusieurs figures politiques à parler de sobriété énergétique et à émettre des recommandations. Des mesures similaires pourraient être répliquées au nom de l’impératif écologique, en veillant à leur portée collective et réellement transformative.

Enfin, il est important de rendre la sobriété désirable dans un monde où l’ébriété énergétique est encore la norme et est constitutive de l’image sociale. Utiliser les codes du modèle dominant comme la publicité pour transformer les imaginaires peut également être une piste.

Vers une écologie intégrale

Selon Charlotte Luyckx, philosophe à l’UC Louvain, « la crise énergétique que l’on vit est avant tout une crise culturelle, une crise de société ». Elle induit une remise en question profonde de nos sociétés. Charlotte Luycks développe sa pensée autour du concept d’écologie intégrale qui intègre différentes dimensions de la crise écologique qui sont autant de grilles de lecture qui doivent dialoguer entre elles (technique, comportementale, économique, politique, philosophique, spirituelle). Elle représente l’écologie intégrale sous forme de strates dans lesquelles il faut creuser pour retrouver et changer en profondeur certains présupposés culturels qui nous ont amenés à la crise écologique profonde que nous vivons aujourd’hui. Ainsi, des changements d’ordre technique (strate supérieure) sont nécessaires mais insuffisants si l’on ne remet pas en question les strates économiques (strate intermédiaire) qui se basent sur des options philosophiques et spirituelles (strates profondes).

Charlotte Luykcx est revenue sur la croissance économique qui, plus qu’un concept purement économique, est avant tout un projet politique. Remettre en question les structures amène assez rapidement à remettre en question les croyances à partir desquelles elles ont été fondées. La discussion en arrive donc à des considérations d’ordre éthique, anthropologique et ontologiques. Quel modèle éthique voulons-nous promouvoir ? Quelle alternative anthropologique, quelle représentation alternative de l’humain pouvons-nous créer ensemble ? Quelles transformations ontologiques, c’est-à-dire de notre vision de la réalité, pouvons-nous construire ?

Trois champs de réflexion peuvent contribuer à la réflexion sur la nécessaire transformation de notre modèle de société en y amenant des outils conceptuels, selon Charlotte Luyckx :

  • Les théories de la décroissance et la pensée décoloniale :

Les deux domaines amènent à questionner le développement, le progrès et la croissance et partagent l’idée que de nombreux mythes relatifs à ces notions sont à déconstruire. Ils invitent à décoloniser les imaginaires, dans la lignée de Serge Latouche. Ils rapprochent la modernité du colonialisme car les deux événements sont contemporains. L’entrée dans la modernité correspond à l’entrée dans l’ère coloniale. La modernité, perçue a priori positivement, doit être réanalysée à l’aune de cette domination coloniale.

  • L’écologie profonde (deep ecology) :

Arne Naesse est le père fondateur du concept d’écologie profonde. Cette théorie s’oppose à l’éthique anthropocentriste moderne qui met l’humain au centre de tout, avec le reste du réel autour. L’écologie profonde propose plutôt une vision éco-centrée où l’humain est une partie d’un tout (la Terre, la nature), relié et interdépendant des autres éléments de ce système. Arne Naess affirme ainsi que chaque être vivant, quel qu’il soit, a une valeur intrinsèque et a le droit de vivre, et ce, indépendamment de la nécessité ou non des besoins humains. Cette vision renouvelée du réel suppose donc une responsabilité dans nos comportements et nos modes de vie à l’égard de l’ensemble du vivant.

Cela va de pair avec la redéfinition de la notion de progrès. Selon Baptiste Morizot, l’idéologie du progrès repose sur l’exploitation et la domination de la nature. « (…) Pour aboutir à des meilleures relations entre humains et des conditions d’existence enrichie pour les humains, il faut mettre en place des relations enrichies avec les autres qu’humains, considérés comme des co-habitants qui entretiennent avec nous des relations qui nous fondent. Il faut leur faire de la place dans nos ontologies politiques[3] ».

  • L’écoféminisme

L’un des apports clés du courant de l’écoféminisme est d’identifier une même matrice conceptuelle qui va relier le dualisme humain/nature avec d’autres dualismes de l’histoire de la pensée occidentale. Ces dualismes mettent dans une même catégorie le masculin, la raison, la culture, la liberté, la production… au détriment d’une autre catégorie regroupant le féminin, le corps, les émotions, la nature, le déterminisme, la reproduction. Ces deux catégories s’intègrent dans des cadres structurels oppressifs (Karen Warren), la première étant considérée comme supérieure à la seconde. Cette hiérarchisation justifierait une subordination du deuxième ensemble au premier.

Pour lutter contre la crise écologique, il s’agirait alors de sortir de ces cadres oppressifs et de revaloriser les éléments de la deuxième catégorie liés au corps, aux émotions, au féminin, d’autres formes que la rationalité pour donner sens et exprimer la réalité.

Un autre point intéressant de l’écoféminisme est de mettre en évidence ce dont nous dépendons, les ressources, l’énergie, etc. mais aussi le care (le soin, en anglais) dont nous dépendons tous en tant qu’humains de par notre vulnérabilité à la naissance, mais qui devrait être élargi au non-humain ainsi qu’à la main d’œuvre bon marché des pays du Sud. L’idée est de rendre visible l’envers du décor.

Quelques enjeux philosophiques sont transversaux à ces trois champs pour Charlotte Luyckx.

  • Dans les trois cas pré-cités, il y a un lien avec la liberté et la vision de l’individu autonome. Il s’agit de la mettre en dialogue avec ce dont nous dépendons et réfléchir en termes d’interdépendances.
  • La critique de l’illimitisme humain, cette pensée qui nie la limite et qui caractérise nos sociétés occidentales agissant comme si la Terre était exploitable à l’infini.
  • La pluralisation des savoirs/pouvoirs qui prétend que le savoir officiel donne un pouvoir. A l’inverse, il faudrait tendre vers la valorisation de formes de savoirs différentes par l’art, par un lien plus senti à la réalité.
  • Derrière ces remises en question conceptuelles, il y a des enjeux existentiels. C’est notre définition de nous-mêmes, de ce qui donne du sens à nos vies qui est touchée. « Quand on s’interroge sur notre consommation énergétique, si on remonte le fil, on en vient à se questionner sur ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ? » résume Charlotte Luyckx.

L’ultime strate est la strate spirituelle. « A partir du moment où on cherche des alternatives au modèle capitaliste/croissanciste, qui nous fournit des réponses à des questions existentielles, chercher une alternative à ce modèle sans se poser la question de modèles alternatifs que nous pouvons utiliser comme ressources de sens pour répondre à ces questions existentielles serait voué à l’échec » selon Charlotte Luyckx. « La question de la mort, la question de la reconnaissance, de la vulnérabilité, si on n’y répond plus par la consommation, comment y répond-on ? » interroge Charlotte Luyckx. Cette question ouvre sur l’éco-spiritualité. Quel nouveau grand récit construire pour l’humanité au XXIe siècle ?

Le projet de transition écologique basé sur la sobriété ne peut donc être superficiel. Il fait appel à des croyances et des mythes profondément ancrés en nous qu’il nous faut aujourd’hui déconstruire. Le recours à différents outils conceptuels actuels est précieux pour accompagner cette déconstruction. La sobriété nous invite à prendre du recul, malgré l’urgence, et à inventer un nouveau récit collectif fédérateur à même d’impulser des actions fortes et justes, indispensables aujourd’hui. Ces leviers d’action existent déjà, portés par différents acteurs à rassembler et faire dialoguer. La responsabilité de nos décideur·euse·s politiques est de s’emparer ouvertement de la sobriété comme projet transformateur et d’activer les mesures concrètes qui la fondent, de façon juste et démocratique. Le défi est immense mais nous n’avons d’autre choix que de nous engager pleinement dans la voie du changement radical.

Géraldine Duquenne.


[1] Réseau Belge Ressources Naturelles

[2] Voir source ici

[3] Morizot , « L’écologie contre l’humanisme. Sur l’insistance d’un faux problème, in Ecologie et humanités, Essais, Revue interdisciplinaires d’humanités, n°13, 2018, p. 119.

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