En tant qu’organisation œuvrant pour le respect des Droits Humains, Justice et Paix et ses partenaires belges, européens et péruvien se questionnent sur le respect des engagements pris par le Pérou dans l’accord de libre commerce en matière d’environnement, de droits humains et du travail et sur les mesures prévues en cas de non-respect de cet accord.
Le Pérou totalise 20 accords de libre commerce en vigueur et 9 en cours de négociation ou de ratification. L’accord entre le Pérou et l’Union européenne fut signé en juin 2012 et entra en vigueur en mars 2013. L’Union européenne est une des principales destinations des exportations péruviennes (18% en 2011) et cette même année, les investissements directs étrangers (IED) provenant de l’UE représentaient 51,8% de participation, avec des capitaux d’Espagne, de France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas principalement. La majorité de ces investissements s’orientent vers le secteur minier, secteur qui représente environ 60% des exportations péruviennes.
La particularité de cet accord est la présence du chapitre « Commerce et développement durable » et la participation citoyenne prévue dans l’évaluation de cette partie de l’accord. A la suite d’une demande du Parlement européen en juin 2012, le Pérou a adopté une feuille de route qui puisse garantir l’amélioration du respect des Droits de l’homme, du travail et des Droits environnementaux. Depuis son entrée en vigueur, la Commission européenne a publié deux rapports sur la mise en œuvre de l’accord commercial.
Malgré les avancées annoncées dans ce deuxième rapport de suivi par le Pérou (p.9 et p.10), Justice et paix souhaite a, comme membres de la société civile péruvienne et européenne mettre en évidence plusieurs éléments :
Selon nous, la situation des droits humains et des droits environnementaux n’a pas connu d’avancées positives depuis l’entrée en vigueur de l’accord, au contraire, celle-ci s’est dégradée à plusieurs niveaux :
- Impacts environnementaux : Le ralentissement de l’économie globale et la réduction des prix des minerais ont eu un impact direct sur l’économie péruvienne. Pour faire face à cette situation, le gouvernement péruvien a adopté un ensemble de normes légales censées faciliter les investissements, au détriment des standards environnementaux et sociaux dont la loi 30230. Celle-ci établit des « mesures fiscales, la simplification des procédures et des permis pour la promotion et la dynamisation de l’investissement dans le pays ». Les compétences du Ministère de l’Environnement en ont été directement impactées, notamment la possibilité de créer des zones naturelles protégées ou de mener des processus d’agencement territorial. Les délais d’approbation des études d’impact environnemental ont été réduits à 45 jours tout comme le mandat de l’Organisme d’Evaluation et de Fiscalisation Environnementale (OEFA) qui perd son pouvoir d’évaluation et de sanction envers les entreprises pour ne plus assurer qu’un rôle informatif. Censées réactiver l’économie, ces mesures sont prises au détriment de la régulation environnementale en place dans le pays. Elles représentent un net recul par rapport aux compétences acquises ces dernières années par les organismes environnementaux et sont dénoncées par de nombreux spécialistes et la société civile organisée.
De plus, ces lois transgressent les termes de l’accord de libre commerce à l’article 277 sur le « maintien des niveaux de protection » aux point 1 et 2 (« aucune partie ne promouvra le commerce ou l’investissement à travers la réduction des niveaux de protection de sa législation environnementale et du travail » et « aucune partie ne cessera d’appliquer de manière effective ses lois environnementales et du travail à travers une ligne d’action ou d’inaction soutenue et récurrente, de façon à ce que cela affecte le commerce ou l’investissement »).
Finalement, nous observons que cette stratégie de promotion de l’investissement augmente le risque de conflits sociaux. L’exemple du projet « Las Bambas » dans la région d’Apurimac en est la preuve. Des changements dans le projet initial ont été facilités par ces mesures et effectués sans consultation de la population. Cela a débouché sur un conflit social violent en septembre 2015 (3 morts et des dizaines de blessés).
- Impacts sociaux : La croissance des exportations péruviennes comme consécutive à l’accord avec l’UE est peu importante quand elle se concentre sur 2,6% des exportateurs, c’est-à-dire 30 entreprises, qui représentent 68% de la valeur totale exportée par les nouvelles entreprises.
- Impacts sur le travail : En matière de droits du travail au Pérou, malgré les prescriptions du chapitre IX de l’accord avec l’UE, le gouvernement péruvien n’est pas en mesure de garantir l’application effective de ses propres lois et ne respecte pas les normes internationales en matière de droits humains et les conventions sur les droits et libertés fondamentales des travailleurs de l’OIT.
La population économiquement active au Pérou est d’environ 16 millions de personnes. Son taux d’informalité tourne autour des 70% d’emplois dans toutes les catégories et secteurs de la société. Avec 260 dollars par mois, le Pérou a un des salaires minimums le plus bas d’Amérique latine, où la moyenne est de 330 dollars par mois. Le taux de syndicalisation dans le secteur privé est 6 fois moins important qu’il y a 30 ans. Cette situation est liée à la dispersion de sa législation du travail – le Pérou est un des 4 pays d’Amérique latine qui ne possède pas un code du travail – ce qui reflète la pression des différents secteurs entrepreneuriaux qui luttent constamment pour une régression des niveaux de protection de la législation. À cela s’ajoute les faibles moyens dont dispose l’Etat pour rendre effective sa propre législation.
La hausse démesurée des contrats temporaires ces dernières années, spécialement dans les entreprises des secteurs liés à l’exportation, a généré de graves impacts sur la sécurité des travailleurs, leur emploi et leur revenu, ainsi que sur l’exercice de leur droit à être syndiqué et à la négociation collective.
En mars 2016, le Département du Travail des Etats-Unis (USDOL) a émis un ensemble de questions relatives à l’application des lois du travail au Pérou, ainsi qu’un ensemble de recommandations destinées à honorer les engagements pris dans le cadre de l’accord de commerce qui lie les deux parties. Cependant, le gouvernement péruvien n’a pris en compte aucune des recommandations formulées par USDOL jusqu’à présent. Plus encore, il a adopté de nouvelles mesures qui aggravent la situation antérieure, éliminant des formalités qui étaient utilisées afin de limiter les abus de contrats temporaires et réduisant les amendes aux entreprises qui ne respectent pas les droits du travail.
Le Pérou est un des trois pays d’Amérique latine qui cumule le plus de plaintes au sein des organes de contrôle de l’OIT. C’est un des trois pays les plus dénoncés pour violation des droits de l’homme (droits du travail inclus) à la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH). Et il possède le triste record du plus grand nombre de condamnations dictées par la CIDH.
En tant qu’organisation œuvrant pour le respect des Droits Humains, Justice et Paix et ses partenaires de la CIDSE et de la Plateforme Europe Pérou se questionnent sur le respect des engagements pris par le Pérou dans l’accord de libre commerce en matière d’environnement, de droits humains et du travail et sur les mesures prévues en cas de non-respect de cet accord.
Nous exigeons que les politiques économiques et commerciales de l’UE s’accomplissent dans le respect des valeurs qu’elle promeut activement.
Recommandations :
Justice et Paix, aux côtés de ses partenaires européens et péruviens recommande donc :
- Que des audiences gouvernementales soient convoquées et qu’une analyse indépendante soit menée à propos des violations par le Pérou de ses obligations établies dans le Chapitre IX de l’accord avec l’UE, et qu’il soit demandé au Pérou de s’engager à implémenter des mesures effectives qui garantissent l’adéquation de ses normes avec les traités internationaux dont il est signataire, ainsi que l’application effective de sa législation en matière de travail, de protection de l’environnement et de la diversité et de la consultation préalable des peuples indigènes, afin de mettre fin à l’impunité qui prédomine à ces niveaux. Ces mesures doivent être soumises à un calendrier basé sur des résultats concrets à chacun des niveaux mentionnés.
- Que, avec le soutien de l’Union européenne, ces mesures soient accompagnées de programmes de coopération dans les domaines de l’éducation, la formation et la coopération normative, visant à augmenter les capacités des autorités péruviennes afin de proposer, appliquer et évaluer avec efficacité une nouvelle législation du travail et de l’environnement, utilisant pour cela l’Instrument de Coopération au Développement (ICD) et l’Instrument Européen pour le Démocratie et les Droits Humains (IEDDH).
- Que soit prévu dans le cadre du Chapitre IX sur le Commerce et le Développement Durable un mécanisme contraignant de règlement de différends avec des mesures et des sanctions en cas de violations des normes en la matière.
- D’inciter le Pérou à mettre en place le comité indépendant d’observation de la société civile prévu dans le cadre du sous-comité du chapitre « Commerce et développement durable » du traité de libre-échange, sous peine de sanctions.