Ces derniers mois, les conflits armés accaparent de plus en plus notre attention. En tant qu’européen·ne, il est vrai qu’il s’agissait d’une réalité qui semblait être conjuguée au passé, mais s’est révélée comme une réelle problématique contemporaine au travers du conflit en Ukraine. Pour d’autres régions dans le monde, les conflits armés se présentent comme une expérience quotidienne depuis bien longtemps. La sous-région des Grands Lacs (République Démocratique du Congo, Burundi et Rwanda) en est un exemple. Depuis le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, la sous-région est déchirée par des cycles de conflits largement ignorés des médias et de la communauté internationale. Ces conflits se déroulent pour la grande majorité sur le territoire congolais, mais implique de nombreux acteurs dont les deux autres pays et également la communauté internationale. En effet, malgré la présence de 20.000 Casques bleus des Nations unies depuis plus de 20 ans, les victimes se comptent par centaines de milliers, voire par millions et la culture de l’impunité alimente la perpétuation des massacres jusqu’à ce jour. Il serait effectivement naïf de suggérer que les différentes communautés de la sous-région ont toujours vécu une cohabitation harmonieuse, et ce, même avant la colonisation belge. Néanmoins, une chose est certaine : ces conflits ont exacerbé les tensions communautaires dans une région où les relations intercommunautaires étaient déjà brisées et caractérisées par la peur, la défiance, la méfiance, l’animosité, la colère et voire la haine.
Comme si cette situation ne suffisait pas, les populations sont aussi sujettes à l’utilisation de discours et narratifs de haine, hostiles envers certaines communautés, de la part des autorités à des fins électorales. Cela a tendance à exacerber les tensions au sein des populations locales, mais aussi et surtout au sein des diasporas. En effet, selon plusieurs sources locales, il semble que ces discours de haine et de division résonnent beaucoup plus au sein des diasporas, qui sont bien plus connectés aux réseaux sociaux et donc proches des discours et narratifs officiels. Chez les locaux, confronté∙es à la réalité beaucoup moins manichéenne que les discours et narratifs officiels, ces discours et narratifs résonnent difficilement. Ces tensions se manifestent donc avec virulence au niveau des diasporas en conformité avec le phénomène d’importation des conflits.
À Justice & Paix, nous avons pourtant réussi à créer un groupe de travail inter-diasporique composé de jeunes (20-30 ans) belges et membres de la diaspora rwandaise, burundaise et congolaise avec également d’autres jeunes citoyen∙nes belges. Ce groupe constate et insiste : la fin du cycle de conflits passera par une collaboration des pays concernés et de leurs communautés, notamment les diasporas. Pourtant, une difficulté majeure constitue justement les relations brisées entre les communautés des différents pays de la sous-région. Dans un premier temps, il s’agit donc pour nous d’œuvrer à la guérison de ces relations entre communautés et individus depuis la Belgique, focalisant ainsi notre travail sur les diasporas. Comment pouvons-nous y contribuer à notre niveau ? Voilà donc la question qui va fonder notre propos dans cette analyse.
Pour répondre à ce défi majeur à la fin des cycles de conflit, nous avons fait appel à un concept crucial, à savoir la réconciliation. Krondorfer Björn, docteur en étude comparative des cultures à l’Université d’Arizona, définit la réconciliation comme « une idée autant qu’une pratique qui vise la guérison individuelle et collective dans des situations où des torts qui semblent irréversibles ont laissé les gens dans une relation brisée caractérisée par la peur, la défiance et la colère »[1]. Par cette définition, il nous amène à considérer la réconciliation non seulement comme un résultat à atteindre (une idée) mais également comme un processus à entreprendre (une pratique), les deux étant liés, car pour atteindre le résultat, il nous faut passer par le processus. Concernant le résultat, nous rappelons la définition mentionnée ci-dessus qui pointe vers la guérison des relations ou en d’autres mots, « la formation ou restauration d’une réelle relation de paix entre [des groupes de la] société[s] qui ont été impliqués dans un conflit insoluble, après la résolution formelle de ce conflit »[2]. En ce qui concerne le processus, les spécialistes identifient généralement trois phases qui peuvent être liées aux étapes de la résolution d’un conflit, c’est-à-dire : l’accord de fin de conflit ; la coexistence ; la période d’instauration de la paix où le processus arrive à transcender les divisions du passé entre les groupes[3].
Par ailleurs, il existe trois approches complémentaires dans la manière de concevoir la réconciliation : l’approche structurelle, l’approche psychosociale et l’approche spirituelle, comme présentées par l’experte des questions de réconciliation, Pr Rosoux[4]. Pour atteindre notre objectif, nous sommes convaincus qu’il est crucial de se saisir de ses trois différentes approches complémentaires afin d’expérimenter un processus de réconciliation holistique en groupe tout en le promouvant auprès du grand public. Selon nous, l’approche structurelle correspond à l’expertise de Justice & Paix et peut donc être traitée par nos permanent∙es. Cependant, lorsqu’il s’agit de l’approche psychosociale ou l’approche spirituelle, elles nécessitent des interventions externes. Dans notre travail de recherche, deux méthodologies se sont révélées pertinentes pour aborder la réconciliation selon les deux approches restantes et renforcer notre processus. Premièrement, il s’agit de la méthodologie appelée Shapership. Celle-ci nous permettra de travaillersurnotre émotionnel, sur les stéréotypes, les croyances et les préjugés de chaque partie. À travers cette méthodologie, on souhaite viser plus loin que la simple coexistence des communautés et individus. On recherche des changements de mentalités et la construction d’un nouvel horizon ensemble. Secondement, il s’agit de la méthodologie de la Bonne Puissance. Cette dernière allie la compréhension à la (re)création d’une relation entre personnes, via la justice et le pardon. Elle fait appel aux traditions locales et aux croyances personnelles. Il s’agit d’une démarche très ambitieuse, difficile à mener. Elle nous permettra donc d’aboutir à la réhabilitation des uns et des autres et dépasser la perception des uns comme seulement auteur∙es de crimes et des autres comme seulement survivant∙es de crimes, pour nous appréhender tou∙tes en tant qu’humanité. On peut citer comme exemple Desmond Tutu, en Afrique du Sud, qui a défendu cette approche spirituelle via son engagement.
La réconciliation est un (long) processus qui demande un travail intentionnel de toutes les parties prenantes notamment les pouvoirs publics. Nous devons donc nous y engager, mais même si nous le faisons, elle prend du temps, beaucoup de temps. La littérature scientifique parle de celle-ci en tant que « processus » et elle insiste beaucoup sur ce terme pour mettre en exergue l’élément de temporalité, à savoir qu’on ne parvient pas à la réconciliation en un claquement de doigts ou en quelques mois/années. En effet, elle requiert un travail sur du long terme (on parle de temporalité générationnelle). Voilà pourquoi les jeunes (qui n’ont pas directement connu les conflits) peuvent jouer un rôle très important dans le processus de réconciliation. Alors, il faut du temps certes, mais le temps seul ne portera pas de résultat probant. Il doit y avoir une volonté et des initiatives financièrement soutenues qui se mettent en place (« une intentionnalité »). Voilà pourquoi nous avons mis en place ce groupe inter-diasporique, considéré comme un safe space (espace sûr, sécurisé et sécurisant) où nous pouvons dialoguer et réfléchir à comment expérimenter et promouvoir efficacement une véritable réconciliation.
Alors, pourquoi devrait-on s’en préoccuper en Belgique ? Pour commencer, on ne peut correctement aborder les problématiques modernes telles que les traumatismes de longues durées et les tensions toujours présentes dans la sous-région des Grands Lacs, sans prendre en considération notre passé commun. En 2024, le Royaume de Belgique reste intimement lié aux pays de la sous-région des Grands Lacs. Ces liens devraient être évidents pour tout le monde dans la mesure où la période qui les lie, à savoir la période coloniale, constitue plus de 30 % du nombre d’années d’existence du royaume belge pour la RDC et plus de 20% pour le Burundi et le Rwanda. Ces liens, encore profondément affectés par la colonisation, ont historiquement engendré des privilèges et des avantages pour la métropole, mais aussi, des conséquences et des responsabilités. À titre d’exemple, cette année, le monde entier a commémoré les 30 ans d’un des événements les plus brutaux de l’histoire de l’humanité, à savoir le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda. Cet évènement constitue l’une des conséquences des politiques coloniales qui ont causé la déstructuration des sociétés, notamment par la production d’identité ethnique et par l’introduction des problématiques de frontières. Bien souvent, cet épisode sinistre est abordé en omettant de souligner qu’il fonde en grande partie la situation actuelle de la sous-région, caractérisée par une déstabilisation politique, avec des conflits armés incessants qui font terriblement souffrir les populations locales. Le tissu social se retrouve déchiré avec des relations brisées entre communautés et individus, caractérisées par la peur, la défiance, la méfiance, l’animosité, la colère et voir même la haine. La Belgique a donc une part de responsabilité dans la situation actuelle de la sous-région des Grands Lacs.
Par conséquent, il est tout à fait pertinent pour des Belges, particulièrement membres des diasporas burundaises, rwandaises et congolaises, de chercher à contribuer à la guérison de ces relations entre communautés et individus en se fondant sur des méthodologies et approches reconnues. De cette manière, notre groupe de travail souhaite contribuer activement à la fin du cycle de violence dans la sous-région des Grands Lacs. L’impact recherché à moyen et long terme de ce processus est de générer des retombées positives des diasporas sur la sous-région des Grands Lacs, en raison des interactions étroites entre les deux. Autrement dit, étant donné les relations étroites entre ce qui se passe ici au sein des diasporas des Grands Lacs et là-bas dans la sous-région, nous pensons qu’en travaillant activement et correctement à la réconciliation au sein des diasporas, nous pouvons contribuer à la fin des cycles de conflits dans la sous-région. Ce travail actif et correct passe par une approche sur le long-terme.
Par ailleurs, nous pensons que ce travail doit être accompagné d’une communication active sous différentes formes vers le grand public (comme cet article) afin de relayer ce processus et d’encourager le grand public, en particulier les membres des diasporas des pays des Grands Lacs, à s’engager activement dans ce type de travail inclusif. Nous sommes convaincus que ceux-ci contribueront non seulement à la guérison des relations brisées entre les communautés des Grands Lacs mais également à la lutte contre l’importation des conflits d’une sous-région fort liée à la Belgique et ses citoyen∙nes. Notre démarche vise également, dans sa finalité et à travers son processus, à promouvoir l’expression des minorités culturelles et la participation à la vie sociale et politique belge.
D’aucuns pourraient nous taxer d’être aveuglé∙e par un certain idéalisme mais précisément, dans un monde où le réalisme nous pousse bien souvent à nous entretuer, n’aurions-nous pas besoin de plus de doses d’un idéalisme en action comme ici ? En tout cas, nous y croyons et nous vous y invitons !
Emmanuel Tshimanga.
[1] Krondorfer, Björn. « Introduction. Social and political reconciliation ». Reconciliation in global context: why it is needeed and how it works, 2018, p.1-15
[2] Bar-Tal Daniel, et al. « The Nature of Reconciliation as an Outcome and as a Process ». From Conflict Resolution to Reconciliation, 2004,p.14.
[3] À noter que cette dernière phase n’est pas toujours possible. Pour approfondir cette partie, lire : Van de Putte, Sophie. « Comment gérer les crimes du passé après une guerre civile ? Du silence de l’Etat à la sollicitation des esprits au Mozambique de 1992 à nos jours ». Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2019. http://hdl.handle.net/2078.1/thesis:17731
[4] Rosoux, Valérie. « Reconciliation as a Peace-Building Process: Scope and Limits ». The Sage Handbook of Conflict Resolution, 2008,p.543-563.