Sous couvert d’écologie, certaines politiques perpétuent des logiques coloniales et capitalistes. Le « colonialisme vert » révèle ces dérives et invite à repenser une transition réellement juste, équitable et émancipatrice.

Crédit : Muntaka Chasant.
Il existe un proverbe chinois qui déclare que « dans chaque crise, il y a une opportunité ». Il semble clair que l’une des crises majeures de notre époque est la crise écologique. Pratiquement chaque jour, les données et informations scientifiques et empiriques reçues confirment l’urgence et la nécessité de faire face à cette crise et d’y répondre avec justesse et responsabilité. Evidemment, le consensus sur cet état de crise n’est pas nouveau. Beaucoup de gouvernements et organisations internationales se sont depuis longtemps saisi de cette question critique pour y répondre avec des solutions concrètes. Cet ensemble de solutions s’inscrit dans ce qu’on appelle communément la transition écologique. Cette dernière se définit comme un changement fondamental dans notre société pour adopter un modèle de développement durable, respectueux de l’environnement et des ressources naturelles. Il est clair que pour que cette transition soit efficace, elle doit être juste et équitable.
Parmi les transformations nécessaires à cette transition écologique, l’une des plus mises en avant est la transition énergétique. En quelques mots, l’idée de nos élites est de transiter d’un monde fondé sur l’utilisation massive d’énergie fossile à un monde où on s’attacherait plus à l’utilisation d’énergies renouvelables (soleil, vent, eau, etc.) et ce, grâce à une révolution technologique. En y regardant de plus près, la recherche effrénée de la croissance économique, le productivisme, la surexploitation des ressources naturelles, particulièrement au Sud global, les délocalisations par injonction de communautés entières du Sud global de leurs terres ancestrales, la surconsommation des populations du Nord global, etc. continuent… mais avec un label vert. Globalement, ces politiques et mesures de transition énergétique ne remettent pas en question les logiques de domination et d’exploitation : elles changent la structure mais gardent la vitrine.
Bien que guidé∙es par de nobles intentions, beaucoup d’entre nous avons adhéré à des politiques écologiques trompeuses. L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions : au nom d’une transition écologique nécessaire, des logiques pernicieuses se mettent en place, justifiant l’injustifiable. Nos élans sincères sont souvent instrumentalisés pour masquer la reproduction de rapports de domination. Le concept de colonialisme vert illustre cette réalité. En s’appuyant sur celui-ci, cette analyse va tenter de montrer comment des populations, en général du Sud global, subissent des violences, des souffrances etc. pour répondre aux besoins de la transition énergétique des pays du Nord global. En d’autres mots, comment l’enfer de certaines populations peut être pavé de nos bonnes intentions.
Le colonialisme vert et ses quatre axes
Pour commencer, il nous faut définir le colonialisme. Le colonialisme est un système de domination par lequel un pays puissant prend le contrôle d’un territoire et de sa population, souvent par la force, dans une logique de profit. Il s’est bâti sur des fondements pseudo-scientifiques délirants, selon lesquels l’humanité serait divisée en « races » hiérarchisées, certains plus intelligentes, plus évoluées, plus humaines que d’autres. Ces théories raciales et civilisationnelles, aujourd’hui discréditées mais longtemps enseignées comme vérités, ont produit un imaginaire profondément inégalitaire, justifiant la domination comme un devoir moral, un acte de « civilisation ». Le colonialisme n’est donc pas seulement une conquête de terres ou de ressources, c’est aussi une conquête des esprits, non seulement des colonisé∙es mais aussi de la majorité des colonisateur∙rices, enfermé∙es dans la croyance délirante de leur propre supériorité. Le colonialisme impose l’idée que certaines cultures ou peuples sont supérieurs à d’autres et justifie ainsi l’exploitation, l’effacement, la subordination ou la dévalorisation des sociétés dominées.
En ce qui concerne le colonialisme vert, simplement dit, il repose sur l’idée de la reproduction des logiques et dynamiques coloniales sous couvert de la nécessité de mesures écologiques. Miriam Lang, professeure à l’Université andine Simón Bolívar, Breno Bringel, professeur à l’Université d’État de Rio de Janeiro et Mary Ann Manahan, chercheuse à l’Université de Gand expliquent que le colonialisme vert se construit autour de quatre axes[1] qui utilisent le quasi-consensus mondial de la nécessité de décarboner ou en d’autres mots, de réagir à l’urgence climatique pour reproduire les relations déséquilibrées Nord-Sud :
- Le premier axe soutient que les ressources naturelles sont illimitées et peuvent donc faire l’objet d’une exploitation massive malgré les conséquences dramatiques des pressions extractivistes. Pour donner une couche verte à cette perspective, celleux qui s’alignent à cette idée prétendent que tant que cette exploitation, bien que pesante sur l’équilibre naturel, répond aux besoins de la transition énergétique, elle est légitime. Nous appellerons cet axe : l’axe « delulu »[2] pour des raisons évidentes. Pour illustrer celui-ci, prenons les exemples de la mine de cuivre de Tintaya / Antapaccay[3] au Pérou et la mine d’or de Twangiza en République Démocratique du Congo[4]. Dans le premier exemple, les autorités péruviennes, encouragées et soutenues par des puissantes entreprises occidentales, ici Glencore-Xtrata, autorisent une extraction minière massive qui équivaut simplement à un écocide[5], paradoxalement pour soutenir l’effort à la fabrication des nouvelles technologies sensées soutenir la fameuse transition énergétique. Ce constat se répète dans le second exemple, avec ici un élément accablant de plus. En 2010, l’entreprise Banro, qui exploite la mine d’or de Twangiza, a délocalisé les habitant∙es de 3 villages, vivants sur le site d’exploitation dans la chefferie de Luhwindja du territoire de Mwenga. Celleux-ci ont obtempéré sur base de promesses non tenues (accès à des logements décents, à des services de base, etc.). Résultats ? Les habitant∙es déplacé∙es ont perdu leurs repères sociaux, culturels et économiques. Le nouveau village est isolé, mal équipé (sans eau, sans électricité) et les terres arables sont peu exploitables. De plus, l’eau contaminée de la mine menace les sous-sols…Les célèbres bienfaits de l’extractivisme, n’est-ce pas ?
- Le second axe, lui, se manifeste au travers de ce qu’on appelle le conservationnisme protectionniste. Il s’agit d’une approche qui considère la nature comme un espace sauvage à préserver de toute présence humaine. Ici, on cherche à « conserver » ou mettre sous cloche des zones (parcs naturels, réserves, etc.) pour revenir à un état de nature « pur » sans intervention humaine. Cette approche est défendue sur base de l’idée qu’elle permettrait de continuer à polluer dans les pays de Nord tant que l’on plante des arbres et protège des forêts ailleurs pour compenser. Nous appellerons cet axe, l’axe « paternaliste » ou « de supériorité ». En effet, la vision de cet axe justifie régulièrement l’expulsion de populations autochtones ou locales de leurs territoires, sous prétexte de protéger la nature. Elle repose sur une idée occidentale de la nature comme extérieur à l’humain, alors que dans beaucoup de cultures, la nature est entrelacée avec les sociétés humaines.
- Le troisième axe porte sur « l’utilisation des territoires du Sud global comme décharges pour les déchets toxiques et électroniques des sources d’énergie renouvelables »[6]. Cet axe peut être nommé « la conquête des esprits » pour signifier qu’il s’agit souvent de la face cachée de la transition énergétique. Non seulement l’industrie minière est la plus grande productrice de déchets (solides, liquides, gazeux) au monde mais les technologies au cœur de la transition produisent elles aussi une quantité considérable de déchets, souvent négligée dans les bilans environnementaux officiels. Cette réalité est souvent invisibilisée dans les pays du Nord car les territoires du Sud global servent souvent de poubelles ou zones sacrifiées pour les déchets issus de ces technologies dites « vertes » (panneaux solaires, batteries, éoliennes, etc.). Dans ce contexte, les déchets sont souvent importés illégalement d’Europe et d’Amérique du Nord sous prétexte de matériel « réutilisable ». La décharge d’Agbogbloshie au Ghana est un parfait exemple de ces pratiques de recyclage toxique « externalisé ».
- Le dernier axe ou l’axe du « profit à tout prix » présente le Sud global comme de nouveaux marchés où l’on peut écouler des technologies soi-disant propres, à des prix bien trop élevés, dans un système commercial complètement déséquilibré qui maintient les échanges inéquitables. Finalement, c’est dans cet axe qu’on reconnait bien le bon vieux capitalisme. Bernard Duterme, directeur du Centre Tricontinental, nous rappelle même que nous ne devrions pas être surpris car ça a toujours été l’objectif de l’économie dite verte, à savoir comment continuer à gagner de l’argent tout en ayant un label vert comme simple acquis de conscience. Il le dit clairement : « le capitalisme vert est un oxymore, la quantification de ses impacts écocidaires n’en finit pas de le confirmer »[7].
À la lumière des axes présentés, on discerne désormais la reproduction des mécanismes coloniaux. On comprend que « les nouvelles politiques affichées équitables et durables du Nord global sont empreintes d’une hypocrisie qui laisse intacts les mécanismes de domination, dont les effets aggravent tant les inégalités sociales que les dérèglements écologiques »[8]. Sur fond vert, les politiques de transition énergétique jouent souvent d’effets spéciaux pour nous faire miroiter des changements et ruptures politiques en faveur de l’environnement alors qu’elles perpétuent l’exploitation de ce dernier tout en continuant les pratiques de dominations capitalistes, coloniales et patriarcales.
L’enfer est pavé de bonnes intentions
Le colonialisme vert nous rappelle qu’il ne suffit pas d’avoir des objectifs louables, c’est aussi la manière dont on les met en œuvre qui compte. Sinon, ces mêmes objectifs peuvent finir par être vidés de leur sens, voire contredits par les moyens mobilisés. Le colonialisme vert met en lumière les contradictions flagrantes de certains discours ou concepts écologistes qui ont été récupérés, comme celui de la transition énergétique, désormais largement intégré dans la logique du capitalisme vert. Tout cela souligne l’importance de marquer une distinction claire entre les transformations réelles et les adaptations de façade.
Il semble de plus en plus clair que les solutions à la crise écologique devraient plutôt s’inscrire dans un changement de paradigme, une réelle transition « écosociale » (par soucis de distinction). Duterme définit cette dernière comme « un processus de réélaboration radicale tant du rapport à la nature des sociétés contemporaines que des rapports sociaux, des rationalités politiques et du modèle économique »[9]. La solution commencerait donc par une rupture qui, d’ailleurs, passent nécessairement et d’abord par une action hors du commun, à savoir le remboursement intégral de la dette écologique[10]. Elle impliquerait évidemment d’autres actions complémentaires comme « la restriction draconienne des activités polluantes liées au productivisme et au consumérisme, l’interdiction de toute subsidiation publique des secteurs nuisibles à l’environnement, la régulation drastique des marchés financiers et la sanction de tout placement socialement et écologiquement toxique, […] »[11].
Finalement, comme mentionné en introduction, cette crise peut et devrait devenir une véritable opportunité pour nos sociétés, en particulier la société belge, de se confronter aux fondements du colonialisme, du patriarcat et du capitalisme et de les transformer en profondeur. C’est à ce prix qu’une véritable transition écologique réellement juste et équitable pourra peut-être émerger, une transition en faveur de l’environnement et de l’équité sociale. Il nous revient, en tant que citoyen∙nes, de prendre nos responsabilités : en nous informant pour ne pas être manipulé∙es et en interpellant nos responsables politiques afin qu’ils et elles assument pleinement leur rôle et nous rendent des comptes. À ces dernier∙es, de tous bords politiques, il revient de saisir cette crise comme une opportunité historique de construire un avenir plus juste, non seulement pour les Belges d’aujourd’hui mais aussi pour celleux de demain.
Il existe un proverbe chinois qui déclare que « dans chaque crise, il y a une opportunité », encore faut-il le comprendre et la saisir !
Emmanuel Victor Tshimanga Nendaka.
[1] Bringel, Breno, Miriam Lang, and Mary Ann Manahan. “Colonialisme vert néolibéral vs justice écosociale transformatrice.” Business vert en pays pauvres : points de vue du Sud, vol. 32, CETRI, 2024, p. 32.
[2] Expression contemporaine tirée des réseaux sociaux pour exprimer le terme anglais delusional qui se traduit par délirant ou dans le déni.
[3] Justice et Paix. L’extraction à tout prix ? Zoom sur les mines de cuivre au Pérou. Justice et Paix (Commission Justice et Paix, Belgique), 2025, p.41.
[4] Justice et Paix. Le cri de la terre au Sud‑Kivu. L’extractivisme minier en RD Congo : entre espoir et exploitation. Justice et Paix, 2024, pp. 18-19.
[5] L’écocide désigne la destruction grave, étendue ou durable d’écosystèmes, causée par des actions humaines, qui menace la vie ou l’équilibre de la nature.
[6] Bringel, Breno, Miriam Lang, and Mary Ann Manahan. “Colonialisme vert néolibéral vs justice éco sociale transformatrice.” Business vert en pays pauvres : points de vue du Sud, vol. 32, CETRI, 2024, p. 32.
[7] Ibid, p. 17.
[8] Ibid, p. 10.
[9] Bringel, Breno, Miriam Lang, and Mary Ann Manahan. “Colonialisme vert néolibéral vs justice éco sociale transformatrice.” Business vert en pays pauvres : points de vue du Sud, vol. 32, CETRI, 2024, p. 19.
[10] La dette écologique correspond à ce que les pays du Nord global doivent aux pays du Sud global (ou aux générations futures), du fait de leur surexploitation des ressources naturelles, de leur pollution excessive et de leur responsabilité historique dans les crises écologiques (comme le changement climatique, la déforestation ou l’érosion de la biodiversité).
[11] Bringel, Breno, Miriam Lang, and Mary Ann Manahan. “Colonialisme vert néolibéral vs justice éco sociale transformatrice.” Business vert en pays pauvres : points de vue du Sud, vol. 32, CETRI, 2024, p. 19.