Le bien commun pour préserver la Terre-Mère

La crise climatique à laquelle nous sommes confronté·e·s est aussi une crise sociale, politique et environnementale. Fondamentalement, c’est une manière particulière d’habiter la Terre qui est en question, que le philosophe Malcom Ferdinand a choisi de nommer l’habiter colonial . Prenant racine dans l’expansion coloniale des puissances européennes, relayé par la philosophie des Lumières, exacerbé par le productivisme issu de la Révolution Industrielle, cet habiter colonial presse la Terre et ses peuples comme jamais elle et ils ne l’ont été. Il est grand temps d’en rompre.

« L’habiter colonial comprend deux dimensions très fortes. Il repose initialement sur le défrichage des terres – et s’étend à toutes les formes modernes d’exploitation outrancière des terres »

De la domestication de la nature

L’habiter colonial comprend deux dimensions très fortes. Il repose initialement sur le défrichage des terres – et s’étend à toutes les formes modernes d’exploitation outrancière des terres. Mais il suppose aussi une intervention sur les corps humains et non-humains, massacrés, évincés ou exploités [1]Mediapart, « Penser une écologie décolonisée », 28 novembre 2019 (vidéo). . Il s’agit donc d’une pratique basée sur l’appropriation et la domestication, tant des humain·e·s que de la nature, à des fins de marchandisation et de profit. Cette conception ontologique établit une séparation nette entre l’être humain et la nature, mais aussi entre les humain·e·s, pour justifier d’en exclure une partie du monde vécu.

Cette logique coloniale ne s’est pas tarie, loin de là, avec les processus de décolonisation. Elle trouve son prolongement chaque fois qu’une parcelle de la forêt amazonienne est défrichée pour y planter du soja ou, fait plus paradoxal, qu’un espace est sanctuarisé au détriment des populations indigènes qui l’occupent depuis des générations. La justice, qu’elle soit sociale ou climatique, implique la rupture avec cette logique. Rompre avec l’habiter colonial, c’est alors refuser d’attribuer à la terre une quelconque valeur marchande. C’est aussi réaffirmer qu’elle est avant tout un bien commun, dont dépend la survie de tous les écosystèmes, ce qui comprend l’ensemble de l’humanité.

L’impératif du bien commun

Plus que jamais, la situation climatique nécessite le renversement du modèle de développement hégémonique, qui impose sa quête de profit aux territoires et aux communautés humaines qui y vivent. La situation de nombreux peuples indigènes est éloquente à cet égard. Les pratiques extractivistes, profondément empreintes de colonialisme, ont pour effets d’y piller les ressources naturelles et d’y dégrader l’environnement, mettant en danger les communautés et les territoires sur lesquels elles sont installées.

La résistance de nombre d’entre elles·eux aux pratiques coloniales n’a jamais cessé. Exclues des négociations internationales sur le climat jusqu’à très récemment, les communautés indigènes s’organisent à l’échelle internationale pour réclamer justice. The Anchorage Declaration, produite à l’issue d’un sommet international de représentants de peuples indigènes, affirme par exemple le rôle vital de ces derniers dans la défense et la préservation de la Terre-Mère [2]Alan Jarandilla Nunez, « Mother Earth and climate justice. Indigenous peoples’ perspectives of an alternative development paradigm », Routledge Handbook of Climate Justice, 2019.. Parmi les revendications exprimées, nous trouvons le respect des territoires indigènes, de leurs ressources naturelles, le droit à l’auto-détermination des peuples indigènes.

L’un des enjeux particuliers, pour les communautés locales établies sur un territoire dont elles dépendent, est la reconnaissance de leur propriété collective de l’espace. Sans celle-ci, qui n’est d’ailleurs presque jamais garantie par les États, les entreprises privées ou publiques ont la possibilité d’obtenir des autorisations pour y extraire des ressources, y exploiter les terres, et y détruire les écosystèmes en place (tout en contribuant activement au changement climatique). En cela, la question du bien commun – ou de la propriété collective – est centrale, tant pour la protection des territoires que pour celle des droits des communautés qui les occupent.

Le bien commun renvoie à un régime de propriété commune sur une ressource. Ce régime suppose que la communauté qui la possède décide elle-même de son accès et de son usage. L’analyse d’un régime de propriété à deux composantes : l’efficience (quel régime en permet la gestion la plus adéquate ?) et l’éthique (à qui doit revenir la propriété de cette ressource ?) [3]Jérôme Ballet, « Propriété, biens publics mondiaux, bien(s) commun(s) : une lecture des concepts économiques », Développement durable et territoires, Dossier 10, 2008. . En matière de territoires, il semble légitime de considérer que la meilleure gestion est celle qui doit profiter aux communautés qui y vivent et en dépendent, lorsqu’elle ne nuit pas aux autres. Tant sur les plans de l’efficacité et de l’éthique, la propriété collective du territoire par les communautés locales, qui devient alors un bien commun, paraît en ce sens justifiée. Celles-ci peuvent alors décider collectivement de la gestion d’un territoire et de ses ressources, ce qui inclut également une dimension collaborative avec les autorités publiques (commune, région, pays).

L’exemple du Community Forest Management (CFM)

Le Community Forest Management (CFM) correspond à l’entière gestion d’un territoire et de ses ressources par les communautés qui y sont installées. Au sens large, ce concept s’entend comme une variété de manières d’habiter un territoire, se rejoignant sur un aspect central : l’association entre le territoire et la communauté humaine. Cet ensemble de modes de vie constitue autant d’alternatives à l’habiter colonial, avec pour finalité d’inscrire la communauté dans une relation harmonieuse avec les écosystèmes du territoire, et s’accompagne généralement d’un socle de valeurs fondamentales (coexistence, équité, justice, paix). Il peut s’appliquer à de nombreux peuples indigènes, mais également à d’autres types de communautés tels que des mouvements sociaux ancrés sur un territoire (dont les ZAD, zones occupées par des collectifs citoyens pour protester contre des projets jugés destructeurs, sont un exemple éloquent) ou encore des communautés paysannes.

On estime aujourd’hui à 500 000 le nombre de groupes locaux qui ont un lien avec la gestion communautaire de ressources naturelles sur un territoire, soit entre 8 et 15 millions de personnes dans le monde [4]Friends of the Earth International, « Community Forest Management », 2018.. En Amérique Latine, les communautés locales ont obtenu la propriété ou des droits d’usage reconnus sur plus de 150 millions d’hectares depuis les années 1980, soit environ 20 % de la surface forestière des continents sud-américains et centre-américains. Au Mexique, c’est entre 40 et 70 % des forêts qui sont gérées par différents groupes locaux. Les cadres de cette gestion communautaire sont variables. Il existe par exemple certaines réserves naturelles dont l’usage est régulé par des communautés locales, ou de nombreux territoires sur lesquels des communautés indigènes disposent de titres de propriété communautaire.

Ce mode de vie en association avec le territoire doit être garanti par les différents États, pour être effectif et éviter l’extraction et/ou l’accaparement des ressources naturelles par des entreprises extérieures au territoire. Les droits des communautés locales, notamment indigènes, sur leur territoire sont reconnus dans le droit international par un certain nombre de conventions (Déclaration des Droits des Peuples Indigènes, Convention 169 de International Labour Organisation, Convention sur la diversité biologique, etc.). Cependant, en parallèle de ce droit international, la quasi-totalité des pays continue d’autoriser des projets menaçant les droits des peuples et la nature (exploitation minière, forages pétroliers, autoroutes, tourisme de masse…) [5]Friends of the Earth International, « Essential rights for Community Forest Management », 2020..

Ainsi, tant pour la préservation des ressources naturelles que pour la protection des communautés établies sur les territoires, un certain nombre de conditions doivent être promues et garanties. Elles doivent tout d’abord être internes aux communautés, tant au niveau organisationnel (inclusion des membres dans les instances de décision, valorisation de la diversité biologique et culturelle, etc.) que fonctionnel (transmission des savoirs traditionnels, préservation des traits et pratiques culturels, etc.). Mais ces conditions doivent aussi et surtout être externes, assurées par les États. Le droit à l’auto-détermination des peuples sera le garant de la légitimité des institutions politiques locales, et le droit à un territoire doit inclure l’entière autorité de la communauté sur celui-ci (incluant un titre de propriété collective, un droit à l’accès, au contrôle et à l’usage du territoire, etc.).

Certes, la réunion de ces conditions ne garantit pas, dans l’absolu, que la communauté ne décide d’ouvrir la voie aux prédations environnementales extérieures sur le territoire qu’elle gère. Cependant, la gestion communautaire des territoires à maintes fois fait ses preuves tant pour préserver les espaces naturels que pour permettre aux communautés qui y sont implantées de faire perdurer leurs modes de vie traditionnels. Ou bien d’y expérimenter de nouvelles manières de vivre, en lien étroit et réciproque avec le territoire.

L’ère néo-libérale semble être une forme particulièrement aboutie d’un capitalisme de plus en plus dévastateur, insoutenable même. Face à la logique particulière dont il est issu, que le concept d’habiter colonial semble relativement bien décrire, de nombreuses formes de résistance existent. Les ressources naturelles, et en fin de compte le territoire sur lequel elles se trouvent, sont centrales pour généraliser un nouveau paradigme, créer une contre-hégémonie, et assurer les lendemains de toutes et tous.

Willy Couvert

Notes

Notes
1 Mediapart, « Penser une écologie décolonisée », 28 novembre 2019 (vidéo).
2 Alan Jarandilla Nunez, « Mother Earth and climate justice. Indigenous peoples’ perspectives of an alternative development paradigm », Routledge Handbook of Climate Justice, 2019.
3 Jérôme Ballet, « Propriété, biens publics mondiaux, bien(s) commun(s) : une lecture des concepts économiques », Développement durable et territoires, Dossier 10, 2008.
4 Friends of the Earth International, « Community Forest Management », 2018.
5 Friends of the Earth International, « Essential rights for Community Forest Management », 2020.
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